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GENEVE

  • Alexandre Safran, le dernier grand penseur juif de notre temps

          Alexandre Safran, le dernier grand penseur juif de notre temps
            Hommage au défunt Grand Rabbin de Genève
     

    La réédition en version hébraïque, revue et augmentée, de deux ouvrages majeurs du grand rabbin Alexandre Safran, ancien guide spirituel du judaïsme de Roumanie et actuellement, la plus haute autorité religieuse de Genève, constitue un événement extraordinaire, auquel il faut donner le lustre qui convient. Nos lecteurs ont déjà eu la possibilité de lire dans ces colonnes une présentation de la   vie et de l’œuvre de ce penseur religieux éclairé, solidement ancré dans la foi biblico-talmudique et ouvert aux apports de la culture en général.   Les deux ouvrages présentés ici sont une sorte d’essence du judaïsme, en hébreu Israël we-shorashaw (Israël et ses racines) et une présentation de la kabbale, Huqqat Olam we-razé olam : ha-niglé we-ha-nistar be-hishtalwutam ba-qabbala  (La règle et les mystères de l’univers : histoire du sens obvie et du sens ésotérique dans la kabbale).
    Dans le premier ouvrage qui expose, ainsi qu’on l’a dit, une sorte d’essence du judaïsme religieux, le grand rabbin établit une équation entre le peuple d’Israël, substrat vital   de l’humanité et la terre d’Israël,   archétype intelligible de tout l’univers : c’est l’ancienne thèse talmudique selon laquelle l’univers n’a été créé qu’en faveur d’Israël qui s’était engagé à recevoir et à appliquer les préceptes de la Tora. La mission historique d’Israël consiste à maintenir en vie cette alliance avec Dieu qui, par delà toutes les vicissitudes et toutes les persécutions dont Israël est victime, ne reniera pas cette alliance ni ne rejettera pas à tout jamais son peuple : cette alliance est scellée par la Tora mais elle est aussi présente dans la chair de chaque enfant d’Israël. Si Israël venait à renier Dieu, il se renierait lui-même.
    L’idée d’élection est présentée ici sous la forme de l’altérité absolue : Israël n’est pas un peuple comme les autres, ce qu’i n’implique nullement la moindre idée de supériorité ni de privilège, mais simplement de charge supplémentaire, de responsabilité. Pour quelle raison ce peuple a-t-il connu l’esclavage d’Egypte, redoutable creuset où il s’est forgé une âme mais où il fut proche de la disparition, n’était l’existence d’un dessein divin ? Pour le Grand rabbin Safran le séjour en Egypte est la source, la racine de tous les exils. Israël a souffert en Egypte mais ces souffrances sont des épreuves infligées par amour (yissouré de-‘ahava), comme si Dieu voulait éprouver son peuple, le purifier au moyen   de tant d’infortunes et de coups du sort… On rejoint ici aussi l’ancienne thèse rabbinique qui veut que les Egyptiens n’aient été que l’instrument de la volonté divine, ce qui explique l’interdiction biblique de les haïr. Du reste, la fête de Pessah salue la libération du peuple de l’esclavage mais ne vise pas à se réjouir de la chute de l’Egypte.
    La longue nuit de l’exil (gola) donnera naissance à l’aube de la rédemption ; l’exil, consécutif à la chute du Temple de Jérusalem, a une valeur paradigmatique et se trouve être l’école de la rédemption (gué’oulla), le laboratoire d’où émergera une humanité nouvelle, apte à recevoir la Tora, animée d’une vision et porteuse d’un projet pour tous. Au fond, cet exil renvoie à l’expression biblique du «voilement de la face de Dieu» (hester panim) et s’apparente à une sorte d’éclipse de la divinité. Dans ce contexte précis, le Grand Rabbin s’en réfère aux interprétations du Baalshemtov et de son école : découvrant qu’il est livré à lui-même, l’homme se met en quête de Dieu et, en le retrouvant, se retrouve lui-même : il revient à lui. D’où le nom de teshuva.
    Cette idée de retour qui occupe dans le judaïsme une place centrale (au point de préexister à la création de l’univers qui ne pouvait persister dans l’être sans elle) préfigure   aussi le retour vers Sion et donc vers Jérusalem, berceau de l’humanité qui accepte la Tora. Jérusalem, lieu où l’humain rencontre le divin, ville où Dieu a choisi de faire résider son Nom, insuffle à l’homme la notion de sainteté. Mais même lorsque le peuple juif en est chassé, c’est pour porter ce message aux confins de l’univers afin de l’unifier sous la bannière du Dieu Un. Le Grand Rabbin rappelle opportunément que la cité du roi David ne fut pas divisée entre les douze tribus mais a servi, au contraire, à les réunir et à les fondre en une entité unique : le peuple d’Israël.
    Israël n’en est pas pour autant un peuple de l’espace ; c’est un peuple qui a apporté le monothéisme à l’humanité, c’est-à-dire la présence d’une divinité à la fois immatérielle et omniprésente qui, tout en se manifestant en des lieux déterminés, se situe surtout dans l’éternité et, pour l’homme, dans le temps. Or, le temps paradigmatique d’Israël est le temps du shabbat. Le samedi n’est pas un jour entre les jours, c’est un jour à part : les autres jours de la semaine sont numérotés (le premier jour pour le dimanche, le sixième jour pour le vendredi) seul le shabbat possède un nom en propre… En ce jour   tous les hommes sont placés sur un même niveau, celui de créatures de Dieu. Comme le shabbat est le septième jour de la semaine, il constitue aussi le septième de la vie humaine. Enfin, en ce jour où tout travail est strictement prohibé afin de permettre de se retrouver, d’assister à l’écoulement du temps sans le subir, l’homme juif prend conscience de l’importance cosmique du shabbat, un shabbat de la création (shabbat de-béréshit) qui concerne tous ceux qui en jouissent. Cette journée contient aussi la promesse messianique de l’humanité : en elle création et rédemption se rejoignent, pour reprendre une si belle image de Franz Rosenzweig.
    Le couronnement de ces développements n’est autre que la définition de l’identité juive que le Grand Rabbin place dans l’accomplissement des préceptes divins : on sent poindre une certaine vision mystique (au sens le plus large du terme) : même le juif le plus éloigné da la tradition religieuse se voit réservé l’accomplissement d’une mitswa particulière qui le rapproche de l’ensemble de la communauté dont les membres répondent les uns des les autres…  
    Dans le second ouvrage, consacré à la doctrine ésotérique au sein du judaïsme, le Grand Rabbin Safran évoque dans une première partie l’unité de la kabbale. Dans un chapitre fort riche il présente les relations dialectiques entre la Tora, la tradition et l’histoire. Ces deux derniers éléments fécondent en quelque sorte le premier puisque la Tora orale est un noyau dynamique qui permet d’enrichir l’héritage et de constituer une tradition digne de ce nom, c’est-à-dire porteuse de ce qui constitue le vécu et le penser d’un peuple.   Alors qu’il parle de mystique, l’auteur cite opportunément des passages de l’œuvre de Moïse Maimonide et de Joseph Albo, qui, chacun à sa manière, soulignent l’impossibilité de tout dire, de tout livrer à leurs lecteurs. Ceci vaut d’autant plus du mystique qui recherche l’absolu tout en hésitant à s’engager dans cette voie… On lit aussi des pages pénétrantes sur l’anonymat recherché des auteurs mystiques lesquels se font les porte-paroles zélés mais dépourvus d’orgueil : c’est la tradition qui s’exprime à travers eux, ils s’en font les interprètes dociles et fidèles. En ce sens, ils rejoignent la lignée des rédacteurs anonymes du Talmud qui ont livré la tradition mais non point tous leurs noms à la postérité. L’auteur plaide aussi par une continuité du courant ésotérique qui revêt des formes différentes selon les époques tout en demeurant fondamentalement un.  
    Le discours mystique n’est pas inintelligible, il opte simplement pour un type d’intelligibilité autre que rationnelle. Au lieu de recourir aux concepts et au raisonnement logique la kabbale fait défiler devant nous une série de métaphores, d’images et de paraboles censés s’adresser à d’autres facultés que les seules facultés cognitives de l’individu. En effet, la kabbale entend faciliter pour l’homme l’intelligence de la Tora par la théosophie. A elle seule, cette idée mériterait de très longs développements. Dans une strate du Zohar, la question suivante est posée : qu’est Dieu ? C’est la Tora, telle est la réponse. Cette réplique va bien plus loin que la thèse qui voit en la Tora une suite ininterrompue de Noms divins…
    Nous avons à affaire, on l’aura compris, à un authentique penseur qui ne cherche pas à gérer une érudition remarquable des sources juives anciennes, mais à un véritable érudit désireux d’offrir une vision, un système de la pensée juive dans son ensemble. La revue des titres cités dans la bibliographie et utilisés dans les développements est impressionnante.   Dans les deux volumes, la partie dévolue aux notes et renvois occupe aisément la moitié de l’ensemble. C’est dire combien cette pensée puise aux meilleures sources et évite l’un des écueils les plus graves de toute science du judaïsme, ancienne ou moderne : l’historicisme. Les auteurs des époques les plus diverses se côtoient dans ces ouvrage, rendant à la pensée juive son jaillissement originel et ininterrompu, par delà les nuances des périodes : ainsi, les auteurs précédant le Zohar sont cités aux côtés de cette bible de la kabbale, qui est elle-même évoquée dans les mêmes pages que les auteurs hassidiques des XVIIIe-XIXe siècles.
    Le grand rabbin Safran,   ce grand penseur de notre temps, a choisi la méthode synthétique et non la démarche historienne. Tout bien considéré, c’est le sens de l’adage talmudique, ellu we-ellu divré Elohim hayyim.  Ces propos ci et ces propos là sont du Dieu vivant…
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