Le Guide des égarés de Maimonide : un dialogue exemplaire des cultures ?
Le Guide des égarés de Maimonide : un dialogue exemplaire des cultures ?
Maimonide est loin d’être une figure simple ou univoque dans l’histoire de la philosophie. On se pose toujours la question de sa double attirance, un peu contradictoire, même si, de manière organique mais non conceptuelle, cet homme, animé d’une foi profonde, a toujours cru en Dieu, en le Dieu biblique, celui d’Abraham, et non en celui d’Aristote intégralement. C’est cette double affiliation qui a posé problème et a poussé certains esprits religieux à vouloir l’annexer à leur camp, exclusivement. Maimonide a poussé très loin l’ouverture d’esprit et la tolérance à l’égard de ceux qui pensent autrement, croient autrement et prient autrement.
Pour un esprit religieux, le dialogue des cultures signifie que l’on peut vraiment accéder à la Transcendance de façon spécifique. Il n’y a pas d’exclusivité dans ce domaine. Mais cette liberté de la pensée n’est pas le bien commun de toute l’humanité ; elle présuppose une grande culture, une érudition non négligeable. L’intellect humain produit les mêmes conclusions si on l’applique correctement et sans préjugés.
Maimonide a excellé dans cette pratique qui consiste à chercher la vérité philosophique là où elle se trouve, sans distinction de race ni de religion. Le grand maître médiéval reconnait aussi, cependant, que cet effort exégétique n’est pas à la portée de tous. Pour ne pas mêler les genres ni favoriser le moindre syncrétisme, il a aménagé un espace pour ce qu’il nomme la religion populaire, destinée à éclairer ceux qui constituent la foule des ignorants. Je souligne que le terme n’est pas de moi, mais bien de Maimonide.
Qu’entendons nous par culture et aussi par dialogue ? Et surtout quels sont les rapports entre culture et religion ? C’est un vase sujet mais l’opinion générale considère, d’une certaine manière, que la culture est la fille de la relit gon et que cette dernière est la première éducatrice du genre humain. C’est ce que les meilleurs commentateurs de Maimonide comme Moïse de Narbonne ( 1300-1362), ont imputé à Averroès qui a soigneusement balisé le domaine des relations entre la raison et la révélation.
En disant que la culture et le religion ont des points communs sans jamais se confondre totalement, Maimonide a suivi de manière déterminée une sorte d’équilibre instable : il a admis une conception philosophique de la Révélation, pour faire place au savoir prophétique, aux miracles. à toute la législation biblique. Or, il est de notoriété publique que c’est la raison et son caractère universel qui vous donnent accès à la culture, c’est-à-dire à une méthodologie favorisant l’émergence de l’esprit scientifique. Nous mettons là le doigt sur le point le plus faible du système philosophique de l’auteur : comment passons nous, avec un tel système hybride, de la révélation à la raison, sans faire violence aux textes révélés ni les solliciter. C’est)-à-dire non pas ce qi’ils dirent mais ce qu’on veut leur faire dire. Cette attitude très critiquable dessert la doctrine que l’on veut promouvoir et ne rend pas service à la cause défendue. Nous tenons avec la fin du premier volume du Guide des égarés, un excellent exemple de ce que Maimonide réprouve et il nous le dit explicitement dans ce même Guide des égarés. Il fait le procès d’une école philosophique arabe de son temps, les mulakmimoiun ; en d’autres termes les partisans de la théologie rationnel en islam . Maimonide, en adepte connu de la philosophie gréco-arabe de son temps, fustige ces théologiens qui se faisaient forts de démontrer de façon apodictique l’adventicité de l l’univers. Maimonide souligne que ces théologiens n’ont rien démontré du tout et que leur tournure d’espoir menaçait même les autres parties du système philosophico-théologique, en affaiblissant les saines démonstrations de l’existence divine. En croyant bien faire, ces penseurs causaient du tort à ce qu’ils entendaient défendre en raison de prémisses non vérifiées.
Je n’entre pas ici dans les détails car je l’ai fait dans mes ouvrages sur cette question :je me contente de dire que Maimonide refuse la voie de la facilité en matière de vérité et de foi religieuses. Il ne reprend pas à son compte de tels développements, mais pour ne pas inquiéter le gens qui ne peuvent pas aborder ces démonstrations compliquées, il rappelle que seules les élites peuvent les aborder correctement. Cette attitude peut contrarier certains lecteurs de l’auteur, et je les comprends car une doctrine religieuse doit prendre en compte la globalité de l’enseignement religieux, et non une partie de cet ensemble.
En rejetant pour les raisons mentionnées plus haut les conclusions des moutakalimoun, Maimonide adopte une attitude plus positive lorsqu’il parle de toutes ces autres sources philosophiques arabes dont les prémisses le satisfont pleinement : en l’occurrence All Farabi, Avicenne et ibn Bada, auxquels il faut ajouter des médecins-philosophes comme ibn Tufayl, l’auteur du merveilleux comte philosophique du Hayy ibn Yaqtan. Je souligne que c’es dans cette épître que nous trouvons la première critique rationnelle de la notion même de révélation. Contrairement aux sages chrétiens de l’époque qui n’étaient pas des locuteurs de la langue arabe, Maimonide a pu intégrer cette avancée philosophique majeure dans son Guide des égarés . Il fallut attendre un bon siècle pour qu’une traduction latrine de cette épître si instructive fût disponible...
Et ce fait signe l’attitude de Maimonide profondément positive à l’ égard du dialogue des cultures... On sait que dans sa vie personnelle, Maimonide aurait pu arguer de l’intolérance de l’islam contemporain pour rejeter tout apport à la pensée de ce côté-là... En effet, à deux reprises, il échappa à la conversion forcée : au moment où toute la famille dut quitte successivement Cordoue et Fès, et enfin sur place en E Égypte où il fut accusé d’avoir abjuré l’islam pour revenir à sa religion d’origine, le judaïsme.
Et il a alors frôlé la peine de mort... En raison de cette grave accusation, Maimonide aurait pu rejeter tout dialogue avec l’islam et s’en tenir aux douces traditionnelles juives. Il n’a pas requeté ce qu’il avait appris dans ce difficile dialogue avec une autre culture que le sienne. Son système philosophique s’appuie sur des thèses empruntées à l’hellénisme tardif, en vogue chez les penseurs arabes de son temps. Même son Guide... a été écrit en arabe avec des caractères hébraïses. A travers ces textes arabes, Maimonide accédait aussi aux richesses culturelles de la tradition gréco-arabe. En effet, lorsque l’islam fit son apparition en Orient, quelques sources chrétiennes, comme par exemple, les moines nestoriens, ont traduit du grec en arabe des textes très utiles dans les domaines de la théologie et de la philosophie. En s’inspirant de ces sources désormais accessibles an arabe, Maimonide a prouvé don grand intérêt pour les transferts culturels et l’adoption des cultures autres que l l’autarcie. Ce rejet de ‘l’autarcie est capital. Les échanges culturels ne peuvent qu’être enrichissants. Je n’ai pas la place ici de passer en revue les différentes rubriques comme l’exégèse allégorique (tawiil) de la Bible, , les règles herméneutiques et la métaphysique.
Un exemple qui en vaut tant d’autres : pour désigner Dieu, l’être d’existence nécessaire, qui ne dépend de rien d’autre que de lui-même ; on a eu recours cette expression hébraïque, traduite de l’ahane : l’être d’existence nécessaire (mehuyyav ha métsiout. Et son contraire, efchar ha métisuout, l’être d’existence possible... Un spécialiste égyptien de la philosophie arabe a dit un jour que la philosophie médiévale juive n’était qu’un sous produit de la culture arabe de son temps.
Avec un peu d’élégance, je dirais que Maimonide a amplement marqué son temps en transmettant son intérêt pour la culture des autres, pour le penser et le vécu des autres dans des domaines très sensible, ceux de la philosophie et de la théologie. Il a donc, par son action, conjuré le danger de l’autarcie intellectuelle : une pensée, repliée sur elle-même, rejetant tout apport externe est synonyme de régression, au mieux de stagnation.
Pour finir, Maimonide a donné lui-même l’exemple puisqu’il priait en hébreu, pensait en grec et écrivait en arabe (avec des phonèmes hébraïses.