Gilles Bernheim, une personnalité complexe…
Quel que soit le sens qu’on voudra lui donner, ce douloureux épisode aura durablement marque l’actualité en France, en Israël et dans de très nombreux pays et laissera des traces dans l’histoire religieuse.. Mais c’est ici, en France, dans la communauté juive et bien au- delà que l’incrédulité, voire la stupeur, ont été les plus fortes. Je veux le dire d’emblée : je connais bien et estime le grand rabbin Gilles Bernheim, j’ai fait partie de ceux qui l’ont, jadis aidé à s’élever dans la hiérarchie rabbinique pour accéder enfin au rang suprême de guide spirituel du judaïsme français. Mais j’ajoute aussitôt qu’il n’est pas question de défendre l’indéfendable ni de justifier l’injustifiable. L’intéressé lui-même ne s’y est guère risqué. Je veux simplement, par ces quelques lignes, proposer un approfondissement, une compréhension un peu moins rapide et surtout moins superficielle de cet événement traumatisant pour nous tous.
Un constat s’impose d’emblée : après un bref moment de surprise, Gilles Bernheim a reconnu les faits, n’a jamais sérieusement tenté de repousser les accusations de ses adversaires. Le reste est sur la place publique : la pression médiatique et un certain nombre d’autres manœuvres ont contribué au dénouement que chacun connaît : le grand rabbin Bernheim a renoncé à sa charge de guide spirituel du judaïsme français. Il n’a pas seulement fait une confession, il s’est aussi livré à un acte de contrition, faisant preuve d’humilité et de résignation. C’est le mystère et la grandeur de la teshuva.
Comment en sommes nous arrivés là ? Comme tant d’autres personnes, j’ai cru et crois encore en Gilles Bernheim, sans toutefois méconnaître la gravité des faits qui lui furent reprochés. Je veux simplement dire que le vrai Gilles Bernheim, celui qui a courageusement relevé le défi, en se présentant au grand rabbinat de France, existe et que les moments d’égarement qui l’ont conduit à ces dérapages ne sauraient oblitérer tout le reste. Il faut juger et appréhender cet dans sa totalité. Et j’ajouterai en reprenant une phrase d’Ernest Renan : je ne sacrifie la critique de cet homme à l’amitié que j’éprouve pour lui. ET nous sommes fondés à le faire car il n’a jamais été question de le déchoir de sa dignité grand’ rabbinique.
Les faits incontestables sont là : il fut l’aumônier des étudiants juifs, il a aidé des milliers de jeunes et de moins jeunes à se retrouver, à découvrir le sens profond de leur appartenance religieuse, dispensant unn enseignement de qualité depuis une bonne trentaine d’années à tous ceux qui voulaient l’écouter. Et il l’a toujours fait bénévolement. Il a puissamment contribué à apaiser les relations entre une identité juive ouverte et lucide, et ce qu’il y a de meilleur dans la culture européenne. Dans une certaine mesure, il a repris le mot d’ordre d’un autre guide spirituel du XIXe siècle allemand, Samson-Raphaël Hirsch (1808-1888), l’auteur des Dix-épîtres sur le judaïsme (Altona, 1836 ; Le Cerf, 1986) qui avait remis à l’ordre du jour un vieil adage talmudique selon lequel il est bon d’unir la culture à l’étude de la Tora… Yaféh talmud Tora im dérékh éréts. Mais ses véritables maîtres à penser étaient des sages hassidiques dont la piété profonde et l’humilité légendaire lui ont servi d’exemple.
Certes, il n’avait pas que des amis mais même ses adversaires l’ont toujours respecté, reconnaissant en lui un homme de foi et de savoir pour lequel la spiritualité d’Israël n’avait rien à craindre des études scientifiques ni de la spéculation philosophique. Je me souviens personnellement de sa participation à nos côtés à des colloques et à des conférences sur le philosophe-théologien Moïse Maimonide (1138-1204). Les interventions de Gilles Bernheim étaient toujours marquées au coin du bon sens et d’une profonde empathie avec cet auteur. La première fois que j’ai travaillé avec, ce fut en 1983, lors de la présentation à l’ENIO de l’Autobiographie de Salomon Maimon, parue chez Berg International… Et parmi l’auditoire se trouvaient des personnalités aussi prestigieuses que Roger Fauroux et David Kessler…
Il est vrai que certaines fois, je veux dire en d’autres occasions, des franges plus ou moins importantes de l’auditoire, avaient du mal à le suivre. Mais même ces gens avaient la gentillesse d’expliquer ce fait par leur capacité d’assimilation bien réduite, comparée à la profondeur des développements de l’orateur… Gilles Bernheim a donc été durant des décennies un maître, un bon rabbin et un guide sur lequel on peut toujours s’appuyer.
Alors que lui est il arrivé ? Comment s’explique la commission de tels manquements qu’il est le premier à reconnaître et pour lesquels il a publiquement pardon ? Pour comprendre, il faut diviser l’existence de Gilles Bernheim en deux parties : avant son élection au grand rabbinat de France et après son élection à ce poste éminent. Etait-il prêt à affronter notre société hyper médiatisé, et une arène consistoriale réputée difficile où chacun lutte sans merci pour jouir ne fût-ce que d’un quart d’heure de médiatisation ? Fallait-il occuper cette fonction de représentation alors qu’on a passé plusieurs décennies à penser en intellectuel pur, plongé dans un univers conceptuel éthérique ? Ces dernières années, les difficultés du grand rabbin au sein même de l’institution étaient un secret de polichinelle; certaines querelles de préséance plutôt récurrentes empoisonnaient l’atmosphère, provoquant ce que j’appelle une fuite en avant, la volonté irraisonné de prendre l’avantage par des moyens peu choisis… Pourtant, les statuts de l’institution sont clairs et univoques : tout doit être mis en œuvre pour faciliter la tâche du grand rabbin… Mais les institutions sont ce que les hommes veulent bien en faire.
Peut-être aurait-il dû rester l’aumônier des étudiants qu’il a toujours voulu être. Je me souviens de mes longues discussions avec lui afin de le convaincre de devenir le rabbin d la grande synagogue, sise rue de la Victoire…
Ces derniers mois, Gilles Bernheim a (imprudemment ?) sauté dans une arène encore plus redoutable, celle des grands débats dits sociétaux, s’exposant ainsi à des ripostes qui se sont révélées fatales. Cette participation à des débats nationaux très passionnés fut risquée. Mais quand on agit, on se fait inéluctablement des adversaires, on risque de déplaire. Et Gilles Bernheim a fait preuve de courage, que l’on admettre ou rejette ses prises de position. Partant, la notoriété acquise au cours de ces débats qui divisent si profondément notre pays, a considérablement accru le nombre de ses ennemis. L’homme que je connais et apprécie depuis plus de trente ans, n’était pas préparé à cela, on ne lui avait jamais expliqué ce qu’il a lui-même décrit comme un «lynchage médiatique», même si, je dois le répéter, il a commis de graves manquements.
Mais pourront-ils, doivent-ils, nous faire oublier tous les aspects positifs du travail pastoral de cet homme ? Pour ma part, je crois en une sorte de mitigation des peines : la grâce dispensatrice de bienfaits doit tempérer la rigueur implacable du jugement. Gilles Bernheim conserve encore beaucoup de partisans, d’admirateurs et d’amis sincères tant au sein de la communauté juive qu’à l’extérieur de celle-ci.
En prenant du champ, il a préservé la fonction, une fonction qu’il n’aurait peut être jamais dû briguer.
Mais je souhaite donner à toute cette attitude une dimension en rapport notre spiritualité et notre éthique juives, ce qui n’a pas été fait à ce jour.
La tradition juive enseigne que D-, voulant procéder à la création du monde, a d’abord songé à y faire régner une justice implacable, pulvérisant tout sur son passage et n’hésitant pas à détruire les êtres que leur nature même éloigne d’une rigoureuse justice. C’eut été le règne sans partage de l’attribut du jugement, en hébreu middat ha-din. Le Saint béni soit il a compris qu’il fallait procéder autrement et jeta son dévolu sur l’attribut de miséricorde, middat ha-rahamim, seul apte à maintenir le monde en état de fonctionner et de subsister dans l’être. Le roi Salomon auquel sont attribués le livre des Proverbes et de l’Ecclésiaste a dit dans sa sagesse que nul homme n’est infaillible (eyn ish asher lo yéhétah) et que l’amour couvre (oblitère) toutes les fautes… (al kol pesha’im tekhassé ahava).
Le monde latin a lui aussi un adage d’une grande sévérité : fiat justicia, pereat mundus ! (Que la justice soit, le monde dut-il en périr. Les rabbins disent eux aussi, dans cette même veine : ikkov ha-din et ha-har (la règle religieuse transpercera, s’il le faut, la montagne…
Le jour de Kippour, jour du grand pardon et de la rémission de nos péchés, nous répétons au moins trois fois cette magnifique phrase du prophète: celui qui dissimule ses péchés ne réussira pas, mais celui qui les confesse et s’en éloigne sera gracié (mekhassé pecha ‘aw lo yatsliyah u-modé we-‘ozev yerouham…
Il faut prier le Seigneur afin qu’il guide nos décisions dans des cas très difficiles : si D- en personne avait siégé, quelle décision aura-t-il prise ? Lui-même dit dans le livre du Lévitique we-hitgadalti we-hitkadashti, d’après la traduction de La Pléiade : Je me montrerai grand et saint…
Une décision authentiquement juive devrait s’inspirer d’un si haut exemple fait de rigueur et d’amour, mais il est vrai que la justice humaine est à la justice divine, ce que la justice militaire est à la justice civile.