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Erri de Luca, la profonde sensibilité juive d'un écrivain non-juif: ET IL DIT

La profonde sensibilité juive d’un écrivain non-juif, Erri de Luca. Son livre : ET IL DIT

La littérature est là pour nous faire oublier les vicissitudes du temps présent. Elle nous transporte dans l’imaginaire d’écrivains qui nous parlent de tout autre chose, décrivent sous nos yeux un univers différent, celui de leurs rêves, de leurs évasions et de leur espérance. C’est pourquoi ce matin au lieu de parler des aléas de la vie politique, j’ai jugé bon de rendre compte d’un petit livre savoureux, intitulé ET IL DIT, écrit par un excellent auteur italien, Erri de Luca. Cette fois encore, c’est M. Claude Sarfati qui me l’a fait découvrir : grâce lui en soit rendu…

De quoi s’agit-il ? D’un midrash sur le livre de l’Exode, de la réception par Moïse du Décalogue, le tout intimement mêlé à un épisode étrange de l’histoire biblique, le chapitre XXII du livre de la Genèse, la ligature d’Isaac que des esprits incultes traduisent par le sacrifice d’Isaac. En fait, tout ce chapitre étrange est justement une mise en scène qui vise à faire faire à l’humanité croyante un gigantesque pas en avant, à savoir le remplacement du sacrifice humain par un culte sacrificiel qui recourt à l’immolation d’animaux. Et non plus d’êtres humaines : il ne faut donc jamais parler de sacrifice qui n’eut pas lieu et qui aurait contredit à la promesse divine d’accorder au patriarche Abraham une nombreuse descendance, mais de ligature, destinée à tester, à éprouver la foi d’Abraham, une foi inébranlable en Dieu. Erri de Luca parle d’ailleurs d’un des dix commandements qui interdit l’homicide, même judiciaire, la condamnation à mort prononcée par un tribunal.

Passant en revue chaque ligne de ces dix commandements, l’auteur fait une remarque qui ne semble pas avoir été soulevée par d’autres avant lui, c’est la forme de l’impératif hébraïque au masculin et jamais au féminin. Par exemple, pour le tu ne tueras pas, le texte hébraïque (et je rends hommage aux traductions de l’hébreu de cet auteur, elles sont excellentes) dit LO TIRTSAH et non LO TIRTSEHI : et ceci vaut pour tous les autres commandements ! On  pourra en déduire ce qu’on voudra, mais c’est une trouvaille exégétique, un hiddoush pour reprendre l’expression traditionnelle. Ou peut-être considérait on que la femme n’était pas encore un sujet moral autonome, demeurée soumise à son père ou à son époux..

En fait cet auteur non-juif qui est animé d’une très profonde sensibilité juive, a écrit un beau midrash que ne renieraient pas même les plus grands maîtres de la tradition juive. Si j’étais un kabbaliste et si je croyais en la transmigration des âmes (guilgoul ha-neshamot), je dirais que  son âme est grosse d’une autre âme juive, ou en comporte des étincelles provenant d’une vie antérieure, comme dirait le fondateur de la kabbale de Safed, Isaac Louria.  J’ai rarement lu un si beau texte, si proche de l’exégèse traditionnelle, sans aucune visée christianisante ni prosélytisme.  Certes, on voit apparaître le Galiléen, allusion transparente à l’humanisme religieux de Jésus qui défend la femme adultère, condamné à mort par le tribunal. Mais le nom lui-même n’est jamais ciét. En bref, un auteur qui nous accompagne jusqu’au pied du Mont Sinaï mais qui, comme il le dit lui-même, à la fois avec solennité et humour, descend à l’avant-dernière station…

L’épilogue tient en deux textes aux titres clairs :  Adieu au Sinaï et en Marge du campement. On pourrait exprimer cela en hébreu rabbinique pour définir quelqu’un qui est justement hors du campement : mé-houts la-mahané moshavo, i.e. il est à l’extérieur, il n’est pas concerné.

Pas concerné, peut-être, mais profondément touché ! Je reviens au Décalogue. De Luca propose des traductions assez originales, presque littéralistes mais novatrices. Le commandement généralement traduit par Respecte ou honore ton père et ta mère est traduit d’une manière qui serre de très près le terme hébraïque KABBED : donne du poids ! Ce n’est pas mal, il fallait y penser.

On sait que la Tora écrite ne dit pas tout et que la Tora orale entend justement combler, remplir les interstices laissés par elle. Imagine t on l’état physique et psychologique d’un Moïse rejoignant son peuple après une absence de 40 jours, sans s’être alimenté ? Un homme n’ayant plus que la peau sur les os, les lèvres scellées l’une à l’autre par la soif, le corps déshydraté, les yeux brûlés par un soleil de plomb, incapable de parler, de se mouvoir, ni même de reconnaître ceux qui l’entourent…… C’est ce que décrit Erri de Luca avec bonheur. Or, la Tora se contente de citer deux ou trois versets lapidaires pour évoquer cette situation.  De Luca fait pour Moïse ce que  le luthérien danois Sören Kierkegaard avait fait, vers 1945, pour Abraham dans Crainte et tremblement… Les deux complètent le texte biblique, les deux écrivent un midrash…

Ensuite, ensuite de Luca reprend l’expression biblique décrivant l’inscription des commandements en lettres de feu à l’aide du doigt divin.. Il parle aussi des femmes, de leurs taches ménagères, de leur fabrication de la vie en donnant les enfants, etc… On se souvient que le Midrash rabba du livre de l’Exode signale que même les servantes les plus jeunes du peuple d’Israël ont perçu une vision prophétique, le jour de la théophanie, bien supérieure à ce que devaient percevoir les plus grands prophètes ultérieurs, Isaïe, Jérémie et Ezéchiel…

Ce qui est frappant avec cet auteur italien, c’est qu’il a lu ces textes et en a épousé les contours sans jamais en trahir l’esprit. Ceux qui nous font l’honneur de nous lire perçoivent bien des pointes critiques de nos propos mais chez cet homme on n’en trouve guère.

Je cherchais le mot, le voici, il a une empathie juive assez incroyable sans être lui-même juif. Il glorifie les fils d’Israël sans en être un lui-même.

Voyez comment il réécrit, à la lumière de la tradition, l’histoire de Moïse et notamment son mariage avec Tsippora que l’Italien traduit par… hirondelle ! Au fond, Tsippora vient de Tsippor qui désigne l’oiseau et est un substantif hébreu du féminin. Quant au beau-père, le fameux Jethro auquel la Bible donne aussi d’autres noms, l’Italien s’en tire par une pirouette : dans le désert, dit il avec ironie, mieux vaut avoir plusieurs identités !

Le trait le plus original de ce livret qui se lit en quelques heures, de ravissement et d’enchantement, est d’avoir mêlé intimement le chapitre XXII de la Genèse (Akédat Ytshaq) au chapitre XX de l’Exode (Mattan Tora). Ce sont deux points culminants de la spiritualité juive. Certes, ce ne fut pas Abraham mais Moïse qui reçut le Décalogue et les tables de la loi mais le patriarche fut le vrai découvreur du monothéisme hébraïque puisque la Bible parle bien d’Abraham l’Hébreu (Abraham ha-ivri).

La méthode de Erri de Luca ressemble à s’y méprendre à celle du midrash qui se libère des contraintes de l’histoire et de la chronologie. Il a aussi le mérite inestimable de s’identifier à l’approche traditionnelle, ce qui est extraordinaire pour un non adepte du judaïsme. Il souscrit à la vision biblique de l’Egypte ancienne, un empire du mal qui réduisait les réfugiés venus chez lui pour survivre, ainsi que tous ses voisins, à l’état d’esclaves. Or, ceci n’est corroboré par aucun témoignage scripturaire ni épigraphique d’aucune sorte. D’un autre côté, on peut tout de même s’interroger sur la nationalité et le statut social de ces milliers d’ouvriers sur le site des pyramides et dont on a retrouvé des ossements dans la fameuse vallée des rois.

Une dernière remarque : les juifs se sont toujours plaint d’une attitude hostile à leur égard et d’une déformation, d’une caricature de leur histoire (et cela remonte même à Manéthon, le bibliothécaire d’Alexandrie). Et ceux qui prenaient leur défense étaient souvent, très souvent issus de leurs rangs ou d’ascendance juive.
Avec Erri de Luca, cet écueil est évité puisqu’il descend à l’avant-dernière station. Juste avant la loi du Sinaï……

Lisez ce beau livre d’Erri de Luca !

Maurice-Ruben HAYOUN in TDG du 28 mai 2014

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