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Franz Rosenzweig, Les Bâtisseurs. De la loi. A Martin Buber

Les bâtisseurs, A Martin BUBER

                                                          De la loi

Pour Monsieur Elie CHETRIT qui est lui aussi, à sa façon, un bâtisseur.

Tous tes fils seront des disciples de Dieu et grande sera la paix de tes fils (Isaïe 54 ;13). Ne lis pas banayikh, tes fils mais plutôt bonayikh, tes bâtisseurs.

Très estimé ami,

En lisant vos Discours sur le judaïsme, je m’étonne de voir qu’ils forment aujourd’hui un petit recueil de toute une décennie et que vous êtes devenu le héraut et le défenseur de nos générations, la mienne autant que la suivante. Dans le vif débat dans lequel une première lecture de ces Discours  a entraîné nos pensée, on pouvait perdre de vue ce fait ; mais en les parcourant de nouveau à tête reposée, sans en faire une lecture objective mais avec, comment dire, une certaine excitation autobiographique, il nous apparaît alors clairement que ce sont là nos propres mots que vous avez été le premier à prononcer.

Comme le montre l’introduction, vous avez été vous aussi sous l’emprise d’une rétrospective autobiographique en relisant  globalement ces huit discours. Non pas dans l’esprit d’une rétrospective historique  car vous n’aviez pas encore le recul nécessaire, ni par rapport à vous même ni par rapport aux Discours en question. Il s’agit plutôt  d’un examen personnel du passé à l’aune du présent et en vue de l’avenir. Vous savez combien je me sens justement proche de l’auteur de cette introduction. En la lisant pour la première fois il y a quelques mois, j’accueillis en toute bonne foi l’assurance que votre état d’esprit actuel à partir duquel vous vous penchiez sur le chemin parcouru ne représentait pour vous qu’une  clarification et non pas une conversion. C’est seulement ayant maintenant ces paroles en mémoire que je procède à une relecture de vos propos d’alors et que je comprends comment vous avez pu dire ce que vous avez dit et que vous êtes le seul à pouvoir le faire. C’est que la parole ne demeure pas l’apanage exclusif  de son auteur ; celui auquel elle s’adresse, celui qui l’entend et ceux qui la relèvent, tous ceux là  en deviennent les copropriétaires. La fortune que cette parole connaît auprès de ces personnes est bien la leur, voire même bien plus que ce qu’entendait son auteur originel en la prononçant. Or, pour les auditeurs et les lecteurs de ces Discours, cette nouvelle introduction résonne plus comme une conversion que comme une simple clarification. A vos yeux, il ne s’agissait que d’une clarification car vous êtes resté le même, mais pour vos paroles il s’agissait bien d’une conversion, une authentique métamorphose.

                                            Les bâtisseurs, A Martin BUBER

                                                          De la loi

Pour Monsieur Elie CHETRIT qui est lui aussi, à sa façon, un bâtisseur.

Tous tes fils seront des disciples de Dieu et grande sera la paix de tes fils (Isaïe 54 ;13). Ne lis pas banayikh, tes fils mais plutôt bonayikh, tes bâtisseurs.

 

Puisque vos paroles sont quitté l’horizon brumeux du discours indirect pour revêtir enfin un clarté  de l’immédiat, que vous n’êtes plus contraint d’invoquer l’esprit ni de tenir compte de l’absolu, si vous voulez nommer celui qui est évidemment l’esprit et l’absolu, mais uniquement dans la mesure où il est et qui, en réalité, veut être nommé de la même manière que l’on s’adresse à lui, car, «tel son nom, ainsi sa gloire»,  alors vous parlez à d’autres auditeurs, même si ce sont les mêmes qui  vous suivent  depuis quelque temps déjà. Car c’est une autre corde de l’âme de vos auditeurs qui vibre en prenant connaissance de vos paroles renouvelées. Même celui qui vous écoute ne peut plus être  celui qui réussit comme vous à passer du médiat à l’immédiat. Mais avoir de nouveaux auditeurs implique toujours une nouvelle exigence, ce qui veut dire que le maître subit lui-même, en fin de compte, une métamorphose du simple fait d’être en contact avec ses élèves. A tout le moins, il doit se préparer à la métamorphose de ses paroles, à défaut de la sienne propre. Et c’est justement le périmètre de son enseignement qui, de l’extérieur, est conscient de cette métamorphose qui l’a lui-même presque épargné et qui lui a pourtant valu l’afflux de ces nouveaux disciples. C’est que le changement ne devient vraiment réel qu’en affectant l’intégralité de l’enseignement.

Vous savez bien de quoi je veux parler. Il s’agit d’un sujet qui revient sans cesse dans les huit discours au point de devenir le principal thème du huitième. Dans les Discours plus ancien, la question de la loi n’apparaît que par le désir de parvenir à l’exhaustivité. Mais c’est dans les deux derniers Discours que cette question a gagné en actualité, à tout le moins pour vos auditeurs, à défaut de vous même. A la fin, elle refait surface aux côtés d’un problème jumeau, celui de la doctrine (Tora), sous les feux d’une question d’ actualité, à savoir : que devons nous faire ? Mais alors que cette même question  a connu jusqu’ici un développement visible, au point que la réponse va de soi au moment même où la question atteint sa sa forme la plus accomplie, le problème de la loi, quant à lui, ne semble guère se poser en 1919 autrement que dix ans plus tôt en 1909. Cette disparité de traitement  m’encourage à vous demander de soumettre la question à un nouvel examen. Et si hic et nunc une simple clarification théorique vous paraît s’imposer, eh bien, on fera avec. C’est que dans cette affaire, je ne parle pas moi-même en connaissance de cause mais comme un homme en quête de  l’objectif et des meilleurs  moyens  de l’atteindre.

Cette évolution là que j’ai cru percevoir à travers le concept de la doctrine (Tora) s’effectue dans ce que vous nommez le judaïsme invisible. Au début, cela semble être un concept  déterminé, une notion bien délimitée au plan littéraire, un peu comme on oppose le prophétisme à la loi, les hassidism aux mitnagdim[1]. Mais dans les autres Discours, cela devient, sauf erreur de ma part, un réseau électrique de plus en plus ramifié qui accompagne, pourrait-on croire, le supraterrestre partout dans l’abîme. Mais dans le dernier Discours, sous le regard flamboyant de cette question d’actualité, la situation n’est plus la même ; les courants visibles ne se distinguent plus de ceux qui sont souterrains et toute la question est désarmais de savoir si la main qui cherche à y puiser va réussir à en  atteindre le fond. Car c’est bien ainsi que vous décrivez la tâche de nos études juives, à savoir que rien, absolument rien de ce qui est juif ne doit plus leur être étranger. Et ici les distinctions entre l’essentiel et l’inessentiel dont on nous a rebattu les oreilles tout au long du XIXe siècle n’ont plus cours. Car même dans l’inessentiel nous devons encore mettre au jour l’essence occulte de l’inessentiel et en accepter l’essentiel, tel qu’il se présente à nous dans la réalité de la vie juive. Il revêt la même importance que l’inessentiel et il n’est pas rare qu’il la lui emprunte. Et s’il semble que pour cet enseignement l’essentiel et l’inessentiel se mélangent au point que toutes les différences internes disparaissent devant ce «cela aussi», pour la reconnaissance duquel le libéralisme a combattu, et pas seulement lui, mais aussi les doctrines morales et philosophiques des siècles anciens, eh bien ils renvoient à présent à un nouveau critère de sélection grâce auquel l’infinie matière à étudier peut redevenir une partie de la doctrine (Tora), voici un principe qui est bien plus fiable que toux ceux qu’on a tenté d’ériger, car il ne fait pas vraiment partie de la matière à étudier ; ce n’est pas du tout un principe mais une force vive. Car c’est bien ce que cela signifie lorsque vous exigez d’un étudiant qu’il s’investisse personnellement dans ce qu’il fait, qu’il devienne lui-même un maillon supplémentaire dans la chaîne de la tradition, en somme qu’il effectue un choix non point dicté par sa volonté mais par ses capacités. Tout ce que nous autres étudiants absorbons de ce savoir accumulé au cours des siècles malgré ses contradictions apparentes et surtout bien réelles,  s’incorpore pour nous à la doctrine. Nous ignorons au préalable ce qui fait partie ou ne fait pas partie de la doctrine juive, et lorsque quelqu’un décide de nous le dire, alors nous détournons notre regard avec défiance et contrariété. Et de la fameuse histoire sur Hillel et le prosélyte qui est citée ad nauseam, nous retenons l’ironie moqueuse du Sage et nous nous en tenons non pas à ses premières mais à ses dernières paroles :(zil gmor : va apprendre).. La doctrine cesse ainsi d’être du cognoscible, au sens d’un objet, d’une matière ; certes, la matière demande à être assimilée et apprise, elle le doit même dans un sens plus large, comme cela fut exigé non seulement par les représentants du «judaïsme se tenant sur un seul pied[2]» mais aussi plus largement encore par la science classique de l’ancienne école. Car les «ouvrages extérieurs» (les Apocryphes)  situés au delà de notre champ de vision, et la «littérature féminine» d’une moindre dignité  en comparaison de ce savoir classique, font désormais partie de la matière à  maîtriser  et jouissent du même statut qu’elle. Mais tout ce cognoscible et tout ce qu’il faut connaître ne sont pas encore du savoir et toute cette matière à enseigner et à apprendre ne constitue pas encore la doctrine.  La doctrine commence là où la matière cesse d’en être  une et se transforme en force, une force vive qui accroit elle-même la matière, même quand il ne s’agit que d’un terme des plus modestes, et fait de cette infinité présumée de la matière une vérité.  Le chemin menant à la doctrine, à tout le moins la voie royale, la seule que l’on puisse conseiller à celui qui nous pose la question, avec bonne conscience et la perspective avérée qu’il finira par la trouver, passe par le cognoscible, mais le problème est que la doctrine n’est pas une chose cognoscible, elle reste toujours quelque chose à venir ; et la question de celui qui la pose aujourd’hui est peut-être  déjà une partie de la réponse qui sera donnée demain à quelqu’un d’autre et constituera sûrement le mot le plus important de la réponse apportée au questionneur d’aujourd’hui. Non, la doctrine n’est pas quelque chose de cognoscible, elle est simplement à toi et à moi et forme ce que nous savons.

Donc, si vous arrachez la doctrine à ces quelques concepts fondamentaux auxquels une pompeuse indigence l’avait réduite au XXe siècle, ce siècle ne fut pas le premier à agir de la sorte mais c’est bien lui qui y procéda avec méthode et quelque succès non négligeable, et si vous nous avez sauvé du danger immédiat consistant à croire que notre façon spirituelle d’être des juifs dépendait de la question de savoir si nous étions en mesure de devenir ou non des kantiens, alors il est d’autant plus étrange qu’immédiatement après nous avoir montré ce chemin libérateur conduisant à la nouvelle doctrine, vous tentez d’apporter une réponse à l’autre aspect de la question «que devons nous faire ?», oui,  il est d’autant plus étrange que vous mettiez aux fers cette loi et nous avec, comme le fit le XIXe siècle aussi bien pour la loi que pour la doctrine elle-même. Car ce que vous admettez ici comme le représentant légitime  de la loi afin de vous mesurer à elle et  de lui tourner le dos après cette confrontation stérile, à laquelle on pouvait d’ailleurs s’attendre, et de nous renvoyer, nous les auteurs de la question, à une prise de connaissance révérencielle et qui n’apporte ni ne modifie rien à nos personnes, qui serait notre seul et unique devoir, est-ce bien cela la loi juive, cette loi plurimillénaire,  apprise et enseignée, au quotidien et même les jours de deuil, mesquine et sublime, sobre et imbibée de légendes, entourée des bougies à la maison mais aussi cernée par les flammes des bûchers ? Une plantation qu’Akiba a entouré d’une haie protectrice arrachée par Aher (Elisée ben Abouya)[3], le berceau d’où Spinoza a jailli, l’échelle sur laquelle le Baalshemtob a grimpé, cette loi qui s’élève sans cesse plus haut et jamais atteinte, et pourtant constamment à même d’inspirer une vie juive et  de redonner des couleurs à des visages juifs.

Ici aussi, ces contorsions en forme de slogans ne firent pas leur première apparition au XIXe siècle ; tout comme les slogans auxquels le libéralisme des réformateurs a tenté de confiner l’esprit juif, même les raisons dont l’homme-Israël de Hirsch[4] a voulu faire découler la loi peuvent se prévaloir d’une longue lignée de précurseurs ; mais ce fut tout d’abord Hirsch et ses sectateurs qui ont tenté  de bâtir le judaïsme sur des fondements aussi minces; a-t-on jamais vu précédemment un juif dire qu’il tient à la loi et que celle-ci le tient du seul fait qu’elle fut imposée par Dieu à Israël au Sinaï ?  Bien évidemment, si on lui posait la question, cette motivation serait celle qui s’imposerait en tout premier lieu à sa conscience et même les philosophes, ces penseurs professionnels, ont toujours volontiers proposé une telle réponse. Et comme depuis l’époque de Mendelssohn, l’ensemble de notre peuple a dû se soumettre à la torture de ce questionnement vraiment pénible, faisant que la raison d’être juif revenait véritablement à marcher sur des œufs, il était grand temps qu’apparût enfin un maçon apte à construire un mur d’enceinte à l’aide de toute cette pierraille, derrière lequel ce peuple assailli de questions put se  réfugier. Mais pour le juif qui vivait sans toutes ces questions, ce fondement juridique de la loi n’était qu’un argument parmi d’autres et certainement pas le plus fort. Evidemment, la Tora, tant écrite qu’orale, avait été remise à Moïse au Sinaï, mais ne fut elle pas créée avant l’univers ? Avec des lettres de feu noir sur un support de feu blanc ? Et ne fut-ce pas à son intention que l’univers fut créé ? Et Seth, le fils d’Adam, n’a t il pas ouvert la première maison d’étude où elle fut enseignée ? Et les patriarches ne l’ont ils pas appliquée près d’un demi millénaire avant le Sinaï ? et lorsqu’elle fut enfin donnée au Sinaï ne comprenait elle pas les soixante-dix langues du monde ? Ne renfermait elle pas dans  ses six cent treize commandements, un chiffre qui se moque par avance de toute tentative de dénombrer l’indénombrable, et un chiffre qui équivaut pourtant à la valeur numérique cumulée des deux premiers commandements entendus de la bouche même de la Bravoure (guevoura) et du terme Tora, mais qui est aussi la somme des jours de l’année et  des os du corps humain[5] : cette Tora ne renferme-t-elle pas dans ce chiffre tout ce que la sagacité des générations ultérieures allait découvrir dans ses couronnes[6] et ses fioritures surmontant les lettres, allant même jusqu’à faire honte à Moïse notre Maître ? Absolument tout cela, jusques et y compris toutes les trouvailles exégétiques futures, à la portée  de chaque disciple  assez doué pour le faire ? Et Israël est censé à avoir tenu à cette même Tora, à cette loi, en raison de ce seul «fait excluant toute tromperie», à savoir que les six cent mille présents au Sinaï avaient perçu la voix de Dieu ? Certes, on peut l’admettre pour cette raison mais aussi pour bien d’autres que nous avons déjà mentionnées, et notamment pour celle qui milite en faveur de la contemporanéité de la Tora : les âmes des générations futures étaient présentes avec les six cent mille au Sinaï et perçurent elles aussi ce qu’ils avaient perçu. Pour la conscience juive à laquelle ne pose pas de question et qui d’ailleurs n‘en pose guère, tout ceci à la même valeur factuelle que le reste et inversement.

Non, après nous avoir dit votre façon de voir, la limitation préconisée par l’orthodoxie est aussi peu fondée à nous éloigner de la loi que celle invoquée par le libéralisme, pas plus qu’elle ne peut changer la place de            la doctrine. Le judaïsme renferme bien ces limitations mais pas en tant que telles. On peut aussi peu liquider la loi en disant oui ou non à une théorie historique de son origine ou à son contraire faisant autorité mais dépourvu de base juridique, à l’instar de l’orthodoxie d e Hirsch qui en fait  le fondement solide d’un édifice, certes fort mais laid en dépit de tout son faste ; il en va de même de la doctrine qui n’est guère détruite par un oui ou un non à la pseudo-théorie logique de l’unité divine ou la pseudo-éthique de l’amour du prochain, toutes choses avec lesquelles Geiger a tenté de repeindre la façade professionnelle et familiale des juifs émancipés : une pseudo-histoire, un pseudo-corpus juridique., une pseudo-logique et une pseudo-éthique. Car un miracle n’est pas une histoire, un peuple n’est pas une affaire juridique, le martyre n’est pas  un problème mathématique  tandis que l’amour ne relève pas du social. Tout au contraire, il s’agit bien de loi et de doctrine : un chemin ne peut nous conduire tant vers l’un que vers l’autre  que dans la mesure où nous savons que nous sommes au début du chemin et que c’est à nous qu’il incombe de faire le premier pas.

Alors quel est, ici, le chemin menant à la doctrine ? C’est un chemin qui  parcourait tout le domaine du cognoscible,  de part en part et qui ne se contentait pas de quelques postes élevés d’observation, oui un chemin où les générations précédentes n’ont pas jugé utile de s’y frayer une voie, et qui même si quelqu’un l’avait exploré dans sa totalité , n’en aurait pas eu le droit de prétendre avoir atteint l’objectif. Mais un tel homme n’aurait que le droit de dire qu’il a pu mesurer le chemin à parcourir, et que, pour lui aussi, le chemin va encore plus loin, dans une impasse. Mais pour quelle raison le chemin s’arrête-t-il ainsi ?  Existe –t-il un chemin qui ne mène nulle part ? Mais quel est donc l’avantage de celui qui a déjà parcouru le chemin sur celui qui va juste tenter le saut dont il ne pourra pas se dispenser ? Cela tient à peu de chose et qui ne mérite pas une telle astreinte selon l’opinion des hommes alors que pour nous cela en vaut bien la peine. Seul ce détour à la fois pénible et sans raison par le judaïsme cognoscible nous fournit la certitude que le saut final permettant de quitter ce que je peux savoir pour arriver à ce que je dois absolument et nécessairement savoir, est vraiment le chemin menant à la doctrine, à la doctrine juive.  Une telle nécessité ne s’impose absolument pas aux autres peuples. L’homme issu des nations de la terre n’enseigne, quand il enseigne, qu’à son peuple et pour lui, même lorsqu’il n’a pas étudié. Et tout ce qu’il dispense dans son enseignement demeure la propriété de son peuple. Car ces peuples ne disposent que d’un visage en cours d’évolution, à chacun le sien : aucun ne s’est vu attribuer une apparence dès le giron maternel de la nature. C’est pour cette raison que ses grands hommes sont d’abord des créateurs avant de devenir les siens. Mais notre peuple  a eu, lui, un destin tout autre, lui qui fut le seul à ne pas devoir sa naissance au même moule matriciel qui a généré les autres nations, mais qui, fait absolument sans précédent, fut «extrait  du sein d’un autre peuple»[7]. Même la naissance fut dans ce contexte un grand moment de l’existence, sa simple présence était déjà intimement mêlée à sa destination. Comme ce fut le cas du prophète : avant que d’être formé il était connu. C’est pour cela que seul en fait partie celui qui se souvient de cette origine déterminante ; on peut dire pour cette raison que quelqu’un quitte ce peuple lorsqu’il refuse ou n’est pas en mesure de «citer une parole au nom de son auteur[8]», ce qui lui permet à lui-même ainsi qu’à cet auteur de s’insérer dans cette chaîne d’or de la tradition. Donc, pour ce peuple l’apprentissage de ce qui est cognoscible est la condition sine qua non pour laquelle la doctrine du non su devient sa doctrine et que ses grands hommes commencent d’abord par être les siens avant d’être des créateurs.

Tout ce qu’on vient de dire s’applique aussi à l’action et à la loi. A cette différence près que ce qui doit être fait et ce qui ne le doit pas mais demeure à faire ne peut pas être su comme lorsqu’il s’agit de la science, mais demande simplement à être accompli. Mais si l’on fait abstraction de cette grave  différence, le schéma est le même. Comme ce fut le cas pour tout ce qui peut être su, ici aussi le chemin nous conduit à travers tout ce qui est susceptible d’être fait. Et le domaine de ce qui est faisable est considérablement élargi en comparaison des devoirs propres à l’orthodoxie. Car il n’existe plus ici, comme dans le domaine doctrinal, de différence rigide entre l’essentiel et ce qui ne l’est pas, à l’instar de ce que le libéralisme avait l’intention de faire,  à savoir la séparation entre l’interdit et le permis, comme l’orthodoxie d’Europe occidentale du XIXe siècle l’avait développé, certes non sans une certaine hiérarchie et une efficacité pratique qui voulait le doter d’une forme. Dans ce contexte la ligne frontière tracée entre le permis et l’interdit avait délimité un espace juif au sein même de la vie ; ce qui se trouvait à l’extérieur de cette ligne, le non-juif, était juridiquement permis ; ce qui se trouvait à l’intérieur était juif avec ses commandements positifs et négatifs. On pouvait, tout en observant rigoureusement les normes en vigueur au sein du domaine en question, procéder à des déplacements de frontières, suivant la méthode dite du hétter qui consiste à déduire le permis de l’interdit lui-même ; en soi, cela rappelle cette coïncidence de la ligne frontière entre le permis et l’interdit avec l’autre démarcation, juif non juif, qui a toujours été valide dans un certain sens et justifiée en profondeur, mais qui ne fut érigé en système que par l’époque moderne. C’est tout à fait subsidiairement, seulement là où la survie de la communauté juive était menacée, c’est seulement dans de tels cas que les temps anciens ont opté pour ce déplacement de frontières, dans l’esprit indiqué et en tant que complément absolument nécessaire. Cette option ne devint constitutive qu’aux temps modernes lorsque la pérennité de la doctrine fut remise en question de manière permanente. L’avenir n’a plus besoin de recourir à une telle frontière, ni à une telle méthode ni à une telle différenciation. De même qu’il y avait si peu d’ inessentiel dans la doctrine depuis le commencement, ainsi existait il peu de choses permises dans la loi. Ce fut justement ce que l’orthodoxie avait fondamentalement libéré qui devait recevoir une forme juive. Dans l’espace situé à l’extérieur de cette ligne frontière apparaît le minhag (la coutume), l’usage, ainsi que le sens, ta’am, c’est-à-dire quelque chose de positif en lieu et place d’un permis négatif ;  là où se trouvait une communauté juive, il en allait toujours ainsi. Mais si l’on adoptait officiellement vis à vis de ce fait, du minhag notamment, une attitude critique ou légèrement ironique, alors ce phénomène finissait par devenir une affaire bien plus sérieuse. Plus aucun domaine de l’existence ne pouvait être abandonné. Je vais citer une illustration de ces deux possibilités : là où l’on adopte les règles alimentaires juives , le respect des innombrables cartes culinaires transmises oralement de mère à fille devaient tenir compte strictement de la séparation des aliments carnés et des aliments laitiers ; et l’homme qui , le jour du sabbat ne décachette aucune lettre d’affaires, ne saurait en prendre connaissance ce jour là même si quelqu’un d’autre l’ouvrait à sa place. Partout, on doit conférer à l’usage et à la coutume le même rang et la même intangibilité.  Et ceci vaut aussi de la loi.

Et ce domaine aussi, même au sein de cette délimitation, n’est pas épargné par le fait qu’il n’a plus à se prémunir contre ce qui relève seulement du permis. A ce qui est permis faisait déjà face ce qui était interdit essentiellement. Même à la prière on avait, en quelque sorte, apposé un sceau négatif ; l’expression classique pour signifier que l’on a fait son devoir et qui s’énonce ainsi : s’acquitter de son obligation, recevait ici une interprétation inquiétante qu’elle ne pouvait pas avoir puisque le départ du domaine du permis ne pouvait que mener vers un autre devoir qu’on devait immédiatement assumer si tout autour du domaine délimité du devoir juif se trouvait l’empire d’un permis juif dépourvu de forme. Mais de même qu’au sein de la doctrine, lorsque l’inessentiel devient pour nous essentiel,  l’essentiel prend lui-même la coloration de l’inessentiel, ainsi une fois que l’usage a contracté la dignité de la loi, alors la loi devient partie prenante de la positivité de la coutume. Ce n’est plus le commandement négatif qui détermine son aspect, mais bien un commandement positif. Le commandement négatif revêt une certaine positivité même lorsqu’on s’abstient de l’accomplir. On respecte les interdictions de travailler le sabbat par égard pour le commandement de se reposer ce jour là ; en s’abstenant de consommer des mets interdits, on éprouve aussi la joie de continuer à rester juif tout en jouissant des plaisirs sensuels de la vie quotidienne ouverts à tous ; on agit donc même s’abstenant.

La ligne frontière est donc abolie puisque ces deux mondes, celui de l’interdit juif et celui du permis non juif fusionnent. Il n’existe plus de contiguïté entre l’action juive et l’action non juive. ; ici comme ailleurs la forme de la tradition nous environne, partout une grande liberté nous sourit. Le domaine du faisable ne fait plus qu’un. En lui la forme se trouve scellée qui, même lorsqu’elle échoue, n’en est pas moins considérée comme une liberté, une permission d’agir, par celui qu’elle enveloppe ; en lui se trouve aussi la liberté qui même là où elle a cours n’en fonde pas moins une forme et un commandement d’agir. Mais dans ce même domaine de l’action se trouve aussi l’exclusion des femmes de la communauté, une mesure ordonnée par la loi mais qui n’est pas considérée d’un point de vue négatif mais par ce qu’elle a de positif, à savoir le visage viril de la communauté, ou plus métaphoriquement, son côté à la fois publique et combattif ; il y a aussi la hiérarchie au sein du foyer et que les mœurs confèrent à la femme , acceptées par l’homme et dont il témoigne chaque veille de sabbat en récitant le chapitre biblique[9] qui lui rend un vibrant hommage . Dans ce même domaine se trouve aussi l’interdiction des images qu’on ne doit pas comprendre selon ce qu’elle supprime mais selon ce qu’elle apporte et conforte : le sentiment du caractère incomparable de l’Un ; il faut aussi tout autant tenir compte de ce tissu multicolore et interminable de mélodies, tissé au fil des siècles autour de l’Invisible et de son culte. Il y aussi cette stricte séparation d’avec les nations, une séparation que la loi applique même dans les détails les plus infimes de la vie quotidienne, mais même cela ne doit pas être considéré sous l’aspect d’une exclusion extérieure mais bien comme un rassemblement interne ; n’oublions pas la loi historique de l’assimilation à laquelle dans la vie parmi les nations aucune autre loi n’est aussi subordonnée, de manière passive ou active, comme le messianisme. Ces deux éléments sont toujours aussi contraignants l’un que l’autre, ils lient et délient avec la même autorité. Le domaine de l’action reste toujours un.

Il nous faut cependant bien reconnaître que cet élargissement unificateur de l’action juive n’a vraiment rien réglé. Tout ce qui est faisable ou reste à faire n’en devient pas pour autant un fait. Tout ce qui est prescrit ou reste à prescrire ne constitue pas encore une prescription. Un commandement, oui un commandement qui, à la minute même, où il est perçu et se transforme en fait, c’est bien ce que la loi doit redevenir. Il faut qu’elle retrouve son actualité que tous les grands moments de l’histoire juive ont considéré comme l’unique garantie de sa pérennité. A l’instar de la doctrine, il lui faut savoir qu’elle prend son départ là où son contenu cesse d’en être un et se transforme en force, en notre force. Une force vive qui accroit la matière autour d’elle-même .  Un individu peut vouloir faire tout ce qui est en son pouvoir, eh bien il n’aura absolument pas accompli la loi en tant que commandement ; oui un commandement qu’il se doit d’accomplir car il ne peut pas s’en abstenir. Comme le disait rabbi Akiba dans sa fameuse allégorie des poissons[10]. En fin de compte, là aussi, cela ne dépend pas de notre volonté mais de nos moyens. Ici aussi, c’est le tri qui compte, opéré par nos facultés, sans le concours de la volonté, dans l’abondance, c’est lui qui revêt une importance cruciale. Ce tri, ce choix ne peut qu’être strictement individuel, car il n’est guère soumis à la volonté et ne dépend que de nos  moyens Certes, une loi générale peut donner des instructions à la volonté, mais nos capacités portent en soi leur propre loi. Il y a les miennes, les tiennes, et les siennes mais tous ne peuvent pas bâtir là dessus, seuls nos moyens  sont en mesure de le faire. Est ce qu’on peut en faire peu ou beaucoup, est –ce qu’on peut tout simplement faire quelque chose, est de peu de poids comparé à l’incontournable exigence de ne faire que ce que nos propres forces nous permettent de faire. De même que savoir tout ce qui peut être su n’est pas encore la sagesse, ainsi  faire tout ce qu’il est possible de faire ne constitue pas encore un fait. Le fait bondit – encore un bond !-  à la frontière du purement faisable, là où la voix du commandement en l’espace d’un instant fait voler l’étincelle de «je dois» vers «je peux.» la loi s’édifie à partir de  ces commandements là et d’eux seuls.

Et voici que le devenir de la loi est  de nouveau soumis à notre assentiment, remis entre nos mains. Comme ce fut le cas pour la doctrine, nul n’est habilité à venir nous dire par avance ce qu’il en est de cette affaire ou ce qu’il n’en est pas. Nous ne sommes pas autorisés à vouloir le savoir par avance, quand bien même nous l’aurions pu. Nous ne saurions anticiper, sans notre volonté ni notre savoir, le choix de nos moyens qui ne dépendent ni de l’une ni de l’autre ; ce qu’ il nous est permis de savoir par avance, c’est le domaine de ce qu’il est possible de faire,  ce que nous sommes en droit de souhaiter, c’est que notre acte trouve sa place dans ce domaine car s’il la trouve, cela ne dépend pas de nous, dans la mesure où nous avons un savoir et une volonté. Et dans la mesure où c’est bien le cas, nous donnons à notre savoir et à notre volonté cette orientation et cette sphère. Rien ne peut nous garantir qu’une véritable action, en surgissant, sera juive, oui juive, et peu importe si elle va trouver sa place dans ce domaine du faisable ou seulement hors de ses limites. Si tel était le cas, alors les frontières s’en trouveront agrandies. Que cela se produise à l’intérieur ou à l’extérieur de l’ancienne frontière n’a guère d’importance, dans les deux cas nous avons affaire à une loi nouvelle, à notre loi actuelle qui est désormais ainsi prescrite et qui est, justement pour cette raison, la loi. Et conformément à ce que ses nouveaux gardiens nous reprochaient, c’est justement cet aspect de loi qui nous manquait ou dont nous étions autorisés à déplorer l’absence, à savoir que l’ancienne ne pouvait aussi être une nouvelle loi. C’est justement cette absence de modernité qui fut constatée lorsque à travers cette ligne frontière mentionnée, la vie d’aujourd’hui porte le label du «permis». Mais ceci privait la loi de son caractère actuel. Oubliée la surpuissante hardiesse des anciens commentateurs qui, dans leur approche paradoxale, firent dire à Moïse dans le Deutéronome au sujet de la génération qui ne fut pas présente au pied du Sinaï ; ce n’est pas avec nos pères que Dieu a scellé cette alliance, mais avec nous, nous tous qui sommes vivants ici… Nous devons tenir tête à cette hardiesse. Pour nous cette frontière intérieure s’est estompée, et il doit bien en exister une autre ; car chaque action qui ne trouve pas sa place dans la loi telle que nous la connaissons aujourd’hui, ne saurait élargir ses frontières, de même que chacune de nos connaissances ne saurait faire partie de la doctrine ; nous ne pouvons pas savoir si cela ne va pas se produire. Nous ne connaissons pas cette frontière et nous ignorons jusqu’où nous pouvons repousser les piquets  de la tente de la Tora et laquelle de nos actions est en mesure de le faire. Mais nous pouvons tenir pour certain que cela puisse se faire et que nous puissions le faire ; car comment pourrait on maintenir quelque chose dehors, à la longue ? La frontière deviendrait alors ce qu’elle ne devrait pas devenir : rigide et bien identifiée ; à l’instar de celle qui nous submerge à force de séparer le permis de l’interdit.; oui, elle serait redevenue une frontière intérieure sans qu’on s’en aperçoive et aurait ravi à notre action son héritage le plus noble, à savoir que nous avons seulement besoin d’être des enfants pour devenir des bâtisseurs.

Mais la formule talmudique qui clôt chaque séance d’étude ne nous pose t elle pas une question des plus difficiles ? A nous, précisément ! Sommes nous encore des fils, pouvons nous le redevenir ? Ne sommes nous pas ici en présence de la distinction la plus inquiétante entre la doctrine et la loi ? A savoir, qu’il nous est permis de faire amende honorable lorsqu’il s’agit de la première car il s’agit d’un simple revirement de la conscience, une sorte d’examen de soi-même ; quant à la seconde, c’est-à-dire à la loi, aucun retour n’est possible car il ne s’agit plus de conscience mais d’un acte en soi or l’action n’est pas compatible avec un retour en arrière, elle ne peut que progresser, aller de l’avant ; si elle regarde en arrière, alors elle ne s’en trouve pas approfondie comme c’est le cas pour la science ; si c’est le cas, on a alors affaire, pour le dire poliment, à des rêveries romantiques, ou, si on veut être plus direct, à un mensonge. Et au plus dangereux qui soit, le mensonge réellement commis. Le mensonge proféré peut être aisément réparé, on peut tout simplement le retirer mais il en va tout autrement de l’acte qu’on ne peut pas annuler. Je ne souhaite pas amoindrir la gravité de cette question qui constitue l’arrière-plan de tout ce que j’ai déjà dit. Je veux dire ceci : si on en accentue la gravité , et si on ajoute quelque chose même là où elle ne perçoit aucun danger, alors on peut dire qu’on y a déjà répondu. Je veux dire que je ne crois pas au caractère inoffensif d’un revirement de la conscience. Une épidémie spirituelle, ce qu’est tout romantisme en réalité, ne peut être éradiquée en en détruisant le foyer. En fait, les conséquences d’un mensonge oral sont aussi peu neutralisées que celles  d’un acte mensonger. Le chemin de la pensée est aussi peu une marche à reculons que celui de l’action. La pensée met elle aussi un pas devant l’autre. La vie de l’esprit a ceci de particulier qu’elle peut sans courir de danger regarder en arrière ou le faire concrètement lorsque cela lui est bénéfique. L’introspection peut devenir un suicide spirituel.  Mais quand avons nous affaire à tel  cas de figure plutôt qu’ à tel autre ?

La vie de l’esprit est un processus si scrupuleux que sa nature même le conduit à isoler ce qui est mort ; et c’est uniquement à ce prix que le renouveau lui est accordé. Chaque naissance coûte une mort. Sous certaines conditions, les cadavres continuent à être charriés encore longtemps par le courant. Mais comme le courant de l’esprit n’observe pas une vitesse égale dans toutes ses parties, mais qu’il y a toujours des vagues qui sont en avance tandis que d’autres ne suivent que lentement, alors il est bon pour la santé et pour le bon équilibre de l’ensemble que, de temps en temps, ceux qui sont en avance sur les autres, jettent un regard en arrière et attendent les retardataires. C’est bien ce qui s’appelle un examen de conscience, un retour sur soi, tant pour les individus que pour des ensembles spirituels.  Mais ce regard jeté en arrière comporte le danger suivant : on ne distingue plus entre ces cadavres charriés par le courant et les vivants qui n’avancent que plus lentement et possèdent une plus grande proximité à leur source. Et l’on attend les morts en pensant que ce sont eux les vivants. La conséquence est que le fleuve est embouteillé par les corps morts que l’on prenait pour des vivants et se change en marais.  Il devient alors vital pour l’esprit, qu’il soit spectateur ou acteur, de pouvoir, au cours de ces rétrospectives, distinguer instinctivement et sans jamais se tromper, entre ce qui est déjà mort et ce qui est encore en vie. La rénovation artificielle de structures politiques vieillies n’est pas plus risquée que celle d’une foi défunte.. Voici un exemple concernant le premier point : les songes récurrents d’une nuit d’été de Frédéric-Guillaume IV, par opposition à la réintroduction dans le droit anglais de cette notion de cour de justice  avec un jury dans l’Europe du siècle précédent. En guise d’illustration du second point on pourrait alléguer les tentatives à la Wotan de certains milieux allemands de tendance völkisch, par opposition, de nouveau, à la prise en compte de la vieille foi populaire sous une forme déjà prise lors du combat contre une foi étrangère, comme cela s’était produit lors de la redécouverte, d’une part, de la légende et, d’autre part , de la fable par la culture allemande du XIXe siècle.

Le danger est donc le même et menace autant le savoir que l’action, bien que cette virtualité soit identique.  Elle tient à ce que je viens de désigner comme l’instinct permettant de faire le départ entre le mort et le vivant. Cet instinct peut commettre des erreurs mais celles ci menacent rarement la vie des peuples car cette rétrospective, ce regard en arrière, ne prend que très rarement la forme d’une nécessité vitale. Il en est autrement de notre peuple. Sa vie à lui n’est pas un long fleuve tranquille comme c’est le cas des autres. Notre anhistoricité, ou pour m’exprimer plus positivement, notre éternité nous permet de vivre à chaque instant tous les moments de notre histoire. Le regard jeté en arrière, le rattrapage  des retardataires constitue pour nous une nécessité vitale en permanence alors que pour les autres peuples, cette nécessité ne se fait sentir qu’à certains moments de leur histoire. Evidemment pour cette nécessité vitale il nous faut pouvoir vivre au sein de notre éternité. C’est pour cette raison que pour se prémunir contre ce danger il nous faut une protection bien plus forte que celle requise par les autres peuples qui ne doivent faire face à ce risque qu’épisodiquement. Pour nous, cette protection instinctive doit s’entourer d’une sécurité nettement plus forte . ces mesures de sécurité tiennent à ce que je nommais plus haut et avec insistance, l’ultime recours : nos propres moyens. L’installation d’une telle instance d’appel, d’un tel recours, pourrait passer pour une frivolité suprême, s’il ne s’agissait d’une chose de la plus haute importance. C’est avec une profonde gravité que le Midrash a réinterprété le libre consentement d’Israël à la parole divine «sous» le Sinaï, en une contrainte, une contrainte imposée par Dieu : il a brandi la montagne comme un tonneau au dessus de leurs têtes jusqu’à ce qu’ils donnent leur accord.. nous devons faire tout ce qui est en notre pouvoir pour écarter tous les obstacles ; nous pouvons, nous devons libérer nos facultés. Mais l’ultime décision a été retirée à notre volonté pour être confiée à nos  moyens.

Certes, nos facultés peuvent agir mais elles ne peuvent plus se déterminer autrement ; elles se sont muées en devoir, en l’impossibilité d’agir autrement. Aucun instinct scrutateur et intelligent  n’est chargé en nous de lutter contre les dangers du regard jeté en arrière, c’est notre être intégral qui en fait son affaire. Ce qui revient en fin de compte à s’en remettre à ce pouvoir. De même que tout notre être fait face à chaque instant à l’acceptation de cet impératif du retour, contrairement aux autres peuples dont seules quelques parties sont confrontées à ce problème, dans certaines circonstances historiques, ainsi ce consentement doit donc impliquer l’intégralité de notre être. La décision prise par nos facultés ne saurait se tromper car dans ce contexte elle n’ont rien à décider mais doivent seulement obéir. C’est justement pour cette raison que personne ne saurait adresser  de remontrances à son voisin bien que chacun doive et puisse enseigner son prochain.

Ce qu’un individu sait, il est le seul à le savoir ; la voix de son être propre à laquelle il est tenu d’obéir, n’est perçue que par sa seule oreille. En outre, nul ne sait si l’inertie de l’autre n’est pas plus au service de la doctrine et de la loi que ne l’est une action personnelle. La seule chose que nous sachions, c’est que cette possibilité de pouvoir nous est offerte à tous. Car ce qui représente aux yeux des peuples une tâche rare et difficile,  en l’occurrence cette façon de se tourner vers le passé au moment même où le fleuve de la vie poursuit sa progression, car ils ne sont que des partenaires occasionnels et temporaires, et le plus souvent lors d’événements les plus marquants et les plus solennels de l’assemblée des nations, comme faisant partie de la chaîne des générations, alors que pour nous c’est le sentiment profond de la vie tant de la communauté que de l’individu ; et c’est le sentiment d’être les enfants des pères et les grands parents des petits fils. C’est pour cela que nous avons l’espoir de nous retrouver un jour d’une certaine manière dans chaque parole et dans chaque action ; nous espérons aussi que notre parole et notre action ne resteront pas lettre morte pour nos petits enfants. Car, comme l’écrit la Bible, nous sommes des «enfants» et la tradition interprète ainsi : des «bâtisseurs».

 J’ai dit ce que j’avais à dire. Vous l’ai-je dit ? Dans la mesure où je me suis référé à votre Discours qui m’a incité à prendre la parole pour exprimer aujourd’hui des choses que je ne comptais pas évoquer de sitôt mais seulement après une plus riche expérience de la vie, mais que je ne pus remettre à plus tard ; oui, dans cette mesure, je suis certain d’avoir atteint mon objectif. Mais que vous précisément, vous qui nous avez ouvert une nouvelle  perspective sur la Tora, refusiez de considérer ce que nous pousse à aller de l’autre côté,  je me refuse à y croire. Je n’avais pas le droit de faire plus que d’attirer votre attention sur ce qui se passe en nous, je n’avais vraiment pas le droit de le vouloir, surtout en raison de ce que je pense. J’ai donc bon espoir que mes propos seront acceptés par vous, les yeux ouverts, car c’est à vous qu’ils s’adressent ; et je dis  vos yeux plus que vos oreilles. Mais une autre considération m’oppresse d’avantage. Je n’ai pas parlé en mon seul nom, cela aurait été présomptueux et serait allé à l’encontre du contenu que je veux exposer. Mais je serais incapable de désigner par un nom ce «nous» pour qui je m’exprime. Ils ne sont pas peu nombreux ceux que je connais et qui en font partie, mais plus encore ceux que je ne connais pas. Pourtant, j’ai aussi parlé au nom de ceux-là. La discussion est désormais ouverte et j’espère qu’elle ne connaîtra plus de repos, qu’elle se poursuivra plus avec des actes et des personnes vivantes qu’avec des mots, notamment parmi  ces nous que j’ai eu l’audace de réunir dans ce nous. Puissent mes paroles qui ouvrent cette discussion et se limitent à cette simple ouverture susciter un écho dans celles des autres. La premier mot n’a été prononcé que dans un seul but : susciter le dernier. Et ce nous prématuré de ma part retrouvera le silence dans le dernier mot.

 

Traduit de l’allemand et annoté par Maurice-Ruben HAYOUN

 

 



[1]  Les premiers e voulaient les dévots du Baalshemtob et les seconds, les opposants à sa doctrine.

[2]  Il s’agit de l’anecdote suivante qui prouve que la question de l’essence du judaïsme remonte au judaïsme antique et ne date pas du Moyen Age (XIV-XVe siècles)  ni du XIXe siècle allemand : un païen vient voir le sage Hillel, réputé pour sa gesse et son infinie patience, et lui demande de contracter tout l’enseignement du judaïsme en un très bref instant, le temps de se tenir debout sur une seule jambe (‘al réguel ahat)…  Alors que ce païen avait été chassé par l’ombrageux Shammaï, Hillel sut résumer toute l’éthique juive en une seule phrase : ce qui est haïssable à tes yeux, ne le fais pas à ton prochain.. Hillel ajouta : c’est la quintessence de la Tora, va apprendre !. Hillel voulait dire par là, que tout le reste n’est que commentaire.

[3]  La figure de ce sage talmudique est devenue dans la littérature rabbinique l’archétype de l’incroyant qui a osé nié l’existence de la providence divine (leyt din we-leyt dayan)

[4]  Samson-Raphaël Hirsch (1808-1888), héraut de la néo orthodoxie, auteur des Dix-neuf épîtres sur le judaïsme (Altona, 1836, Paris, 1986)

[5]  Trois cent soixante cinq jours et deux cent quatre vingt trois parties du corps humain : chaque jour de l’année conjure chaque partie du corps humain de ne pas commettre en lui de péché ni d’actes d’impiété…

[6]  Une légende talmudique se f ait l’écho d’une question un peu étonnante portant sur l’emploi du temps de Dieu qui n’a plus rien à faire après la création de l’univers ; cette question un peu niaise reçoit une réponse édifiante : Dieu cherche à former les couples et à rapprocher les personnes susceptibles de s’aimer et de fonder un foyer. Cette activité à la fois délicate et harassante nécessite un peu de détente que l’Eternel s’accorde à munissant de jolies petites couronnes toutes les lettres de sa Tora.

[7]  Allusion à l’Exode, la sortie d’Egypte où Dieu a extirpé son peuple Israël du sein d’au autre peuple où il menaçait de se fondre et de disparaître.

[8]  C’est une principe de l’éthique talmudique dont le respect conditionne la tenue de bonnes relations entre les hommes : quiconque cite un passage en mentionnant le nom de l’auteur contribue à la rédemption de l’univers.

[9]  Il s’agit dh chapitre XXXI du livre des Proverbes.

[10]  Pour illustrer aux yeux des paysans de Galilée la nécessité absolue de la Tora pour Israël, le sage a proposé la parabole suivante : de même que les poissons ne survivraient pas sans eau, Israël ne pourra jamais se passer de la Tora. Sans elle, il mourrait.

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