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Les désorientés d'Amin Maalouf

 Les désorientés d’Amin Maalouf

                                   C’est lui (Nidal, islamiste dont le frère fut tué sur une barricade au Liban) qui   est au diapason de son temps, et c’est moi qui suis d’une autre époque  (p 372 de l’édition en livre de poche)

                           Voyage dans le temps, à dire vrai,  bien plus que dans l’espace. En apparence, je suis venu renouer avec le pays de ma jeunesse, mais je ne regarde même pas le pays, j’y cherche seulement les traces de ma jeunesse je demeure insensible aux choses et aux personnes que je n’ai pas connues dans ma vie antérieure.. (p 378)

                       Quelle est donc la vraie raison de mon retour vers ce pays bien-aimé dont je redoute d’écrire le nom, comme Tania redoute de prononcer le nom de l’homme dont elle est maintenant la veuve ?  (p 412)

Je le dis d’emblée : j’ai beaucoup aimé ce livre alors que je lis très peu de romans. Et je ne  regrette pas d’avoir consacré tant d’heures à une lecture que je qualifierais de talmudique, c’est-à-dire détaillée, et un crayon à la main. Certes, ce n’est pas ainsi que se lit un roman, mais ce livre est bien plus qu’un roman. C’est l’épanchement du cœur de son auteur, orphelin de son pays, même si, imitant quelque peu, mais avec talent, le grand Stefan Zweig, il superpose ou juxtapose deux personnages, le narrateur et Adam, dont les développements sont imprimés en italiques… Comme dans les nouvelles de Zweig, il y a une histoire dans l’histoire.

Comme on peut le voir à partir de l’un des passages cité en exergue, le mot Liban n’est pratiquement jamais cité, c’est le mot Levant qui connaît de multiples occurrences et qui lui ressemble comme un frère jumeau : cinq lettres dans chacun des deux, même si Levant en a une  de plus, le T final, mais qui est une lettre quiescente, elle s’écrit mais ne se prononce pas. Quand j’ai considéré le nom du principal personnage, Adam, je me suis demandé, sans faire appel à la numérologie kabbalistique, s’il ne s’agissait pas, en fait, d’un travestissement des initiales de l’auteur, au début et à la fin de ce prénom, situé aux origines bibliques de l’humanité A(min) M(aalouf)…Un peu, comme si l’auteur voulait remonter aux temps anciens, lorsque son monde existait encore et que la vie y suivait un cours normal, devenu celui d’hier (l’expression figure dans le livre) bien avant que tout ne fût emporté par une implacable guerre civile. La réponse est peut-être fournie par l’auteur lui-même quand vers la fin, il se livre à des considérations désabusées sur son prénom : de l’humanité naissante à l’humanité finissante, en voie d’extinction (p 484)… Le ton est en quelque sorte donné, du début à la fin.

  Les désorientés d’Amin Maalouf

 

 Quant au titre lui-même, Les désorientés, il m’a rappelé une interprétation du regretté professeur André Néher de Strasbourg qui parlait de gens qui avaient perdu l’Orient, alors qu’on dit en français, perdre le nord. Mais pour l’auteur, il s’agit bien de son Orient à lui, d’un petit pays où il a connu une enfance et une adolescence heureuses, à une époque où même les prénoms (maronites, musulmans ou juifs) ne constituaient pas encore des barrières infranchissables empêchant la naissance de l’amitié entre gens d’un même pays… mais de confessions différentes C’est ce puissant courant nostalgique d’un paradis perdu, d’une jeunesse volée, qui anime tout l’ouvrage et en fait un joyau d’une littérature de paix et de concorde.

Ce roman peut se lire de différentes façons, j’opte, pour ma part pour une lecture symbolique et le jeu des renvois, des allusions, des clins d’œil, des développements dignes d’un grand moraliste m’y encouragent. M. Maalouf a très bien fait de ne pas nommer les lieux plus précisément, il a très bien fait de s’abstenir de nommer les factions qui ont mis son pays natal à feu et à sang pendant des décennies, mais pour ceux qui lisent attentivement, ils découvriront des allusions transparentes au drame du pays du Cèdre. L’une des plus émouvantes se trouve mise dans la bouche de frère Basile, un ancien entrepreneur de travaux publics, revenu de tout et qui décide après la disparition de son épouse de rentrer dans les ordres afin de donner enfin un sens à son existence (p 407) : le moine parle de la mortalité naturelle des hommes, décrétée par le Ciel et à laquelle, en tant que moine, il se soumet volontiers, mais il déplore amèrement la disparition des communautés, notamment la sienne, dont les hommes (et nous savons lesquels) sont responsables… Ce passage est particulièrement émouvant et profond, car il éclaire d’une lumière triste ce drame des Chrétiens d’Orient, de ce patrimoine syriaque, en voie d’extinction .

Même le début du livre renvoie à une allégorie : un homme, écœuré par la violence de la guerre et la désagrégation de son pays natal, désormais sans gouvernail ni boussole, ni même sécurité (tant les enlèvements d’un quartier à l’autre sont monnaie courante), décide de s’exiler à Paris et d’entamer une vie nouvelle. Les jours, les années passent quand il reçoit soudain un appel téléphonique d’un de ses «amis» qui est au plus mal et qui souhaite le revoir avant de quitter ce monde, victime d’une longue maladie incurable. C’est une question de jours, voire de quelques heures. Cet agonisant, le narrateur s’en était séparé violemment en raison de ses dérives politico-claniques durant la guerre ; aveuglé par les haines communautaires et désireux de récupérer un bien qui lui appartenait mais qui avait été spolié par d’autres clans, il commet l’erreur fatale de recourir à l’aide d’une milice et devient l’obligé de son chef, un seigneur de guerre dénué de tout scrupule, et qui n’hésite pas, pour bien s’inféoder son protégé de récupérer la maison prétendument spoliée.et surtout de fusiller le chef du clan sous les yeux de sa famille…

Cet appel téléphonique plonge l’auteur dans un grand dilemme moral, il prend l’avion dans les heures qui suivent mais, une fois arrivé sur place, l’agonisant a rendu l’âme et il ne peut que consoler une veuve éplorée qui évoque avec lui les regrets du disparu et son désir, resté inexaucé, de revoir une dernière fois un ami avec lequel il s’était durablement brouillé. Si l’on lit ce fait à travers une grille symbolique, c’est une arrivée trop tardive, c’est un espoir perdu, une descente aux enfers pour tout le pays que symbolise le destin singulier de cet homme qui s’est compromis avec les uns et les autres. Il y a un détail qui est littéralement horrible : lorsque le cortège funèbre du disparu passe devant la demeure de l’autre clan, celui du fusillé, les femmes vêtues de noir arborent à leur cou une étoffe rouge, symbole de vengeance et de haine claniques… Le narrateur, pourtant né dans ce pays et familier de ses mœurs inhumaines, ne trouve pas de termes assez durs pour stigmatiser cette attitude ; cela me fait aussi penser à une expression allemande , vengeance jusque dans la tombe (Rache bis ins Grab), même si au bord du Rhin les mœurs sont plus douces.

Cette arrivée tardive, ce contact nouveau avec un pays qu’il avait quitté pour ne plus y revenir, les habitudes et les souvenirs ensevelis dans une mémoire douloureuse, tout ceci provoque chez le narrateur une étrange réaction, qui est, elle aussi, symbolique : il argue de la nécessité de s’en retourner au plus vite à Paris où ses étudiants l’attendent et s’excuse de ne pas rester.. Là aussi, on peut lire un refus d’enterrer le pays ou tout espoir de le voir renaître de ses cendres.  Car la vie de ce disparu, un dénommé Mourad (en arabe le désiré le convoité, du verbe nourid ou irada, volonté), symbolise le destin peu enviable de tout le pays, c’est un peu lui qu’on porte en terre…

Le narrateur qui garde toujours une attitude calme et fait preuve de pondération relate le cas d’un ami de son groupe, victime innocente d’un enlèvement. Pourquoi ? Parce qu’un autre homme avait été enlevé, il fallait donc une monnaie d’échange, peu importe si la victime du rapt n’a aucun lien, ni de près ni de loin, avec l’affaire… Le tragique-comique de cette situation saute aux yeux : le kidnappé était suicidaire et quand son ravisseur apprend que son fils enlevé n’est plus, il annonce son intention de se venger sur lui. Ce dernier éclate de rire et dit que c’est justement ce qu’il souhaite : mourir ! l’homme, garagiste de son état, dévisage son prisonnier d’un air incrédule et, fait incroyable, lui fait la morale : comment, lui dit-il, oses tu faire cela à tes parents qui t’ont élevé, t’on nourri et aimé et seraient si heureux que tu te maries…… Et vers la fin de toute cette histoire, alors que ce même Albert arrive au pays pour assister à la belle convention des amis enfin réunis, et prie le narrateur de ne pas venir l’attendre à l’aéroport, qui vient l’accueillir, le prendre dans ses bras et l’embrasser avec effusion ? Ce même garagiste qui l’avait kidnappé !!

Incroyable séquelle, tendre étincelle d’humanité dans un univers en proie à la folie et à l’inhumanité. Dans cet épisode éclate la qualité de l’auteur, véritable philosophe moraliste (je ne dis pas moralisateur). C’est la culture de vie qui prend le dessus sur la culture de mort, dans une région du monde où le mal annihile le bien et où l’individualisme éthique n’existe pas : peu importe qui vous êtes, ce que vous pensez, vous devez, le cas échéant, payer pour votre clan ou votre communauté. On comprend mieux qu’Albert ait parlé dans un message qui n’était pas si codé que cela de sa mère adoptive : le couple dont l’enfant a été tué et qui projetait de se venger en immolant Albert décide désormais de l’adopter, d’en faire leur propre enfant. J’ai presque envie de m’écrire en hébreu  : El rahoum we-hannoun (Dieu d’amour et de miséricorde)…

Après s’être concerté avec la veuve de son défunt ami et s’être tout de même rendu une seconde fois chez elle, le narrateur parle du groupe que formaient ses amis et lui avant l’éclatement de son pays. La décision est prise de rappeler tous les amis, dispersés au quatre coins du globe, afin de se réunir au pays et de faire revivre l’époque bénie où tout allait bien. Et tout ce groupe était multiconfessionnel, allusion transparente à l’époque d’avant-guerre ou chrétiens, musulmans et juifs cohabitaient (plus ou moins) harmonieusement. En tout cas, il n’existait pas encore cette segmentation discriminatoire où la dénomination religieuse prenait le pas sur l’idée même de communauté nationale. Oui, ce Liban qui avait tout pour se muer en une Suisse du Moyen Orient s’est vidé d’une bonne partie de ses fils et de ses filles.

En réunissant ce petit monde, le narrateur veut symboliquement partir à la recherche du temps perdu, il cherche le paradis perdu : c’est ce qui se voit lors de la visite à la maison de vacances de Naïm et à celle d’Adam qui saisit cette opportunité pour faire état d’un énorme malheur familial…

J’écrivais plus haut que ce livre est le roman d’un écrivain moraliste. C’est vrai si l’on relit attentivement ce qu’il dit des Arabes, de leur ressentiment à l’égard d’un Occident colonisateur, dominateur et envahisseur. Il souligne que tous ces peuples arano-musulmans se considèrent comme les vaincus et les opprimés de l’Histoire. Ceci transparaît très nettement lors de ce déjeuner entre le narrateur et l’islamiste Nidal où l’on sent ldeprofondes lignes de fractures.

Mais bien avant, aux pages 292 et sq, le narrateur livre sa profonde inquiétude au sujet du conflit du Proche Orient, on comprend qu’il parle le différend israélo-arabe. Au début, je pensais qu’il exagérait en en dénonçant les conséquences incommensurables. Aucune solution de paix mondiale, dit-il, en substance, n’est possible sans le règlement de ce conflit. Au moment où je rédige, je ressens la profonde vérité de ce constat. Mais il faut ajouter que c’est le peuple d’Israël qui tient en échec le fanatisme arabo-musulman qui a justement mis à mal le fragile mais si précieux équilibre libanais.

Je suis frappé par la pertinence des analyses de l’auteur qui garde toujours son sang froid, ne verse absolument jamais dans l’extrémisme ni dans des solutions à l’emporte-pièce. C’est vrai, ce conflit entre juifs et musulmans menace la paix universelle.

Personnellement, je ne comprends pas ces musulmans qui ne supportent pas la présence en leur sein d’une minorité, juive ou chrétienne, dans un espace qu’ils considèrent comme étant  exclusivement le leur. La question qui se pose est la suivante : l’islam accepte-t-il, quand il existe quelque part, de ne pas être la force dominante, la majorité qui impose sa loi à la minorité ? Au fond, on en revient à la question de frère Basile qui a tout quitté pour entrer dans les ordres…

Encore un passage qui m’a spécialement touché car le narrateur y fait allusion à ce grand Moïse Maïmonde (appelé par les Arabes Moussa ben Maimoun ibn Abdallah al Israéli al Kordoubi) qui écrivit son impérissable Guide des égarés (Dalalat al-Hayirin) en langue arabe mais avec des caractères hébraïques, afin d’échapper à une totale assimilation linguistique. Au milieu du XIIIe siècle (je rappelle qu’il mourut en 1204), un théologien musulman de Tabriz Mohammed ibn Zakharya al-Tabrizi commenta les 25 propositions philosophiques de la seconde partie de ce Guide des égarés en langue arabe . Et deux traductions hébraïques, je fis bien deux, furent faites  de ce texte. Moïse de Narbonne (1300-1362), le meilleur exemple de la symbiose judéo-arabe de ce temps là cite élogieusement ce commentateur musulman qui rend hommage à l’activité intellectuelle du grand savant juif. Et il ne cache sa fierté de cela. Un théologien de Tabriz dans la seconde partie du XIIIe siècle !! l’Ayatollah de Qom n’aurait pas été d’accord. Le narrateur  a raison de dire que personne ne voudrait admettre aujourd’hui cette vérité historique. Demandez à Ernest Renan et il vous dira tranquillement qu’Israël était une tribu arabe (pas musulmane) dont la langue hébraïque est si proche de sa sœur l’arabe qui dispose de 3500 racines alors qu’elle ne dispose que de 1570 environ…

Rendez vous compte : au Moyen Âge des philosophes qui dialoguent, se comprennent, partagent les mêmes convictions philosophiques et quelques siècles plus tard c’est le divorce sanglant pour la possession de quelques arpents de terre sablonneuse, de la superficie de deux départements français de taille moyenne, revendiqués par les juifs car leurs ancêtres y vivaient il y a trois mille ans et par des Arabes qui s’y sont installés vers le VIIe siècle… Mais, même dans ce contexte, l’auteur posera vers la fin, la bonne question :  Pourquoi la foi occupe-t-elle une telle place dans cette région du monde ? (p 507) Pourquoi dans cette région tout atteint des tensions paroxystiques et des dimensions extrêmes ?

Il faut conclure ce texte déjà long. Je ne relaterai pas la fin de l’histoire, elle est grave et lourde de sens. Mais j’émettrai un vœu. A. Maalouf a eu la chance d’être élu à l’Académie Française. C’était mérité et je l’en félicite. Mais s’il continue ainsi sur cette même lancée, il peut prétendre un jour prochain à un prix Nobel. Un homme si bon pourrait très bien mériter le Nobel de littérature ou celui de la paix.

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