Du messianisme au sionisme
Du messianisme au sionisme
Si aucun cessez le feu n’intervient d’ici quelques jours, la confrontation armée entre Tsahal et le Hamas aura franchi la barre symbolique des cinquante jours, un chiffre inimaginable il y a encore quelques mois, lorsque l’Etat hébreu parvenait à rétablir la situation en un laps de temps bien plus bref.. Les bouleversements entraînés par cette guerre qui continue à basse intensité, notamment contre les localités frontalières proches de la bande de Gaza, auront des répercussions à très long terme. Le fait que les tirs proviennent de la zone sud et que quelques autres projectiles aient été tirés contre la frontière nord de l’Etat juif par des factions palestiniennes, agissant apparemment sans le concours du Hezbollah, induit une impression d’encerclement qui pousse les habitants et les dirigeants d’Israël à s’interroger sur la viabilité du projet sioniste.
Que l’on me comprenne bien : il ne s’agit pas de douter du bien-fondé du sionisme ni de la capacité militaire de l’Etat hébreu à repousser ses assaillants. Il s’agit simplement de voir comment ce sionisme politique, celui de Théodore Herzl, qui a triomphé de celui, plus culturel et spirituel, d’Ahad Ha’am (Asher Zwi Gnisberg), a rempli sa mission et si oui, dans quelle mesure on est fondé à parler d’un succès.
En lisant les œuvres de Franz Rosenzweig et notamment les entrées de son journal intime, entamé en 1922, pendant tout juste quelques mois, après l’annonce par son médecin, le Dr Richard KKoch, de sa maladie neuro-dégénérative, on se rend compte du hiatus qui a existe depuis les origines entre un sionisme religieux, axé autour d’une Rédemption de nature intrinsèquement religieuse et un sionisme politique, agissant au sein de l’Histoire, sans rien attendre de Dieu.
Depuis toujours, c’est-à-dire depuis que les juifs se sont dotés d’une liturgie digne de ce nom, consécutive à la destruction du temple de Jérusalem, Israël a prié pour le retour des exilés en Terre sainte. Même du temps du prophète Jérémie, on possède l’émouvant chapitre XXXI qui décrit l’affliction de la matriarche Rachel, symbole de la nation judéene, qui verse des larmes amères en raison du départ en captivité de ses fils. En clair, elle déplore la défaite militaire de la Judée dont les débris de l’armée ont été déportés. Le prophète Jérémie lui enjoint de cesser de pleurer car, lui promet-il, tes fils reviendront dans leur territoire (we-chavou banim li-guevoulam). Et nous sommes au milieu du VII-VIe siècle ! Et depuis au moins ce temps là, le peuple d’Israël prie pour le retour. Dans les trois prières quotidiennes, et jusques et y compris lors de la récitation de l’action de grâces après les repas, les juifs prient pour le retour dans leur terre. C’est donc le sionisme religieux qui a servi de matrice au sionisme politique qui agit dans le cadre du devenir historique, obéissant aux opportunités diplomatiques et sachant tirer profit des aléas de la politique internationale : au fond, c’est ainsi qu’est née la Déclaration Balfour.
Mais ceux qui depuis Juda ha-Lévi (XIIe siècle, célèbre pour ses Sionides traduites par Rosenzweig) et même bien avant dans le Talmud, les Néhoté ( terme araméen désignant ceux qui descendirent de Terre sainte pour s’établir en Babylonie en raison de la crise économique), oui tous ceux là (et ils furent très nombreux) assimilaient le retour en Terre sainte à la Rédemption (guéoulla), un état qui devait s’étendre ensuite à toute la population du globe. Ces hommes n’auraient pas accepté qu’on parlât d’eux en ces termes, pour eux le sionisme politique n’avait pas de sens propre, ils voulaient la Rédemption opérée par Dieu, sans se rendre impur au contact de l’évolution historique aux lois duquel toute l’humanité est soumise. Ils refusaient obstinément de laisser le peuple juif, peuple de Dieu, se compromettre au contact de l’impureté de l’Histoire. A leurs yeux, Dieu qui en est le maître avait créé pour son peuple un temps parallèle, celui du cycle liturgique au sein duquel Israël pouvait évoluer jusqu’au terme fixé par Dieu et connu de lui seul.
Ces hommes s’étaient construit un système à part et bien à eux : ils déléguaient au christianisme, comme le fera Franz Rosenzweig lui-même, le soin d’être l’agent historique de l’avènement de la Rédemption. Curieuse répartition des rôles : au christianisme d’agir au sein de l’histoire puisqu’il avait conquis toute la surface habitée du globe, mais interdiction absolue pour les juifs d’instaurer le royaume du ciel (malkhouta di=shemaya, comme le disait Jésus lui=même en araméen), par des moyens purement politiques. C’était à Dieu de le faire, même s’il nous semble qu’il tarde à réaliser sa promesse. Dieu ne vit pas dans le temps mais l’éternité et Israël s’en inspire, même si les aléas de l’Histoire mondiale ne l’épargnent guère…
Lorsqu’il écrivit (fin 1919) et publia son Etoile de la rédemption (1921), Rosenzweig, encore traumatisé par ce qu’il venait de vivre dans les tranchées de Macédoine, reprochait au sionisme de n’avoir que des visées politiques.. Un horizon aussi limité ne pouvait pas satisfaire un philosophe allemand devenu religieux et ayant déconstruit la philosophie occidentale de l’Ionie à Iéna. Il n’admettait qu’un Retour quasi miraculeux, obtenu par une intervention surnaturelle, déjouant tous les plans forgés par des hommes. Dans son journal, tenu durant quelques mois en 1922, Rosenzweig a pourtant évolué : si, dit il, le sionisme amène le Messie, alors l’Etoile de la rédemption sera superflue. On n’en aura plus besoin, ni, d’ailleurs de tous les autres livres.. Rosenzweig cesse donc de considérer le messianisme comme un événement absolument atemporel. Les hommes peuvent agir ici bas et le sionisme peut se révéler être un tremplin pour faire triompher le messianisme lequel serait porteur de la rédemption universelle que tous attendent.
Le philosophe juif de Francfort sur le Main a fini par admettre que l’idée nationale est un facteur déterminant de la dimension religieuse du judaïsme. A cet effet, Rosenzweig qui n’aimait pas le mouvement libéral au sein du judaïsme, écrit que depuis 1800 (date de la propagation des idées réformistes) on a cessé de prier pour le retour en Terre sainte car les réformés se considéraient plus comme une communauté religieuse que comme une communauté nationale : nous sommes, disaient-ils, des citoyens allemands de confessions mosaïque. En réalité, dit Rosenzweig, ils ne priaient plus pour le retour car ils avaient simplement désappris la prière.. Voici comment il conclut : la prière juive contient dans son essence même l’aspiration au retour dans la terre d’Israël.
Bien qu’il fût réservé à l’égard du sionisme en tant que mouvement national, Rosenzweig souligne la stérilité de ceux qui s’enracinent dans la Diaspora (le juif qui s’y enracine perd ses forces créatrices religieuses et juives). Et il ajoute, même un grand philosophe juif comme Hermann Cohen (ob. 1918) ne serait pas devenu ce qu’il fut sans cette part de marginalité par rapport aux Allemands…
Le sionisme politique promettait aux juifs une certaine forme de normalisation politique, au plan historique, là où la rédemption, dans son essence religieuse, n’est conditionnée par rien et doit aboutir à un résultat absolu : une sorte de paix universelle de type kantien avec cette belle formule : le ciel étoilé au dessus de ma tête et la loi morale gravée dans mon cœur.
C’est loin d’être le cas aujourd’hui où l’Etat d’Israël, en soixante-dix ans d’existence, n’a jamais joui d’une seule journée de paix parfaite. Chaque jour que Dieu fait a vu Israël assumer sa défense pour sa survie, à chaque instant. Martin Buber, un ami de Rosenzweig, mort à Jérusalem en 1965, avait prévenu : si l’on impose aux Arabes un état juif, celui-ci ne connaîtra jamais de paix… L’auteur de Je et Tu optait pour une état binational, ignorant qu’au rythme démographique actuel, les juifs auraient perdu la majorité depuis fort longtemps.
Mais le sionisme politique a assumé ses contradictions, il a toujours œuvré dans un cadre historique et ne s’est jamais attendu à des miracles. Il n’a donc jamais eu en vue ni à un messianisme ni, surtout, une rédemption dont rêvaient les vieux prophètes hébreux comme Isaïe (VIIIe siècle aven Jésus).
Il existe deux façons d’accéder à la rédemption, dans son sens le plus large : a) en transformant le monde de l’intérieur, ce que le sionisme a tenté de faire en érigeant un Etat souverain, doté d’une forte économie et d’une armée victorieuse. B) en quittant notre monde pour s’installer dans l’intemporalité la plus totale. A la place du temps réel, historique, ses adaptes ont opté pour les rites cultuels et le symbolisme de l’année liturgique. Et on connaît l’importance de la liturgie pour Rosenzweig : c’est bien elle, cette liturgie juive, qui, une veille de Kippour de 1913 à Berlin, le détourna définitivement de la conversion au protestantisme. Désormais, son attirance pour le christianisme se doublait dans un enracinement dans son judaïsme rabbinique : je vais vers le christianisme, dit-il, en ma qualité de juif. Je n’ai pas besoin de me faire chrétien, comme le firent les païens qui quittaient le polythéisme et les idoles, ce que je serais susceptible de trouver en chrétienté, je l’ai déjà là où je suis..
Mais quid de la Rédemption, aboutissement authentique d’un peuple d’Israël dont l’existence est coextensive à Dieu ? Que manque t il au sionisme pour qu’il ne devienne l’équivalent de la Rédemption ? C’est là le nœud de l’affaire. Buber et quelques autres sionistes de gauche reprochaient à Ben Gourion d’avoir cherché à conquérir la terre d’Israël à la Josué, c’est-à-dire par la force armée…
Depuis 1948, le peuple qui a fait à l’humanité l’apostolat du messianisme vit dans ce paradoxe. Mais pouvait il en être autrement ? Les choses de ce monde ne se règlent pas autrement, hélas. Et c’est peut-être même ce que voulait nous dire le Psalmiste quand il s’exclame : Les cieux, les cieux sont à l’Eternel, mais la terre, il l’ a donnée aux fils de l’homme..
Maurice-Ruben HAYOUN