Bildung und kein Ende (Franz ROSENZWEIG,1920): Ecrire à l’infini…[1]
Ecclésiaste 12,12: Faire des livres en grand nombre serait sans fin
Ce que je souhaite pour régler le problème de l’éducation juive actuellement et plus particulièrement pour fonder un institut d’enseignement populaire
A Edouard Strauß
«Les souhaits sont les messagers de la confiance»:
Trois années[2] se sont écoulées depuis mon cri d’alarme, adressé à notre grand maître, Hermann Cohen, disparu depuis, pour lui dire qu’il était grand temps de prendre des mesures radicales en faveur de l’éducation juive sur le sol allemand; et je concluais mon appel par ces termes: Le problème de l’éducation juive à tous les niveaux et sous toutes ses formes, telle est la question vitale du judaïsme de notre temps. Mais voilà, ce temps-là est passé mais le problème demeure. La situation exige qu’on agisse, elle l’exige plus que jamais. Il ne suffit pas de semer les graines dans l’espoir qu’elles germeront peut-être un jour et donneront des fruits dans un avenir lointain. Aujourd’hui, le besoin se fait sentir de manière pressante et c’est aujourd’hui qu’il faut trouver le remède. Il n’est pas question d’opter pour une thérapie faite de contournements artificiels.
Bildung und kein Ende (Franz ROSENZWEIG,1920): Ecrire à l’infini…[1]
Ecclésiaste 12,12: Faire des livres en grand nombre serait sans fin
Ce que je souhaite pour régler le problème de l’éducation juive actuellement et plus particulièrement pour fonder un institut d’enseignement populaire
A Edouard Strauß
L’Ecclésiaste dit (12,12): … faire des livres en grand nombre serait sans fin. L’idée que j’avais jadis soumise à Hermann Cohen et qu’il avait concrétisée avec toute l’ardeur qui animait ses derniers jours, et qui consistait à rénover tout le corps enseignant juif aux plans social et spirituel, en le dotant d’un office central, une académie de la science du judaïsme, oui ce projet s’est entre-temps considérablement éloigné de l’intention première du grand philosophe. Le centre de recherches, né à Berlin et considéré comme l’embryon de la future académie, poursuit prioritairement d’autres objectifs dont la justification ne peut être contestée par personne, et pourtant son urgence, dans les circonstances présentes, n’est pas avérée. Mais le monde est aujourd’hui dans une telle situation qu’il va falloir se décider à renvoyer ce qui est souhaitable, non pas à des jours mais à des siècles meilleurs. Il serait urgent, que l’on me comprenne bien- immédiatement urgent, d’organiser la science du judaïsme et de dissuader les gens, juifs ou pas, d’écrire sans cesse des ouvrages sur des thèmes juifs: une telle chose est très difficile à concevoir. Aujourd’hui, nous avons moins que jamais besoin de livres. Plus que jamais, non, disons, plus que toute autre chose, nous avons besoin aujourd’hui d’hommes, d’hommes juifs, pour reprendre un slogan, enfin débarrassé de cette connotation partisane qui lui colle à la peau. Ce n’est pas dans un sens qui n’est large qu’en apparence alors qu’il est en réalité plutôt étroit je veux dire que ce n’est pas dans un sens juif limité que cette expression doit être comprise, à l’instar d’un sionisme exclusivement politique ou radicalement culturel qui voudrait le concevoir ainsi. Nous prenons ici cette expression dans un sens qui englobe certainement cette approche tout en allant bien au-delà. L’homme juif: cette expression n’implique pas que l’on se définisse par opposition à d’autres catégories du genre humain; aucun mur de séparation ne doit être érigé ici; car au sein d’un même individu, plusieurs cercles peuvent être en contact ou se chevaucher les uns les autres. La réalité ne reflète rien d’autre, et seul un esprit entêté pourrait le nier. Assurément, c’est cette opiniâtreté et son corollaire, un lâche déni, qui semblent caractériser le visage du judaïsme contemporain. Et si ce problème est ainsi posé, suivant la posture des deux partis antagonistes, les sionistes et les assimilationnistes, c’est-à-dire en opposant judéité et germanité, alors la solution ne pourra émaner que de l’une des deux attitudes, l’entêtement ou le déni. Mais on ne rend pas justice à la judéité de l’homme juif en la mettant sur un même plan que sa germanité. Cette dernière se définit par opposition aux autres appartenances nationales. La germanité de l’homme juif exclut d’autres appartenances simultanées, par exemple anglaise ou française. L’Allemand ne peut qu’être allemand, et guère anglais ou français en même temps. La langue elle-même répugne de manière significative à parler d’un homme allemand. L’Allemand est un Allemand, ce n’est pas un «homme allemand.» Entre sa germanité et son humanité il existe peut-être bien des liens que les philosophes de l’histoire peuvent approfondir à l’envi et qu’il incombe à une histoire vivante et en marche de concrétiser. Mais entre sa judéité et son humanité il n’existe pas de liens qui devraient être préalablement découverts, excogités, vécus et créés. Il en va tout autrement ici : en qualité de juif il est homme et en tant qu’homme il est juif. On est un «enfant juif» à chaque respiration. C’est quelque chose qui bat dans les artères de notre vie, par des pulsations faibles ou au contraire puissantes mais, en tout état de cause, c’est quelque chose qui pulse jusqu’au bout de nos doigts. Cette pulsation peut bien être faible, pourtant chacun sent que l’élément juif n’est pas quelque chose d’isolé en lui, se différenciant par rapport à quelque chose d’autre, de différent, mais, tout au contraire, une force, puissante ou faible, qui porte et irrigue tout son être.
De même que cette force ne délimite pas le juif individuel de l’intérieur, elle ne le limite pas non plus vers «l’extérieur». Elle en fait justement un homme. Et ceci est très étrange pour un cerveau nationaliste hermétiquement fermé : cet être-juif n’est pas une barrière qui délimite le juif face à quelque chose qui se veut lui-même une limite. Seul ce qui est limité peut trouver auprès d’une autre limite la sienne propre. L’illimité ne connaît de frontière qu’auprès d’un autre illimité. L’homme juif ne trouve pas sa limite en ce qui est allemand ou français, mais uniquement en ce qui est humain, qui est lui aussi illimité et aussi humain que lui-même : en l’homme chrétien ou païen. C’est seulement avec eux que l’homme juif peut être placé sur le même plan. C’est par leur intermédiaire qu’il fait la rencontre d’autres hommes qui prétendent eux aussi à la même plénitude et qui l’ont, par-delà les différences de peuples et d’états, des talents et des caractères, car cela aussi distingue un homme d’un autre homme. La fidélité de l’homme juif à son judaïsme ne saurait être moins englobante, moins pénétrante ni moins compatible avec le tout que ne l’est l’attachement des chrétiens au christianisme et des bons païens au paganisme.
Mais comment y arriver? Eh bien, malgré tout, et nonobstant le fait qu’on nous ressert l’ancienne rengaine, qui remonte à au moins un bon siècle et qui présente le judaïsme comme une «religion», voire même une «confession», la vieille trouvaille d’un siècle qui tenta de décomposer proprement l’unité de l’homme juif afin d’en faire une «religion» pour quelques centaines de rabbins et une «confession» pour quelques dizaines de milliers de citoyens bien en vue , Dieu fasse que nous n’ayons plus envie de remettre ce disque qui ne donne plus aucun son audible –et d’ailleurs l’at-il jamais fait ?- Non, pour nous, le judaïsme est l’être-juif de l’homme juif, ce n’est pas ce que l’on résume en une «littérature» «religieuse», ni même en une vie de même nature et ce n’est guère plus ce que l’on peut déclarer comme une «confession» devant l’officier d’état-civil. Ce n’est absolument pas cela, ce n’est pas une discipline universitaire parmi d’autres, ni une sphère de la vie parmi d’autres, toutes choses auxquelles le siècle de l’Emancipation avec son avidité culturelle avait tenté de le rabaisser, non, c’est quelque chose qui se trouve au sein de l’homme qui en fait un homme juif, quelque chose d’infiniment petit et d’immensément grand à la fois, son secret le plus inaccessible et qui n’en jaillit pas moins de chacun de ses gestes, de chacune de ses paroles , surtout celles qui passent les plus inaperçues. L’élément juif dont je parle n’est pas une «littérature». Il ne se résume pas au fait d’écrire des livres. Ni même de les lire. Ce n’est même pas vraiment –que tous les esprits modernes veuillent bien me pardonner- quelque chose que l’on «vit». Le judaïsme tout au plus se vit. Peut-être pas même cela. On l’est.
On l’est. Mais évidemment, il l’est aussi. Et parce qu’il est, parce qu’il est déjà là, avant que je ne fusse et serai, même si je ne suis plus, justement à cause de cela, ne fût-ce que pour cela, le judaïsme est aussi une littérature. C’est seulement pour cette raison que la question de l’éducation juive se pose. Toute littérature n’est consignée par écrit que pour celle qui est en attente. De ce qui demeure en attente de chacun d’entre nous. La langue juive qui ne conçoit l’idée de «lire» que sous forme «d’apprendre», révèle ce mystère de toute littérature. Car pour ces époques étouffées, possédées par la culture, le fait suivant demeure un mystère parfaitement clair : les livres ne servent qu’à transmettre le passé au devenir et que ce qui est situé entre le passé et le devenir, à savoir le jour, l’aujourd’hui, le présent et la vie, n’a pas besoin de livres. Si je suis, pour quelle raison poserai-je des questions sur ce qui serait susceptible de me constituer?[3] Or, je suis bien là. Mais des enfants viennent poser la question tandis qu’en moi grandit l’enfant qui n’est pas encore, qui ne vit pas encore, mais il interroge et exige d’être formé, il veut être : mais dans quel but? Pour accéder à ce qui vient, à ce qui est; et là la rédaction de livres prend fin.
C’est que la vie oscille entre deux bornes chronologiques tandis que l’instant balance entre le passé et le futur. L’instant vivant marque lui-même la fin de l’écriture de livres. Mais deux univers, celui de la rédaction d’ouvrages et celui de la culture, viennent le percuter durement, et en eux la publication de livres ne connaît aucune accalmie. L’exploration du passé ne s’arrête jamais, elle qui ne veut accorder aucune importance au moment présent tant qu’elle ne l’a pas emprisonné sous une lamelle comme pour les papillons du passé et qui ne s’intéresse au futur que dans la mesure où elle peut se le représenter suivant l’image qu’elle s’en fait. Et l’enseignement dispensé aux générations futures ne connaît pas de fin, lui qui n’a besoin de l’instant présent que pour ranimer par sa braise les âmes assoupies de la génération à venir, et qui ne retire du passé que ce qui est transmissible, ce qui trouve de la place dans les âmes prédisposées des futurs êtres. Par conséquent, la science ne s’arrête jamais et l’enseignement non plus. Mais dans l’intervalle qui les sépare luit la flamme diurne qui ne se nourrit que de la matière réduite d’ l’instant; sans son ardeur, le futur nous serait occulté et sans son éclairage le passé nous serait illisible. La science et l’enseignement puisent vie et vigueur dès l’instant où l’esprit du temps présent, et les univers qui le bornent, ceux de la recherche et de l’enseignement, ne sont plus asservis à la lettre écrite.
La recherche et l’éducation, la science et l’enseignement sont morts chez nous. Cette affirmation va en heurter plus d’un, mais je sens en l’exprimant, que je dispose de l’assentiment des meilleurs de la jeune génération et aussi de celui des anciens. Dieu soit loué, car dans le cas contraire je me serais évidemment abstenu. Depuis l’époque de Mendelssohn[4] et Zunz[5], notre science n’a même plus le courage d’être elle-même, de s’assumer, elle se contente de courir derrière la science des autres, tout en se tenant à une distance respectueuse. Oui, à une distance respectueuse. Ce que certains considèrent comme étant vieux jeu (sic) suscite chez nous l’étonnement du dernier cri (sic), dans le groupe, certes restreint, de ceux qui observent ce théâtre d’ombres. Et ce qui est de notoriété publique pour toute l’Allemagne spirituelle passe à nos yeux pour une hérésie inouïe. Après avoir quitté le vieux ghetto, nous nous sommes pressés de nous claquemurer dans un nouveau. A cette différence près qu’aujourd’hui, nous ne voulons pas le savoir, et que la science que nous pratiquons est, à de rares exceptions près, si peu allemande et si juive, à l’instar de ces surnoms allemands dont nos arrière grands parents s’étaient jadis affublés dans l’ivresse initiale de l’Emancipation.
Et l’enseignement ne se présente pas sous de meilleurs auspices. Je ne vais pas répéter ce que j’ai déjà dit de manière détaillée il y a trois ans[6]. On a pris pour cible mon utopie pédagogique de jadis alors que j’étais parfaitement conscient qu’elle allait bien au-delà du possible et l’on a maintes fois cru réfuter ainsi ma critique de la pédagogie actuelle. Mais mes critiques conservent leur vigueur, quand bien même tous mes projets de réformes n’auraient pas le sens commun, alors qu’elles l’ont, évidemment. Voici l’énoncé de ma critique : les conversions qui d’année en année ne nous privent pas des pires d’entre nous, comme un discours mensonger voudrait nous le faire croire, mais bien des meilleurs, doivent être imputées aux carences de notre enseignement religieux. Les vers que Max Brod a consacrés à ce sujet dans son grand poème intitulé «Aux juifs convertis» sont aussi justes que s’ils étaient écrits en prose. Assurément, la plupart du temps, l’individu n’a rien à se reprocher. Dans ces choses-là, tout est lié. Nous n’avons pas d’enseignants car nous n’avons pas de corps enseignant, et si nous ne l’avons pas, c’est aussi parce qu’une classe d’érudits fait défaut et nous ne disposons pas d’une telle élite de l’esprit parce que nous n’avons pas de science à nous. L’enseignement et la recherche ont tous deux dépéri. Ils sont dans cet état parce qu’il nous manque ce qui vivifie le savoir et l’enseignement, à savoir de la vitalité.
La vie. Entre ces deux univers de la culture et de son interminable démangeaison scripturaire se trouve une lacune béante que nul n’a comblée depuis plus d’un siècle. Il manque aux juifs émancipés d’Allemagne une plateforme, une base commune, de vie juive sur laquelle un présent dépourvu de livres pourrait enfin faire valoir ses droits. Jusqu’à l’époque de l’Emancipation, cette plateforme était constituée par la vie au sein des limites de l’ancienne loi juive, du foyer juif et du culte synagogal. Mais l’Emancipation a fait voler en éclats cette plateforme. Certes, des débris subsistent encore, mais il ne s’agit que de débris épars ; c’est pourquoi ils ne représentent plus ce qu’ils étaient jadis : unis pour former un tout : l’unique plateforme d’une existence unifiée et authentiquement vécue que la science et l’enseignement avaient pour mission de servir, lesquels à leur tour en tiraient toute leur force.
Là où la loi est encore observée au sein du judaïsme de l’Europe occidentale, il ne s’agit déjà plus d’une simple «judéité» reliée à des paragraphes précis et allant de soi, non point, ce phénomène s’est accentué et cette aggravation n’est plus dirigée principalement vers l’extérieur mais à l’intérieur même des communautés juives et se tourne contre la majorité de ceux qui ne sont plus observants. Chez nous désormais, la loi sépare le juif de l’autre juif bien plus que le juif du non-juif.
De même que la loi, violemment arrachée à l’unité qu’elle formait avec le foyer et le culte n’est plus que ce qu’elle était, ainsi ces deux derniers éléments ont eux aussi perdu leur ancienne identité. Même le foyer juif, là où il existe encore, n’est aujourd’hui plus du tout le cœur d’où jaillit le flux sanguin de toute vie juive et qui revient à son point de départ ; lentement mais sûrement, la famille a perdu sa position dominante dans la vie juive. La vie vient de l’extérieur et présente ses exigences ; le foyer juif tentera de s’imposer face au monde extérieur. Mais ce qu’il peut tout au plus réussir à faire, c’est de s’affirmer. L’unité de la vie familiale et de la vie professionnelle est irrémédiablement compromise. Tout comme la stricte orthodoxie est contrainte d’introduire ses adeptes dans deux univers culturels et s’est vu obliger pour cela d’accentuer l’opposition entre la Tora et le dérékh éréts[7], alors que cela ne revêtait qu’une importance mineure pour l’ancien judaïsme, ainsi le foyer n’est plus que la seule chose unie dans l’existence et doit désormais compter avec autre chose à ses côtés et en dehors de lui ; cet autre élément, le métier, la profession publique, n’est plus le rayonnement naturel du foyer sur le monde extérieur mais ressortit à d’autres exigences et à d’autres lois ; le foyer ne parvient plus à rendre à l’existence juive son unité.
Pour finir, parlons de la synagogue : c’est d’elle que semble émaner de nos jours, même si ce n’est qu’à un très faible débit, un courant de vie juive qui n’est pas assez puissant pour que le juif contemporain en soit imprégné mais qui parvient au moins à l’irriguer quelque peu. Même l’assimilationniste le plus assimilé a l’habitude de participer à la vie de la synagogue, que ce soit à l’occasion du rappel de l’âme des défunts, ou au moins lorsqu’il se marie, ou encore le jour de son enterrement. Mais celui qui sait ou qui a éprouvé en lui-même quelles forces sont en sommeil[8] dans ce judaïsme squelettique -je pense ici aux juifs de kippour, si nombreux aujourd’hui et qui de tout le trésor reçu en héritage, n’ont conservé qu’une seule pièce d’or la plus précieuse- celui-là, dis-je, se gardera bien de parler de la synagogue sur un ton méprisant. Qu’elle puisse redevenir pour nous tous ce qu’elle fut jadis, cela paraît exclu, au même titre que cela est aussi exclu pour la loi et son observance. Et quand bien même il serait possible –je le pense vraiment- à partir de ces débris épars, morceau par morceau, uniques vestiges dans de nombreux cas- de rétablir le contact avec le tout, eh bien nous avons peu de chance d’y arriver car même ce tout n’en est plus un. Car nous n’avons plus affaire à un membre venu «re-prendre» sa place dans un organisme vivant ; le bedeau ne vient plus frapper aux portes pour dire que c’est «l’heure de venir prier» et combien sont-elles ces synagogues des villes allemandes disposant encore, tout près du lieu de culte, d’une salle dédiée à l’étude avec ces imposants volumes de la loi et de leurs commentaires? Conformément au vœu de ce XIXe siècle qui se piquait de culture et rangeait tout ce qu’il pouvait dans des tiroirs, la synagogue est devenue un «lieu d’édification religieuse» (ou prétend tout simplement en être devenu un). La religion à laquelle la vie refuse, à juste titre, d’accorder un espace car elle se révolte légitimement contre de telles prétentions mortifères, se met en quête d’un tout petit coin sûr et bien tranquille. Un tout petit coin, en vérité, et la vie n’y introduit plus son flux vivifiant. Aujourd’hui, même la synagogue ne parvient plus à suppléer aux carences de la foi et du foyer: à savoir, redonner aux juifs d’Allemagne une base commune de vie juive.
Qu’est ce qui unit ou unissait tous ensemble les juifs d’Allemagne depuis les débuts de l’Emancipation? Où se trouvent ces points communs de l’existence actuelle, les seuls à même d’insérer dans le futur des nouvelles générations le passé transmis par les précédentes? La réponse fait froide dans le dos. Il n’existe qu’une chose pouvant faire de la vie des juifs allemands d’aujourd’hui, depuis le début de l’Emancipation, une vie juive authentique et unifiée. C’est l’Emancipation en soi, le combat des juifs pour la justice. Il est le seul à concerner tous les Juifs allemands et il est aussi le seul à ne concerner qu’eux. C’est donc de là que doivent procéder les forces du temps présent, celles qui seront à même d’expliquer le passé à l’œil scrutateur du chercheur et mettront l’avenir à la portée de la volonté des dirigeants. Et chacun sait ce qu’il en est vraiment de ces choses. C’est effectivement ici que se trouve la raison ultime de l’état déplorable de notre enseignement et de notre science. En fait, ce combat pour la justice politique et sociale est devenu l’unique force «vivifiante» apte à insuffler une vie authentique à cette science et à cet enseignement qui n’ont jamais réussi à se débarrasser des œillères de l’apologétique. Au lieu d’éprouver et d’enseigner de la joie en considérant ce qui nous appartient en propre, les deux ont toujours demandé qu’on veuille bien l’excuser notre héritage. Et c’est ainsi que nous en sommes arrivés là où nous nous trouvons.
Génial quand il s’agit de poser un diagnostic mais piètre médecin traitant, le sionisme a identifié le mal sans pour autant prescrire la bonne thérapie. Il a identifié cette carence qui affecte la vie juive actuelle laquelle devrait se trouver d’autres missions communes que la pratique d’une érudition livresque desséchée, inconnue de tous, bien qu’appelée «science du judaïsme», et enfin une «lutte en commun contre l’antisémitisme.» Mais le sionisme ne s’est pas arrêté là, car, sur un point, il s’est révélé être un bon pathologiste bien plus qu’un simple poseur de diagnostic: ce qui est encore en bonne santé, ce qui est resté entier en l’homme juif n’est autre que lui-même: l’humanité juive en soi. Le sionisme n’a jamais cessé de proclamer urbi et orbi, consciemment et inconsciemment, ce qui nous rassemble depuis toujours et quel est l’unique sol nourricier sur lequel ont pu s’appuyer les différents piliers historiques de la vie juive: au temps jadis, la terre, l’Etat et le droit, et à des époques plus tardives, la loi, le culte et le foyer: c’est l’unité de l’homme juif. Mais le sionisme a échoué sur un point, notamment lorsqu’il s’est agi de poser la grande question: que devons-nous faire? Comment, dans ce sol encore intact et indestructible, enfoncer les troncs d’un renouveau de vie communautaire juive en lieu et place des anciens piliers vermoulus, et aussi comment y greffer les individus afin qu’ils sentent dans leurs artères cette sève ancienne mais inépuisable? Le sionisme croit porter remède aux détresses dont sont victimes le juifs dans l’Europe actuelle en ouvrant la perspective d’un avenir en Palestine. Mais alors qu’il semble être fasciné par ce départ hors d’Europe, dans ce temps transitoire –et le présent en est toujours un- il expose l’homme juif à un isolement grandissant. Comme on attend le salut intégral de la fondation d’un état isolé, il conviendrait, selon le sionisme, de commencer à isoler l’homme juif dès à présent. On va lui créer artificiellement en Europe des modalités tant internes qu’externes d’extraterritorialité. On va lui donner l’occasion de faire des randonnées entre juifs, d’organiser des tournois entre juifs, des parloirs entre juifs et des lectures entre juifs, et ce bien qu’il vive en Allemagne. A la place de cette «patrie portative», ainsi qu’on avait bien nommé cet ancien tout constitué par la loi, le foyer et le culte, on va en faire un «apatride ambulant» ; car tout ceci, oui, toute cette mentalité néo-juive qui consiste à «ne vouloir-vivre-qu’entre-juifs-envers-et-contre-tout» ne fera que susciter l’impression de ne plus se sentir chez soi en Europe, ce dont les sionistes conviennent volontiers. Et cela irait fortement à l’encontre de cette politique sioniste de la galout (diaspora) si, de cette manière, dans les jardineries juives du Mark ou dans les exploitations agricoles de Franconie apparaissait soudainement un authentique sentiment d’appartenance juive qui ne serait plus du tout portatif[9].
Ainsi donc, si l’on en croit la politique sioniste de la galout, l’homme juif, tout bien considéré, ne serait, en dépit de ce changement physionomique intégral auquel elle le soumet, qu’une valeur intrinsèquement négative, un être coupé des autres et de ce fait même, limité en soi. L’universalité, la totalité que même le sionisme, à tout le moins ses idéologues les plus fins, veulent bien admettre en tant que valeur intrinsèque de l’homme juif, ne devra lui être restituée qu’en d’autres temps et en d’autres lieux. Le sionisme se renierait lui-même s’il retirait cet aspect provisoire à sa politique de la galout. Celui qui souhaite œuvrer en faveur du temps présent sans remettre à des lendemains incertains le poids principal de la charge ne pourra pas, pour les raisons indiquées, rallier les rangs sionistes. Il doit hic et nunc prendre très au sérieux l’homme juif dans sa totalisé. Mais comment faire?
On doit procéder en toute modestie, comme lorsqu’on a affaire à quelque chose de très grand ou à autre chose dont on sait avec certitude qu’elle ne peut exister qu’à la condition de conserver ses dimensions propres. Ce qui est conçu modestement peut être exécuté sans problème suivant un plan bien défini, on peut «l’organiser». Or, l’illimité se dérobe à l’idée même d’organisation. La chose la plus lointaine ne se s’appréhende que par ce qui s’en rapproche le plus, c’est-à-dire ce qui est le plus proche du moment pris comme référence. Dans ce cas de figure tout «plan» ne peut qu’être faux pour la bonne raison que c’est un plan. Les choses les plus élevées ne se laissent pas planifier car vis-à-vis d’elles, ce qui compte, c’est d’être disponible. La disponibilité et rien d’autre, voilà ce que nous pouvons offrir à l’homme juif en nous, tel que nous le concevons. Seulement une toute petite secousse de la volonté, mais déjà le terme de volonté en dit presque trop; oui, vraiment, cette très légère secousse que nous nous donnons en nous disant à voix basse dans ce monde devenu fou, «nous Juifs» et ce faisant nous reprenons pour la première fois à notre compte, cette solidarité infinie exprimée par la vieille sentence qui prône l’alliance israélite universelle (kol Israël aréwim zé ba zé). Ce qui ne diffère nullement de cette simple résolution que rien de juif ne me soit étranger: ceci aussi n’est pas une décision mais plutôt une simple «secousse», une façon de regarder en soi et autour de soi Et ce que l’individu va découvrir lors de cette introspection, mais qui donc est en mesure de le lui révéler par avance?
Je n’ose lui prédire qu’une seule chose: il aura la vision du Tout. Car de même qu’il est impossible d’obtenir facilement une vision du Tout autrement qu’en commençant modestement par s’en rapprocher, inversement il est impossible pour un homme de ne pas atteindre le Tout qui lui est destiné lorsqu’il a fini par découvrir en lui-même cette petite force afin d’entamer les pas les plus simples et les plus modestes. Celui qui a réussi à se débarrasser de toutes ces théories insensées qui veulent lui faire passer pour du judaïsme ce canon de «devoirs juifs» bien définis et bien délimités (orthodoxie vulgaire), de «tâches juives» (sionisme vulgaire), voire même, Dieu nous en préserve –des idées juives (libéralisme vulgaire), oui, celui qui se dit prêt à apporter une réponse juive à tout ce qui lui arrive, de l’intérieur comme de l’extérieur,, que ce soit sa profession, sa germanité,, son couple, et aussi, s’il le faut, y compris son judaïsme, celui-là peut être sûr qu’en reprenant simplement à son compte cette «solidarité» il sera «intégralement juif». En effet, il n’existe pas d’autre moyen de le devenir entièrement. L’homme juif ne naît d’aucune autre façon. Toutes les recettes, orthodoxe, sioniste ou libérale, plus on les suit à la lettre, produisent des caricatures encore plus ridicules de l’homme. Et une caricature de l’homme est aussi une caricature de l’homme juif. En tant que juif, il n’est pas possible de séparer l’une de l’autre. Il n’existe qu’une recette apte à faire de l’homme un homme juif, s’il est juif et donc destiné à mener une existence juive, et en faire un représentant authentique du genre humain : une ordonnance qui prescrive l’absence de toute ordonnance, comme je le ressens moi-même et comme j’ai tenté de le dire faiblement par des balbutiements. Nos Anciens disposent d’une belle expression où tout est dit: la confiance (l’abandon confiant)[10].
Faire confiance est le terme désignant la disponibilité, celle qui ne pose pas de questions du genre «et maintenant que dois-je faire?» ou «comment ferai-je?». La confiance ne craint nullement le surlendemain. Elle vit l’instant présent et franchit, d’un pas insouciant, le seuil qui la conduit d’aujourd’hui au lendemain. La confiance n’a connaissance que du très proche et c’est justement pour cette raison que le tout lui appartient. La confiance ne suit qu’une ligne, droit devant soi. La voie qui, pour l’âme craintive, se perd dans l’infini, s’arrondit imperceptiblement pour donner un cercle mesurable tout en restant inatteignable.
Par conséquent, pour devenir un homme juif on n’a besoin de rien d’autre que de disponibilité. Et celui qui veut l’aider dans cette tâche ne peut rien lui offrir d’autre que les formes vides de cette disponibilité qui se rempliront d’elles-mêmes car elles ne peuvent se remplir qu’ainsi. Celui qui veut lui en donner plus ne lui en donne en réalité que moins. Seules des formes vides au sein desquelles quelque chose peut se produire, se tiennent en réserve, seuls «l’espace et le temps.» On n’a vraiment besoin de rien d’autre: un espace où s’exprimer et un temps de parole. C’est la seule chose que nous puissions organiser par avance... Donc, très peu de chose, ou pour ainsi dire, pratiquement rien. Nos nouvelles revues juives qui ont pris ces derniers temps des allures de plus en plus prononcées de parloirs ont très bien décelé ce besoin. C’est ainsi qu’elles sont devenues, en particulier la meilleure d’entre elles Der Jude[11] de Buber, de véritables puissances dans notre vie, peut-être même ce qu’il y a de plus vivant. Le mouvement juif de formation des adultes, ce terme est inapproprié car il évoque son équivalent allemand qui n’a rien à voir avec lui puisqu’il doit poursuivre d’autres objectifs : cette innovation, la plus importante peut-être au sein du judaïsme allemand d’aujourd’hui, se doit de clarifier ses intentions. Elle peut suivre l’exemple berlinois qui a récolté un grand succès. Elle peut répondre à l’insatiable appétit de conférences du grand public en tentant de combler cette incroyable lacune de la culture juive, de rattraper ce que le cours d’instruction «religieuse» n’a pas fait et que l’Université ne nous offre guère. Cette institution nouvelle[12] devra faire de son mieux pour proposer un système complet de cours, un plan pédagogique de type encyclopédique, bref de la culture. Et en fin de compte, au point où nous en sommes, cette institution qui ne manque sûrement pas de bonne volonté, contrairement à un cours d’instruction religieuse rabougrie, remplacera ce qu’autres lieux auraient dû nous donner mais qui ne nous l’ont pas donné car il leur manquait cette force vitale, une carence qui a signé l’arrête de mort d’une culture tapissée de livres et qui devait, pour cette même raison, faire ses débuts sans livres mais avec de la vie : devenir le centre et l’embryon au service de la vie juive de l’homme juif.
A tout le moins, elle tente de le devenir. Elle essaie de fournir la première forme vide pour mener une telle existence. Elle essaie d’être un début, un commencement. Au lieu de fournir un vaste ensemble planifié et bien travaillé qui appâtera ceux qui sont avides d’apprendre et de la parcourir progressivement, à l’instar de ce que fait l’université en posant devant l’étudiant l’édifice de toute une science, dans l’ensemble achevée, mais dans le détail en cours d’élaboration, quelque chose qu’il n’est pas mais avec quoi il doit et veut devenir familier, eh bien notre institution, au lieu d’offrir un tel édifice parachevé, devra faire preuve d’humilité et commencer par le commencement: Avec un parloir et un temps de parole.
Comment donc? Rien d’autre? Non, rien d’autre. Ayons enfin «confiance». Pour une fois, renonçons à toutes les prévisions. Qu’on attende un peu. Des hommes viendront, des hommes qui du fait même qu’ils s’expriment dans ce parloir de cette institution juive -qui nous aidera à trouver un meilleur terme ?- attesteront ainsi que l’homme juif vit en eux. Car autrement, ils ne seraient pas venus. Commençons donc par ne rien proposer. Soyons à l’écoute et de cette écoute jailliront les paroles qui fleuriront en souhaits. Et les souhaits sont les messagers de la confiance. Des souhaits qui se réunissent, des hommes qui se rassemblent: des hommes juifs et tentons de leur offrir ce qu’ils demandent. En faisant preuve d’une grande modestie, ici aussi. Car qui sait si de tels souhaits, mûris, réels et non point créés artificiellement à partir de je ne sais quel schéma culturel, ne vont pas un jour être réalisés. Mais celui qui sait prêter l’oreille à de tels souhaits saura peut-être leur frayer le chemin auxquels ils aspirent. Et ce sera la chose la plus difficile à faire. Le maître qui saura aller au-devant de tels souhaits bien aboutis ne peut pas exercer son métier suivant n’importe quelle méthode, au contraire il devra être à la fois bien plus et aussi bien moins. Il lui faudra être à la fois un maître et un élève. Il ne suffit pas qu’il «sache» ni qu’il soit lui-même en situation ««d’enseigner»; Il doit «être capable» de faire tout autre chose : il doit lui-même exprimer des souhaits. L’enseignant ici doit être quelqu’un qui est en mesure de «formuler des vœux». C’est dans la même salle où sont reçus les étudiants, à la même heure où ils sont reçus, c’est là que ces étudiants se découvriront une vocation d’enseignants. Et ce sera peut-être le même, lors de la même séance de réception qui sera reconnu à la fois comme maître et aussi comme étudiant. C’est justement lorsqu’une telle coïncidence se produit qu’on est sûr qu’il a l’étoffe d’un enseignant.
A une condition toutefois, c’est que le parloir tienne en une pièce unique, sans salle d’attente. L’heure de réception doit être «ouverte à tous». Celui qui se présente attendra dans la pièce même. Il attendra le temps qu’il faudra pour parler à son tour avec les autres. Mais celui qui est déjà sur place et veut poursuivre son entretien avec l’autre en tête à tête, devra attendre pour perler (prendre rendez-vous[13]). L’heure de réception permet de mettre en présence chacun en présence de l’autre. Cette heure-là permet de mettre chacun en présence de l’autre, en ce qu’ils partagent tous en commun : la conscience encore si embryonnaire et si occultée d’être un homme juif. Le fait de s’y retrouver avec d’autres, de voir ses vœux rejoindre les leurs, voilà qui donnera un événement marquant, même si le vœu ne parvenait pas à se réaliser. Car il faut bien s’attendre aussi à cela. On peut penser alors au cas inverse, comme dans le modèle berlinois où des cours magistraux n’ont pas lieu faute de participants, eh bien ici aussi des vœux peuvent ne pas se réaliser, faute d’enseignant. Cela n’a pas de conséquences fâcheuses. Car de même qu’un cours magistral qui n’a pas eu lieu reste lettre morte au sein du programme annoncé, car il ne va pas au-delà de l’intention d‘un individu isolé, ainsi un vœu commun non réalisé garde une grande vitalité car il réunit beaucoup de gens. C’est que tout, vraiment tout, ne dépend que d’une chose : la vitalité.
C‘est justement «l’ouverture à tous» de l’heure de réception qui nous garantit ce caractère vivant. Car ce caractère public génère une arme contre le pouvoir mortifère, celui des pontes, qui menace nos juifs d’Allemagne et pour être honnête, tout particulièrement les non-sionistes. Tous ceux qui se sont laissés aller au mandarinat et ceux qui y sont candidats, ces jeunes et vieux vieillards, n’auront plus l’audace de se montrer. C’est qu’ici on ne pose pas de questions, alors qu’eux veulent faire des annonces. Ici, on a des doutes tandis qu’eux veulent des programmes. Ici, on émet des vœux, des souhaits, eux veulent des exigences. Le bonze ne souhaite absolument pas s’égarer parmi les élèves, à moins qu’il se «repente» et jette son habit de mandarin aux orties, pas plus que le champion de l’exposé ne veut se retrouver parmi les maîtres. On a déjà poussé assez de rugissements. Le pupitre a très mauvaise presse chez nous et est devenu une chaire de piètre qualité, et c’est la punition bien méritée pour une classe rabbinique qui dans le meilleur des cas, a, dans sa grande majorité su transformer la chaire synagogale en un mauvais pupitre[14]. Dans ce cas de figure, celui qui doit être promu maître suivant le vœu de ces étudiants aura perdu ses plus profondes convictions alors qu’il se croyait le plus sage de tous. Car celui qui n’en aura pas eu assez, voire même plus qu’assez de ces déclamations de profonde sincérité éprouvera de grandes difficultés à nous rejoindre.
Mais alors qui donc? J’entends déjà des voix dire : comme c’est vague, comme c’est peu défini, comme c’est nébuleux. Quiconque parle ainsi ferait mieux de rester dans la quiétude claire et insouciante de son train-train quotidien qui lui tient si chaud. Car cela ne l’aide en rien d’avoir -en plus de la sobriété qu’il possède déjà- un «judaïsme» d’une sobriété routinière; or c’est bien ce qui risque de lui arriver s’il pose de telles questions.
Mais j’entends aussi les voix de ceux qui diront: c’est trop peu! Celui qui s’exprime de la sorte ferait mieux de s’en tenir au «trop plein» qu’il a déjà. Car il n’est guère plus avancé s’il ajoute à sa collection de pièces rares une petite variété et lui colle une étiquette avec l’inscription: «mon judaïsme» Et en fait, il ne découvrira rien d’autre, s’il pose une telle question.
Mais tant l’un que l’autre pourrait dire: comme c’est beau et, sur un ton dubitatif, «comme ce serait bien si cela existait». Et je trouve pour ma part que son scepticisme est fondé. Ils douteront mais ils viendront. Ils doivent tenter de savoir «si cela existe». Car cela dépend d’eux et d’eux seuls que cela finisse par exister. Oui, cela dépend de la force de leurs vœux, de la puissance de leurs interrogations et du courage de leur doute. Parmi eux on trouve les élèves et les maîtres. Ils viendront. S’ils ne venaient pas, alors le vieux prédicateur, l’Ecclésiaste aura encore raison de dire : faire des livres en grand nombre serait sans fin (Eccl. 12,12).
Traduit de l’allemand et annoté par Maurice-Ruben HAYOUN
[1] Comme on peut le voir, Rosenzweig se fonde sur un verset de l’Ecclésiaste (12,12) pour bâtir l’ensemble de son article : les livres ne sont pas la vie, tel est le sens de cette lettre ouverte à Edouard Strauss, célèbre chimiste de son époque. Ce texte fut écrit au début de 1920 à Cassel et était destiné à servir de programme au Jüdisches Freies Lehrhaus de Francfort sur le Main où il sera publié au printemps de cette même année. Deux réactions importantes sont à signaler, celle de Richard Koch (en 1923) et celle du récipiendaire Edouard Strauss l’année suivante. Ces informations sont tirées du volume des Opera minora de Rosenzweig, Zweistromland.
[2] J’ai publié récemment la traduction française annotée de cette lettre ouverte à Hermann Cohen, sous le titre : Il est grand temps (in TDG : Tribune de Genève)
[3] Cette phrase de Rosenzweig, exprimée sur un ton un peu polémique, a inspiré à Emmanuel Levinas une réflexion qui fit florès : quand on s’interroge sur son identité juive, c’est qu’on est en train de la perdre ou, pire, qu’on l’a déjà perdue…
[4] Voir Maurice-Ruben Hayoun, Moïse Mendelssohn PUF, QSJ ? 1997. Ainsi que le second volume des Lumières de Cordoue à Berlin (Pocket, 2006).
[5] Pour Léopold Zunz, voir Maurice-Ruben Hayoun, La science du judaïsme, PUF, QSJ ?, 1996.
[6] Rosenzweig fait ici allusion à sa lettre ouvertes à Hermann Cohen, intitulée Il est grand temps (Zeit ists).
[7] C’est une expression tirée du langage rabbinique et qui signifie littéralement la voie du monde, c’est-à-dire la façon d’être hic et nunc, en société, et dans ce bas monde. L’expression désigne aussi les relations intimes entre les époux. Dans le sens de Rosenzweig, il faut se référer aux Dix-neuf épîtres sur le judaïsme de Samson-Raphaël Hirsch (1808-1888) qui prônait une totale compatibilité, une harmonie complète entre l’enseignement religieux et la culture dite profane. Mais une certaine orthodoxie, plus obscurantiste, a voulu opposer le sacré au profane.
[8] Allusion au vécu de Rosenzweig lui-même en 1913, lorsqu’il entra dans une synagogue de juifs de l’est à Berlin la veille de kippour et qui en fut bouleversé, au point de renoncer à une imminente conversion au christianisme que ses deux cousins germains avaient opéré et qui lui suggéraient fortement d’en faire autant.
[9] Comme peut le lire à travers ces lignes critiques, Rosenzweig n’était pas une sioniste convaincu !!
[10] Rosenzweig ne partageait l’engouement de ses contemporains pour une ce qu’il considérait être une prétendue essence du judaïsme. Pour lui, à la question de l’essence il faut réponse par la profession de foi juive : Shema Israël…
[11] Le Juif, journal sioniste dont le jeune Buber était le rédacteur en chef et où il publiera même la première nouvelle de Stefan Zweig Im Schnee (Dans la neige) en 1913 .
[12] Ceci est assurément un discours programmatique et idéologique du Freies Jüdisches Lehrhaus de Francfort sur le Main que Rosenzweig voulait mettre sur pied. Les méthodes et l’esprit pédagogiques sont radicalement différentes ce qui se faisait jadis ?
[13] Bien des années avant Martin Heidegger, Rosenzweig pratiquait la coupure de mots, comme ici : sich verabreden veut dire en allemand prendre rendez-vous, mais Rosenzweig découpe ce terme de telle sorte qu’il signifie autre chose sich ver-ab-reden, ce qui est intraduisible en français. Mais le verbe reden signifie toujours parler.
[14] L’auteur critique les sermons rabbiniques prononcés par des candidats-rabbins mal préparés et qui ne répondent pas aux besoins des auditeurs.