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Georges Steiner sur Israël, les juifs et le judaïsme

Les étranges déclarations de Georges Seiner dans son livre d’entretiens, Un long samedi

En lisant des extraits du livre d’entretiens de Georges Steiner et de Laure Adler, extraits portant sur les juifs, le judaïsme et l’Etat d’Israël, publiés par Flammarion sous le titre Un long samedi, j’ai éprouvé un certain malaise. Je me suis aussitôt souvenu d’un colloque à l’Abbaye de Cluny où j’avais pu discuter longuement avec ce très brillant universitaire, même si la minceur de ses connaissances philosophiques, en notamment en matière de sciences du judaïsme (Bible, littérature talmudique ou midrachique, histoire juive, philosophie juive, médiévale et moderne, sans même parler de mystique) m’avait un peu étonné. Et les extraits qu’on peut lire dans le dernier numéro du Figaro-Magazine n’ont pas dissipé ce malaise, bien au contraire ils l’ont renforcé. Certes, il y a les circonstances présentes, le grand âge, une certaine forme d’oubli dans un univers qui ne s’arrête pas, avance sans cesse, alors que votre ardeur, comme disait Bossuet, s’éteint. Mais certains jugements que je ne souhaite pas extraire de leur contexte pour ne pas les mésinterpréter sont vraiment sujets à controverse.

 Les étranges déclarations de Georges Seiner dans son livre d’entretiens, Un long samedi


Les critiques, somme toute légitimes, formulées contre l’Etat d’Israël (dont Steiner n’imagine ni ne souhaite la chute, il faut le préciser), font penser à un snob sentimental qui regrette amèrement l’époque où les juifs ne faisaient de mal à personne mais subissaient au contraire toutes les misères de la terre, sous le regard attendri de quelques belles âmes chrétiennes dont les larmes de circonstance  ne mettaient pas très longtemps à sécher. Steiner dit franchement qu’Israël est contraint (et il insiste fortement sur cette notion de nécessité), pour survivre, de mal se conduire à l’égard d’un autre peuple, de torturer (sic), bref de tourner le dos aux doctrines éthiques dont ses vieux prophètes firent l’apostolat à l’humanité toute entière. (En devenant un peuple comme les autres, ils m’ont enlevé ce titre de noblesse…)

De telles déclarations m’ont fait penser à un vieux débat, que je croyais obsolète aujourd’hui, entre Martin Buber, grand adepte du sionisme, et des écrivains juifs allemands de son temps, comme Arnold Zweig, qui considéraient que le juif était le sel de la terre (Evangiles), qu’il devait traîner ses guêtres dans le monde entier, sans jamais avoir droit à un rétablissement de sa souveraineté sur la terre de ses ancêtres. En gros que le judaïsme est plus important que l’Etat d’Israël ; c’est vrai, c’est même juste, mais c’est une triste utopie que j’oppose à l’expression de Steiner qui définit ainsi le nouvel Etat juif, un triste miracle. Cette conception est vieillotte  et ne veut voir dans les juifs et le judaïsme qu’une séquelle, un vestige d’une grandeur passée qui ne reviendra plus. Cela m’a fait penser à une phrase d’Ernest Renan dans son Histoire d’Israël (qu’il arrête à la chute du Temple et refuse d’aller au-delà) selon lequel Israël a un passé par trop glorieux pour pourvoir espérer une renaissance de nature comparable… C’est une conception entièrement dépassée  du XIXe siècle

Steiner dit qu’Israël n’est pas la seule solution possible.. Ce n’est pas faux mais Israël reste le début de la meilleure solution qui soit. Même les rabbins orthodoxes s’y sont ralliés et ont imaginé une prière où ils qualifient cet Etat de début de floraison de notre Rédemption (réshit tsemihat guéoulaténou) Et les adeptes du sionisme politique ne se sont pas laissés décourager ni démoraliser par la terreur arabe. Ils ont tenu tête et ont construit un Etat fort que Steiner qualifie d’Etat armé jusqu’aux dents… Cela me rappelle un peu les longues conversations que nous avons eues ensemble à Macon et à Cluny : si cet Etat juif n’avait pas été aguerri, aurait il résisté, aurait-il survécu aux attaques de ses implacables voisins ? C’est peu probable.

Mais Steiner  fait preuve d’une certaine honnêteté intellectuelle en reconnaissant que puisqu’il ne partage pas la vie des Israéliens il ne peut pas juger de leur bon doit ni du caractère discutable de leur cause ; il se cantonne à dire sa propre conception de la mission juive. Nous sommes, dit-il en reprenant une citation de Heidegger (dont on parle décidemment beaucoup cet ans ci) : nous sommes des invités de la vie..

Jusqu’ici Steiner s’est contenté de laisser parler sa subjectivité et c’est parfaitement normal puisqu’on lui demandait son avis. Dans la question suivante, celle qui porte sur les racines de l’antisémitisme, ancien et moderne, l’auteur développe largement ses idées, même si celles-ci ne concordent pas toujours avec les résultats des recherches les plus actuelles. A y regarder de plus près, on se rend compte qu’il mêle assez judicieusement il faut le reconnaître, des idées puisées autant chez Nietzsche, Spengler et Hitler.

Les juifs sont haïssables aux yeux du reste de l’humanité, dit-il en substance, parce qu’ils exercent sur celle-ci un insupportable chantage. Et ce rejet s’articule en trois points, plus une remarque infra-paginale : il y a la loi mosaïque, la moins naturelle des lois (sic) et qui donne à l’humanité des directives que celle-ci n’est pas disposée à accepter. Deuxième raison de la détestation des juifs, avoir enfanté le christianisme avec cette figure d’un Jésus qui, dans le Sermon sur la montagne (où il imite Moïse tout en en prenant le contre-pied), reprend des prédications socialisantes des grands prophètes hébreux (Amos, Isaïe, Amos) ; ce qui révèle la vraie nature juive ou judéenne du christianisme. La troisième source de l’antisémitisme, ce sont les idées marxistes qui ont renforcé cette impression de mauvaise conscience et où l’on semble oublier que Marx n’avait plus de lien concret avec les croyances juives puisque son père s’était déjà converti au protestantisme. Mais qu’importe, pour les antisémites, tout le mal vient évidemment des juifs.. Et pour faire bonne mesure, Steiner n’oublie pas Sigmund Freud qui nous a, dit-il, volé même nos rêves, un peu comme si on violait le dernier recoin de notre intimité.  Et c’est la conjonction de tout ces ressentiments qui expliquerait que cette haine du juif ait la vie dure et qu’elle survive depuis des temps immémoriaux.

Quand Steiner dit qu’on oublie tout sauf le juif, cela me rappelle une phrase du pauvre poète juif allemand, membre du mouvement Jung-Deutschland, Ludwig Börne qui disait à peu près ceci : certains me plaignent d’être juif, d’autres m’en félicitent, d’autres enfin s’étonnent que je le sois, mais aucun ne veut l’oublier…

Pour finir, Steiner émet une idée qui lui est propre : le juif a trop duré, dit-il, il dure depuis trop longtemps, au gré de ceux qui le détestent. L’auteur ne signifie nullement qu’il appelle de ses vœux une cessation de notre existence, il reprend simplement une idée chère aux antisémites, au premier rang desquels Hitler en personne qui écrivait, dans son Mein Kampf, que le peuple juif était celui qui faisait montre d’un instinct de conservation inégalé à ce jour (der bisher stärkste Selbsterhaltungstrieb).

J’avoue hésiter entre des approches contradictoires pour définir l’attitude de mon ami Georges Steiner sur ces questions si sensibles : souffre-t-il, sur ses vieux jours, d’une remontée à la surface d’une incontrôlable haine de soi  ou nous offre t il ici une sorte de confessio judaica qui ne veut pas dire son nom ? Je pense à cela car il cite une blague juive qui lui redonne du courage chaque matin que Dieu fait : on annonce la fin du monde, le déluge, dans une dizaine de jours : les protestants s’organisent pour régler les bilans bancaires, les catholiques se voient exhortés à la repentance par le pape et le rabbin dit à sa communauté ceci : Dix jours avant le Déluge ? Mais c’est amplement suffisant pour apprendre à respirer sous l’eau…

Ce qui me plaît moins, c’est que Steiner dise, sans mauvaise intention, qu’Israël est un triste miracle, Israël est un beau et grand miracle, celui d’une renaissance providentielle d’un peuple qui n’a jamais oublié l’alliance avec son Dieu qu’il a transmis à l’humanité. Mission qu’on ne lui a jamais pardonnée…

Mais voilà, la vie n’a jamais été simple. Et pour finir, je laisserai la parole à un éminent historien allemand du XIXe siècle, Théodore Mommsen, spécialiste de la Rome antique, qui disait ceci en substance : Israël n’est pas apparu tout seul sur la scène de l’histoire mondiale. IL avait un frère jumeau… l’antisémitisme.

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