Qu’est-ce que l’exil? A l’invitation de la CICAD de Genève, le 29 avril
Quand on pense à cette notion d’exil qui connote l’idée de déracinement, d’arrachement à un environnement et à un univers familiers, le cas du peuple juif dans ses différentes variantes (ashkénaze et séfarade) s’impose à nous. En effet, il est incontestable, au plan historique, que ce peuple est l’unique groupe ethnique à avoir conservé dans sa mémoire le souvenir lancinant de la terre ancestrale, la Terre promise par Dieu à un peuple qu’il a tenu à distinguer d’une grâce particulière. Mais on commettrait un grave oubli en négligeant les références à l’exil chez Platon, Lucrèce, Sénèque et quelques autres auteurs de la mythologie antique. Même des natures aussi profondément religieuses comme Saint Augustin abordent le sujet de façon poignante dans ses Confessions.
Qu’est-ce que l’exil? A l’invitation de la CICAD de Genève, le 29 avril
Avant d’entrer in medias res, c’est-à-dire d’analyser les différentes formes d’exil vécues par la diaspora juive dans son ensemble, je vais dire un mot de la Bible hébraïque, car aucun autre exil que celui du peuple juif n’a duré aussi longtemps, près de deux millénaires, imprimant à la religion et à la spiritualité d’Israël des marques quasi-indélébiles. Mais l’aspect miraculeux tient au fait suivant : ce peuple a toujours évoqué sa rédemption dans ses prières, dans ses solennités et même ses néoménies. Au moins trois fois par jour, il a prié pour le rassemblement des exilés, éparpillés aux quatre coins de la planète.
Dans la Bible hébraïque, certains veulent lire cette tragédie de l’exil et de l’expulsion dès les tout premiers chapitres de la Genèse : c’est à travers les personnes d’Adam et Eve, l’humanité tout entière qui a été exilée du paradis. C’est le couple paradisiaque qui a provoqué son exil et sa condamnation à vivre dans ce qui est ce bas monde où l’humanité, devenue mortelle, a trouvé refuge… Israël qui va, en sa qualité de peuple, subir un sort analogue, en raison de ses nombreux péchés et de son inconduite, goûter l’amertume de l’exil, ne l’a pas vraiment initié.
Dans le livre du Deutéronome, le dernier du Pentateuque de Moïse, les Hébreux sont menacés de la pire des sanctions pour leur inconduite et leur indiscipline ; et quelle est cette sanction, la pire et la plus redoutée de toutes ? L’exil, la déportation. Il faut relire ces versets des derniers chapitres du Deutéronome dont on sait qu’il fut écrit à l’époque de l’exil justement et qu’il inaugure les six livres de l’historiographie biblique ; livre de Josué, des Juges, les deux livres de Samuel et les deux livres des Rois. Dans toute cette littérature on parle de l’exil comme d’un mal à venir alors qu’il était effectivement vécu par les historiographes de cette même époque.
Dans la mythologie grecque nous trouvons que la notion d’exil joue chez Platon un rôle important. Mais il ne s’agit plus d’exil géographique, consécutif à une invasion étrangère ou à une défaite militaire ; il s’agit de l’âme, originaire des régions supérieures, qui sombre dans le secteur ténébreux des corps où elle sera retenue prisonnière. C’est l’exil psychologique, la dichotomie entre l’âme et le corps, l’esprit et la matière. Sénèque lui-même, envoyé en relégation en Corse entre l’an 41 et 49 sous la prétendue accusation d’adultère, fait état de la douleur ressentie lorsqu’on est coupé de ses racines. Saint Augustin prie Dieu de lui accorder d’être là où il doit et non où il est alors qu’il aspire à être ailleurs. Un peu comme la plante qu’on arrache de son terreau pour la replanter ailleurs sous d’autres cieux avec d’autres conditions qui ne sont plus celles pour lesquelles elle a été créée.
Le drame de l’exil, c’est d’être là où on n’a pas prévu, ni choisi d’être. Mais nous verrons plus bas que les êtres les plus aguerris savent faire leur profit de toute adversité. Hegel parle lui aussi de la formidable positivité du négatif : par une adroite dialectique, l’homme, victime d’un exil, mérité ou immérité, cherche à le transcender avec succès. Il fait alors d’une épreuve une force !
Songez à l’exil subi par le prophète Jérémie au VIe siècle avant notre ère. Ce prophète avisé a permis à son peuple d’éviter l’aliénation, qui est la sœur jumelle de l’exil. Si vous ne vous adaptez pas à votre nouveau milieu, surtout quand il vous a été imposé, vous sombrez dans la dépression, votre instinct vital vous abandonne et la mort survient à plus ou moins brève échéance. Dans le chapitre XXIX de son livre, Jérémie nous livre une véritable charte de l’Israël en exil : bâtissez des maisons et habitez y, donnez des épouses à vos fils, prenez des époux pour vos filles, plantez des vignes et consommez en les fruits, enfin, priez pour le bien-être de l’état où vous Dieu vous a exilés car par sa paix vous aurez aussi la paix.
Quelle lucidité politique ! Quelle belle vision de l’avenir ! Quel optimisme ! L’Histoire a donné raison à ce prophète abusivement assimilé à des complaintes, au point d’avoir donné naissance au terme de … jérémiade ! En son chapitre XXXI, il persiste et signe : il intime à la matriarche Rachel de cesser de pleurer pour ses fils, il faut sécher tes larmes, lui dit-il, il y a un espoir pour ta fin et tes fils rentreront chez eux… Là encore, l’Histoire lui a donné raison. Au lieu de passer son temps à pleurer sur les rivières de Babylone comme le rapporte le Psalmiste, Jérémie a dressé un programme politique, garant de la survie d’un peuple en exil. Jérémie est donc un bon disciple (sic) de Hegel, il a illustré deux mille ans avant lui la fameuse positivité du négatif…
Et puisqu’on parle de l’attachement du peuple d’Israël à la Terre promise, il faut rappeler que le rapport de ce peuple à cette terre est surtout caractérisé par la nostalgie et la distance. Franz Rosenzweig dit dans son Etoile de la rédemption que même installé sur sa terre, le peuple juif est en exil, un exil intérieur que nous retrouvons chez des auteurs juifs de langue allemande : Josef Roth (Le poids de la grâce) et Stefan Zweig (Sous la neige).
Le peuple juif a développé une véritable métaphysique de l’exil, et ce grâce à la conscience qu’il a pu en prendre. Car l’âme d’Israël n’est pas morte en exil ; elle a, certes, subi de profondes mutations, car qui nous dira à quoi aurait ressemblé le judaïsme aujourd’hui, sans la cuisante défaite de l’an 70, le sac de Jérusalem, la destruction du Temple et l’exil et la déportation ? Y aurait il eu des Juifs séfarades et des Juifs ashkénazes ? On ne le saura jamais car on ne peut pas faire que ce qui s’est produit ne le fût point ni que ce qui ne s’est pas produit se soit effectivement produit…
Exilé de sa terre, arraché à son environnement, le peuple juif n’a, de fait, produit sur sa terre ou dans ses environs, que la littérature biblique. Ce qui n’est pas si mal. Mais l’immense dépositoire de sa spiritualité fut le produit né dans des terres étrangères. Il dut se confronter à d’autres idées, à d’autres cultures et à d’autres croyances, monothéistes ou polythéistes.
C’est en exil que les Juifs ont développé une philosophie et une mystique, même si l’on peut en retrouver quelques racines dans des temps bien plus anciens. La philosophie a permis de retrouver ce qu’on a perdu à chaque exil : on voit se déployer sous nos yeux une quête identitaire lancinante. Toute la philosophie maïmonidienne est subsumée ici. Le Guide des égarés n’aurait jamais vu le jour en terre d’Israël, ni même le Mishné Tora puisque, sans exil, toute une partie de la législation émise par les Sages du Talmud n’aurait pas eu de raison d’être.
On ne le souligne pas assez : l’exil n’a pas mis fin au judaïsme mais il en a sensiblement modifié la physionomie. C’est l’argument-phare des adeptes de la réforme et du libéralisme dans l’Allemagne du XIXe siècle.
En se confrontant à l’aristotélisme arabe de son temps, Maimonide se demandait en fait ceci : que suis-je ? Qui suis-je ? Qu’est ce qu’être juif en notre temps ? Celui qui a le plus intensément exprimé sa nostalgie de la Terre de promission n’est autre que le poète-théologien Juda Halévi dans ses sionides (Shiré Tsyon) ; tous connaissent son fameux vers : mon cœur est en Orient alors que je me trouve, moi, au fin fond de l’Occident…
Ce Halévi m’est assez sympathique bien qu’il fût un adversaire acharné de la philosophie de son temps. Il voulut rejoindre la Terre sainte mais n’y parvint pas. Il ne fut pas le seul dans ce cas, le grand penseur Nahmanide avait formé le même projet. Un projet qui sera repris à chaque génération.
Un peu plus tard, un éminent érudit traditionnel, timidement ouvert au savoir scientifique de son temps, le grand rabbin Juda Löw, dit le Maharal de Prague, a compilé tous ces sermons synagogaux sous le titre éloquent, Le puits de l’exil (Béér ha-Gola). L’exil, originellement punition divine, peut aussi devenir, si l’on sait s’y prendre, une bénédiction. On élargit ses horizons, on propage la foi en le Dieu unique et on fortifie, en dépit de l’antisémitisme, le peuple d’Israël. C’est ainsi que s’explique la naissance de toute cette lignée de philosophes, de poètes et de grammairiens.
Tous ces penseurs étaient originaires du royaume de France ou d’Aragon, ou de Léon, et se partageaient en communautés de des deux côtés des Pyrénées. Tout semblait bien se passer jusqu’au jour funeste où Isabelle la Catholique signa le honteux décret d’expulsion de 1492.
Ces Juifs qu’on nomme les séfarades et auxquels Maimonide, natif de Cordoue et lui-même victime d’un double exil ( de Cordoue et de Fès), s’identifiait en signant Moïse le jeune d’Espagne (=Andalousie), ont fait le tour du monde. On les retrouve parfois même en Amérique du sud, dans tout le pourtour du bassin méditerranéen, même à Hambourg, ville portuaire de la ligue hanséatique où officia jadis le vieux rabbin Jacob Sasportas, anciennement à Salé au Maroc et ensuite dans cités séfarades d’Europe. Ils essaimèrent en Italie comme le célèbre Isaac Abrabanel mais aussi Isaac Cardoso auquel Yossef Hayyim Yerushalmi a élevé un monument inoubliable. (De la cour d’Espagne au ghetto italien)
Ce sont des séfarades qui sont intégralement responsables de l’invasion mystique au sein du judaïsme. Cette incroyable richesse qui fait fond sur des résidus talmudiques censurés par le courant majoritaire plus classique et plus sobre intellectuellement, a prospéré à des moments cruciaux de l’histoire intellectuelle de cette branche du judaïsme.
Moïse de Léon est l’auteur de la partie principale du Zohar, mis en circulation vers 1270, si l’on en croit la datation des premières citations de cette littérature par d’autres. Un petit siècle auparavant on a connaissance du Sefer ha- Bahir dont le caractère gnostique est bien plus prononcé. Mais celui qui va révolutionner la situation n’est autre que le jeune Isaac Louria, dit le ARI ha-qadosh, le saint lion de la confrérie. Il a donné son nom à la kabbale de Safed.
On résume généralement cette métaphysique de la kabbale en trois points : le tsimtsoum (l’auto contraction de Dieu qui libère ainsi un espace primordial où le monde peut prendre place), le bris des vases (shevirat ha-kélim) qui explosent sous la surpuissance de la semence divine que nul récipient ne peut contenir et enfin le tikkoun, la restauration de l’harmonie cosmique. Celle-ci est assurée par l’orant qui concentre son attention sur différents niveaux séfirotiques correspondants. Ce drame cosmique se veut à l’image du drame subi à l’échelle individuelle par les parents et grands parents de Louria
Ce ARI a entièrement transformé le judaïsme de l’intérieur ; il existe même un mode de réception et d’accueil du sabbat selon des textes choisis par lui-même, extraits du séfer ha-Zohar. Je les lisais par cœur du temps de ma jeunesse, sous la direction de mon regretté père (ZaL)
Et le thème de l’exil, suivi de celui de la rédemption, jouent un rôle important dans cette mystique, née comme une réponse ou une réaction à ce drame que fut l’expulsion de la péninsule ibérique pour des dizaines de milliers d’hommes, de femmes et d’enfants.. Au thème de l’exil (galout, gola) correspond l’antidote de la rédemption (gueoulla, yeshoua).
Mais tous les Juifs séférades n’ont pas eu le courage ou la force de caractère pour résister à la christianisation forcée. Ils devinrent des Marranes, des nuevos conversos, qui vécurent comme des Chrétiens en apparence tout en continuant à judaïser en secret. N’est ce pas là le pire des exils ? Terrible hiatus entre ce qu’on est et ce qu’on fait. Quelle distorsion de la conscience.
Le messianisme, doctrine de la rédemption universelle, n’a pu germer que dans des esprits judéo-hébraïques, en l’occurrence les prophètes : ce sont eux qui, victimes de l’exil, ont aspiré à des jours meilleurs.
Un philosophe d’origine marrane qui a révolutionné l’histoire de la pensée, est issu d’un milieu séfarade : Baruch Spinoza. Bien que son Ethique fût conçue comme une sorte de pierre tombale du messianisme d’Israël, il a dit dans sa Grammaire hébraïque que les Juifs finiraient par gagner la Terre sainte, terre promission.
J’achèverai cet article, rédigé à l’invitation de la CICAD de Genève, par deux citations d’auteurs allemands, des Ashkénazes, donc.
Le premier n’est autre que Franz Rosenzweig (mort en 1929) qui écrivit un grand ouvrage intitulé L’Etoile de la rédemption (1921) : cette œuvre répond en quelque sorte à l’ouvrage du Maharal, cité plus haut, le Puits de l’exil… A l’exil répond la rédemption.
Enfin, l’autre est le grand Léo Baeck (mort en 1956) qui a parlé ainsi des deux branches de la nation juive : les ashkénazes ont développé la philosophie de la piété, les séfarades la piété de la philosophie.
Maurice-Ruben HAYOUN