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La guerre allemande de Nicolas Stargardt

La guerre allemande de Nicolas Stargardt (Librairie Vuibert)

Ce qui se cache derrière ce titre n’a rien de mystérieux ; il s’agit de voir comment les Allemands vivaient la guerre de l’intérieur. Comment et à l’aide quoi ont-ils pu supporter tant d’années de souffrances et de privations ? Eh bien, en lisant les échanges épistolaires entre les soldats sur le front et leurs parents, leurs épouses, leurs fiancées, leurs pasteurs ou leurs curés, etc… On trouve dans ce type de documents de la matière brute, à nulle autre pareille. Les gens qui écrivaient de telles missives ou échangeaient de tels propos n’obéissaient à aucun à priori ; je veux dire qu’ils n’adaptaient pas leur discours pour complaire à tel ou tel. Ils disaient, parfois au péril de leur vie, ce qui leur tenait à cœur. Certes, la Gestapo et les SS n’ont jamais, jusqu’à la dernière minute, relâché la surveillance exercée sur la population allemande. Les rapports de ces organes de sécurité ont été conservés et l’auteur de beau livre y a puisé de précieux renseignements. On est littéralement sidéré de lire ce que vivaient les soldats sur le front de l’est et on comprend mieux le nombre croissant de déserteurs ou de défaitistes.

 

Quelques exemples : entre juillet et août 1943, on trouve dans les échanges entre amis ou familles des cris alarmants suite au terrible bombardement (avec bombes incendiaires et explosifs semblables au napalm) de la ville de Hambourg ; un incendie gigantesque qui fit des milliers de morts dans des circonstances atroces, au point que la Wehrmacht dut se résoudre à mettre sur pied un plan d’évacuation des métropoles allemandes… Et cela n’empêcha pas le terrible bombardement à venir de la ville de Dresde qui fit, cette nuit là, des dizaines de milliers de victimes. Cologne ne fut pas épargnée, non plus.

Ce qui est intéressant dans toute cette affaire, ce sont les réactions des Allemands ordinaires qui commencent à établir un relation de cause à effet entre ces bombardements de terreur et le sort réservé aux Juifs dans les camps d’extermination.

Tel instituteur, devenu capitaine d’infanterie, écrit calmement que les aviateurs de la RAF et les bombardiers US infligent à la population allemande les mêmes souffrances que les SS font subir aux juifs qu’on veut exterminer à l’échelle de tout un peuple… De telles déclarations infirment pour toujours la thèse de l’ignorance de ce qui se passait vraiment. Quand on voyait partir vers l’est des voisins juifs qui ne revenaient plus jamais et qu’on sautait sur l’occasion pour occuper leurs maisons et s’accaparer leurs meubles, on devait bien se faire une idée du sort qui lui fut réservé…

Nous savons aujourd’hui que les deux tiers de la population allemande était encartés en quelque sorte dans de multiples associations : de vétérans de la grande guerre, des groupes professionnels, des mouvements de jeunesse (comme la Hitlerjugend), toute la société allemande était enserrée dans un filet aux mailles très fines. Et lorsque le décret de mobilisation générale fut signé en aout 1939, aucun secteur de la vie sociale ne fut épargné. Sans même parler de la surveillance stricte de la Gestapo. L’auteur de ce beau livre nous apprend que même les tribunaux furent mis à contribution et pratiquaient une justice des plus expéditives : si en 1941 environ 1200 condamnations à mort avaient été prononcées, en 1943 on n’était pas très loin des 4500 !

Les Allemands savaient donc que leur pays livrait une guerre génocidaire qui n’épargnait ni les bébés ni les vieillards. Au milieu de l’été 1943, les choses étaient connues de tous puisque certains établissaient une relation entre les terribles bombardements et l’extermination des Juifs : c’était la punition que les Alliés «enjuivés» réservaient aux Allemands… Ces derniers ne pouvaient pas savoir que les associations juives de Grande Bretagne avaient supplié Churchill –en vain- de bombarder au moins les voies de chemins de fer menant aux camps d’extermination… Il répondit que la RFA avait mieux et plus urgent à faire.

Mais ce qui nous intéresse, c’est que les Allemands ont continué de soutenir le régime nazi et sa guerre contre le reste du monde. Mais un fait demeure incroyable tant il est difficile à comprendre : alors que les Japonais ont capitulé sans avoir à battre jusque sur le parvis du palais de l’empereur à Tokyo, le dernier carré de fidèles se battit jusqu’aux portes du bunker d’Hitler. L’auteur rappelle qu’en 1943 un coup d’état militaire sans effusion de sang chassa Mussolini du pouvoir ; c’était peut-être aussi une occasion à saisir. Certes, il y eut les conjurés de juillet 1944 mais la répression fut sans pitié. Toutefois, si l’on avait eu à faire face à un vrai soulèvement populaire, animé par une population qui était à bout de force, il n’est pas sûr que les Nazis seraient sortis victorieux de cette sanglante confrontation. Les Allemands ont donc continué à se battre alors qu’ils savaient que la guerre était perdue et que leur pays ne serait plus jamais comme avant.

Il est un élément que l’auteur met en avant et qui a exercé une influence grandissante sur le moral de cette population : c’est la première guerre (1914-1918) qui entretenait un sentiment vivace d’injustice, d’iniquité. Ceux qui s’étaient battus et qui reprirent le chemin du champ de bataille, vingt et un ans après le traité de Versailles, voulaient effacer ce qu’ils vivaient comme une insupportable humiliation.

Que disaient les dirigeants spirituels et religieux de cette guerre conquérante avant de devenir génocidaire ? Tant les catholiques que les protestants étaient divisés sur cette guerre. Mais presque toutes les communautés religieuses, à l’exception de très rares héros de la conscience humaine (comme l’évêque de Munich qui, au péril de sa vie, protesta du haut de sa chaire contre l’extermination des malades mentaux), l’antisémitisme avait fini par l’emporter sur toute autre considération, du genre amour du prochain, respect de l’Evangile et de son message fraternel.

Au fil des pages de cet ouvrage qui en compte huit cents, on découvre des gens qui s’imaginent que la guerre va bientôt cesser, qu’ils reprendront pied dans leur vie sociale, bref qu’ils rattraperaient le temps perdu. Et ce fut loin d’être le cas : ainsi de ce jeune sergent qui a tout juste le temps de déposer chez une tante ses objets personnels, de griffonner un message d’adieu à a fiancée (pas de téléphone portable à l’époque !) et de sauter dans un train en marche pour se rendre au lieu fixé pour recevoir son équipement…

Lorsque les troupes hitlériennes envahirent la Pologne, avec l’assentiment secret de l’URSS, il y eut des groupes d’intervention (Einsatzgruppen) qui accompagnaient l’armée régulière et se chargeaient de protéger ses flancs et ses arrières. Les exactions de ces criminels étaient telles que le général Blaskowitz s’en émut et dénonça à sa hiérarchie, au général commandant l’armée de terre, les atrocités commises. Il constitua même un dossier dont personne ne tint compte. Il écrivit maintes fois à Hitler lui-même qui finit par le répondre ceci : on ne mène pas une guerre avec les méthodes de l’armée du salut…

Mais ce qui est plus glaçant, c’est la description de certaines de ces atrocités : des camions conduisent des juifs et des catholiques polonais soupçonnés de résistance. Un soldat décrit dans une lettre une jeune femme polonaise marchant dignement avec ses trois enfants (dont le plus jeune n’a que quelques semaines) vers la tranchée où elle sera exécutée avec eux. Les jeunes soldats s’éloignent de quelques mètres pour ne pas assister à l’exécution de bébés mais ils reviennent pour assister à la mise à mort des adultes… Les bourreaux pointent le canon de leur arme à vingt centimètres de la tête des futurs suppliciés. Et, nous dit la lettre, des débris de cervelle souillent leurs uniformes car ils s’étaient trop approchés. D’autres filment la scène et comptent envoyer au pays la bande… L’horreur absolue !

Les missives échangées entre le front et l’arrière peuvent aussi comporter des choses plus légères : songez que la guerre a éloigné des millions d’hommes de leurs foyers laissant les femmes seules avec leurs besoins et leurs envies. Certaines lettres rappellent en termes un peu coquins les plaisirs amoureux qui appartiennent désormais au passé. Et chose significative, la raréfaction des courriers laisse aussitôt planer le doute de l’infidélité. Exemple, ce soldat allemand qui avoue s’être rendu au bordel de Lille, mais juste pour … voir ce qu’y passe

En plus du coût considérable de la guerre en matière de ressources, de vies humaines, de deuils, de tristesse et de maladies, il y avait le coût moral et psychologique. Les permissions des soldats se faisaient de plus en plus rares, les femmes réagissaient mal arguant qu’elles avaient des besoins et des désirs que d’autres allaient venir satisfaire ! Le soldat qui recevait une telle lettre n’avait plus qu’une obsession : rentrer chez lui et revivre aux côtés de sa femme. Le régime en fut conscient et diffusa largement son nouveau slogan mobilisateur : tenir bon coûte que coûte !

On a évoqué plus haut les terrifiants bombardements aériens de Hambourg, sans oublier ceux de Cologne, où les morts se comptaient par dizaines de milliers ; il devenait matériellement impossible d’offrir aux familles des victimes une sépulture individuelle sur laquelle on viendrait se recueillir. Les familles ont très mal réagi et le régime dut en tenir compte.

Les services religieux dans les églises attiraient de moins en moins de monde. Il y eut des journées de commémoration de ces bombardements au cours desquelles prêtres et pasteurs tentaient de consoler les endeuillés par des sermons lénifiants, parfois même des réponses théologiques, se retranchant derrière le caractère insondable de la volonté divine… Il n’était pas rare de voir des gens se lever pour ne pas écouter ces sornettes jusqu’au bout.

Lorsque la vie devint vraiment impossible dans certaines métropoles allemandes, la connexion entre l’extermination des juifs et la punition des Alliés par les bombardements refit surface : d’aucuns proposèrent de se servir des juifs comme de boucliers humains… On fit savoir aux Britanniques que pour un Allemand tué pas moins de dix juifs passeraient de vie à trépas.

Il y aurait tant à dire car cet ouvrage est d’une grande richesse et montre comment la guerre fut vécue de l’intérieur. Il y eut aussi, après la défaite, la thèse de la culpabilité collective qui a agité l’opinion publique durant des années. Mais c’est déjà une autre histoire.

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