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Le royaume d’Espagne dans la conscience juive… (Spanya khalya)

Le royaume d’Espagne dans la conscience juive… (Spanya khalya)

Les problèmes traversés par la monarchie espagnole aujourd’hui -et que je souhaite passagers- m’ont fait penser à un événement que plus personne n’évoque, pas même les descendants des intéressés : les tumultueuses relations entretenues entre les juifs de la péninsule ibérique, victimes de sanglantes persécutions tant en Europe que dans le Nouveau monde, et les autorités civiles et religieuses de ce pays au cours du Moyen Age.

Pendant des siècles, les autorités religieuses juives décrétèrent l’interdiction de résider dans les domaines de la couronne castillane. L’Espagne devenait une aire géographique congénitalement hostile aux juifs et maudite. On l’avait frappée d’anathème, son seul souvenir était banni, proscrit et ce n’était que justice, comparé aux actes barbares et cruels que les tribunaux de l’Inquisition avait infligés à de pauvres juifs dont le seul crime était de vivre extra ecclesiam (hors de l’église)…

Le royaume d’Espagne dans la conscience juive… (Spanya khalya)

 

 

C’est aussi en Espagne que l’Inquisition fit des ravages avec ses tribunaux, sa chasse aux marranes, ces juifs qui judaïsaient en secret, ces autodafés au cours desquels des enfants soumis à la question, dénonçaient leurs parents. Et il y eut, auparavant, cette expulsion de tout un peuple, jeté sur les routes, livré à l’arbitraire après avoir vécu en Espagne des siècles durant.

Mais comme le dit un célèbre adage talmudique le Saint béni soit-il commence par envoyer le remède avant d’infliger la maladie. Des cités voisines d’Europe, comme Amsterdam, par exemple, furent un véritable havre de paix pour ces réprouvés, chassés de chez eux. Spinoza lui-même aurait pu naître en Espagne, n’était l’Inquisition et ses excès ; il vécut à Amsterdam et ailleurs en Hollande, sans être inquiété alors qu ‘il était de descendance marrane.

Même Isaac Abrabanel (ob. 1506), le familier des rois et des reines, banquier et philosophe-exégète à ses heures, ne parvint pas à faire annuler le décret d’expulsion : la très catholique reine Isabelle était contrainte, avec son époux Ferdinand, d’obéir aux injonctions de l’église catholique, alarmée par l’incroyance montée en puissance des juifs dans la société et la culture du pays. Le clergé se sentit menacé dans ses prérogatives et formula une demande radicale : les juifs avaient le choix entre l’exil et la conversion. C’est ainsi que Abrabanel, le grand intellectuel juif de la fin du XVe siècle ayant vécu sa vie durant somme un prince, a fini ses jours dans le ghetto de Venise où on avait bien voulu lui accorder l’asile.

La conscience juive de l’époque compara cette catastrophe à un autre traumatisme sans égal dans l’histoire : la destruction du temple de Jérusalem, la dispersion, la survenue d’un exil qui durait depuis près d’un millénaire et demi. Les juifs les mieux intégrés avaient cru trouver dans la péninsule ibérique une nouvelle Terre promise, et voici que soudain, pour réaliser l’unité religieuse du royaume, l’église procédait à une sorte de purification ethnique avant la lettre…

D’Espagne, ces megorashim (expulsés) essaimèrent en Afrique du nord mais aussi en Italie, en Bulgarie et principalement en Turquie où l’un de mes ancêtres du côté maternel, Moshé Elmosnino, auteur d’un ouvrage kabbalistique, publié à Izmir, s’était établi. Tout le pourtour du bassin méditerranéen se peupla de juifs fuyant les territoires de la couronne. Des villes comme Thessalonique allaient abriter des communautés juives florissantes. Les autorités turques de l’époque facilitèrent l’installation de ces exilés chez elles.

Mais dans les havres de paix où ils s’étaient installés et repartaient de zéro, les juifs commencèrent à réfléchir sur ce qui leur était arrivé. Je laisse de côté des essais théologiques d’interprétation de ce drame qui y discernaient une sorte de punition divine pour je ne sais quel manquement particulièrement grave. Abrabanel, philosophe et théologien, gagné par la tristesse d’une vie perdue et transplantée ailleurs que dans son Espagne natale, développa l’idée que ses contemporains avaient délaissé la Tora divine pour se concentrer sur la philosophie du grec Aristote… D’où ce châtiment qui ne pouvait qu’être d’origine divine, eu égard à son ampleur… D’autres voyaient dans ce drame la punition d’un acte particulièrement odieux commis à l’époque biblique : la vente de Joseph par ses frères…

C’est dire combien les penseurs juifs eurent du mal à comprendre ce qui leur arrivait. Dans mon Que sais-je ? sur L ’historiographie juive, j’ai tenté de montrer comment les historiens de l’époque ou leurs héritiers tentèrent de comprendre ce drame, à défaut d’expliquer.

Mais il existe aussi un aspect positif dans tout cela. Gershom Scholem a écrit un jour que la kabbale lourianique, celle de Safed, donc du XVIe siècle, que l’on distingue de la kabbale zoharique du XIIIe siècle, constitue une sorte de réponse politico-religieuse à ce drame historique que fut l’expulsion d’Espagne. Cette secousse tellurique, ce véritable tremblement de terre frappant tout un peuple, devait connaître une élucidation, que la philosophie rationaliste, d’essence maïmonidienne, ne pouvait guère fournir. Et en effet, l’expulsion d’Espagne coïncide un peu avec le déclin, voire l’extinction de la spéculation philosophique. Souvenez vous de ce que disait Abrabanel plus haut…

Louria qui assurait sa subsistance en s’adonnant au commerce du thé et qui ne vécut que moins de quarante ans sur cette terre, était lui-même un descendant de ces expulsés. La kabbale de Safed qu’il développa ressemble étrangement, dans ses principes fondateurs, à une concrétisation de ce drame politique que fut l’expulsion. Obéissant à une règle dont l’âme ou l’intellect des juifs semble avoir le secret, il élargit les dimensions de ce drame personnel à quelque chose de cosmique. Les concepts fondamentaux de sa kabbale sont : le tsimtsoum, l’autocontraction de Dieu qui se retire du monde pour faire place à la création. Cela signifie aussi une éclipse de Dieu et de sa justice. Une sorte de désintérêt pour ce monde ci où la bestialité des hommes se donne libre cours.

Ensuite, il y a le bris des vases (shevirat ha kélim), ce qui signifie que même en s’étant retiré de ce monde qu’il avait créé, Dieu devait, néanmoins, continuer à assurer sa persistance dans l’être. Comment ? En lui infusant un flux vivifiant. Mais comme aucun ustensile humain ne peut contenir l’influx divin, les vases chargés de le recueillir explosent sous la force surnaturelle de ce don. Là encore, c’est la métaphore de l’explosion qui marque les esprits. Ce monde où nous vivons est un monde éclaté, désaxé, livré à la violence et à l’arbitraire. Un peu comme ce que les juifs avaient vécu, lorsqu’ils furent arrachés à leur monde…

Mais à cette seconde phase, cet influx fait de lumière se transforme et passe du symbole sexuel (la flux vivifiant) à un symbole lumineux. N’oublions pas que la kabbale ne procède pas conceptuellement mais par métaphores et associations d’idées. Ces parcelles de lumière, errant comme des âmes en peine à travers le cosmos, doivent être repêchées et ramenées à leur région d’origine, celle de la divinité. C’est la troisième étape du système lourianique : le tikkoun, la restauration de l’harmonie cosmique.

Mais comment donc ? Par l’oraison, la prière, récitée selon un nouveau symbolisme kabbalistique. C’est ainsi que les kabbalistes prirent possession en douceur de tout l’édifice du judaïsme rabbinique, lequel s’est laissé emporter sans résistance. Il fallait désormais se concentrer sur le monde séfirotique, contribuer à leur unification.

Repêcher les parcelles de lumière tombées dans un univers d’obscurité et d’impureté revenait à porter symboliquement remède aux conséquences désastreuses de l’exil.

Quel peuple ! Quelle force de résilience ! D’une épreuve il a fait une force. Sa réaction mystico-philosophique à un drame politique lui a permis d’élargir les bornes de son esprit et de sa vision du monde.

Mais aujourd’hui, plus aucun anathème ne pèse sur l’Espagne qui a bien voulu rendre leur nationalité à ceux des descendants d’expulsés que nous sommes.

Un petit effort reste à fournir pour ce qui est des relations avec l’Etat d’Israël. L’Espagne doit le faire aujourd’hui.

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