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Arnaud Bertrame entre le Christ et Emmanuel Levinas

Arnaud Bertrame, entre le message du Christ et la philosophie éthique d’Emmanuel Levinas

L’idolâtrie est la réalité réelle, la réalité naturelle. Cependant, la parole de rabbi Akiba ne laisse-t-elle pas entrevoir, pour la fréquentation même de la halakha et de l’Aggada, comme une sévère joie quotidienne dans la proximité de ce Dieu invisible et à peine thématisable, qui me concerne et me cerne, m’obsède à travers le visage du prochain et la responsabilité pour autrui dont la Thora explicite l’impératif ? (A l’heure des nations, p 81)    

L’éthique n’est pas le corollaire du religieux ; il est, de soi, il est l’élément où la transcendance religieuse peut avoir un sens. (Leçon talmudique sur la justice in Cahier de l’Herne p 97).

Partout où l’on va vers l’altérité sans l’obstination de savoir ce que l’on cherche, ce qui va se passer ou ce dont on va profiter, dans un acte noble comme celui d’agir sans compter, en étant exposé au danger possible, il y a lieu de parler d’une orientation éthique (Smadar Bustan, Levinas et Husserl : Dépasser l’intellectualisme philosophique, p 57)

Notre Michna entend aussi imposer une limite à l’arbitraire de l’économie et à l’aliénation. Soulignons encore un détail… caractéristique de l’humanisme juif : l’homme dont il convient de défendre les droits, c’est d’abord l’autre homme, ce n’est pas initialement soi. Ce n’est pas le concept « homme» qui est à la base de cet humanisme, c’est autrui (Du sacré au saint… p17).

Le sacrifice consenti, en toute connaissance de cause par cet officier supérieur de la gendarmerie puise à deux sources, différences mais non point opposées car ayant grandi sur le même humus, le judéo-christianisme. Un homme, se trouvant sur ce lieu, par hasard, avait rendez vous avec le destin, son destin : la mort en se substituant à une femme otage, retenue par un odieux terroriste islamiste qui déshonore par cet acte abject, la cause qu’il prétendait défendre : tuer un être innocent au nom d’un Dieu qui est tout sauf un Dieu d’amour et de compassion.

Or, en y regardant de plus près, on se rend compte que l’éthique, telle que développée par Emmanuel Levinas dans ses écrits, illustre en tout point le geste du colonel martyr : mourir pour quelqu’un d’autre, quelqu’un qui ne vous a rien demandé mais pour lequel on se sent responsable.

Je sais bien que le colonel a suivi un cursus plus militaire que religieux mais cette discipline militaire suivait une théologie politique.

Si l’on devait chercher un axe central, un centre de gravité de la pensée de Levinas dans le domaine, de nos jours, si courtisé, de l’éthique, ce serait l’Autre, autrui (deux termes que Levinas écrit souvent avec une lettre majuscule), ou bien le prochain, le semblable, même si ce dernier vocable pourrait prêter à confusion puisque le moi veut toujours modeler l’Autre à son image, en faire un même, une sorte de sosie pour le réduire et par conséquent, le dominer.

Voici ce qu’écrit Levinas au sujet de L’Autre in Le temps et l’autre : Certes, l’Autre qui s’annonce ne possède pas cet exister, comme le possède le sujet ; son emprise sur mon exister est mystérieuse ; non pas inconnue mais inconnaissable, réfractaire à toute lumière. Mais cela indique précisément que l’autre n’st en aucune façon un autre moi-même, participant avec moi à une existence commune. La relation avec l’autre n’est pas une idyllique et harmonieuse relation de communion, ni une sympathie par laquelle, nous mettant à sa place, nous le reconnaissons comme semblable à nous, mais extérieur à nous ; la relation avec l’autre est une relation avec un Mystère. C’est son extériorité ou plutôt son altérité car l’extériorité est une propriété de l’espace et ramène le sujet à lui-même par la lumière qui constitue tout son être.[1]

Dans toutes ses œuvres phénoménologiques, Levinas cède à une sorte d’obsession de l’éthique qui le conduit à placer l’Autre au dessus de lui-même, à lui donner la priorité en tout, à vouloir se substituer à lui, voire à en être l’otage. Et on se souvient que même son collègue et ami Paul Ricœur avait jugé cette situation d’otage de l’autre, à la fois hyperbolique et excessive… Mais Levinas n’a pas changé de philosophie pour autant. Il a continué à opposer de manière quasi irrémédiable le Même à l’Autre. Ce que Levinas signifie par le terme Même serait l’intérêt au sens où être impliquerait inter-esse. Ce qui équivaut au déchaînement des intérêts particuliers, la fameuse guerre de tous contre tous. Tandis que l’Autre serait, par essence, le dés-inter-esse-ment (pour singer Levinas), la bonté, au-delà de l’égoïsme et de la jouissance de l’être, lequel ne pense qu’à soi et persévère obstinément à préserver son propre être. C’est pour cela que contrairement à Heidegger qui parle de l’être pour la mort ( Sein zum Tode), Levinas parle de l’être pour la guerre.

Si je comprend bien, le colonel a fait abstraction de lui-même, il a suivi l’injonction biblique interdisant que l’on se dérobe à son engagement, à son devoir. Car, au fond, s’il avait réagi comme Monsiur tout le monde, il se serait empressé de quitter les lieux ou d’attendre patiemment les secours qui auraient neutralisé le malfaiteur. Il a considéré tout le contraire : l’Autre, la femme qu’il obtenu de faire libérer, ne lui avait rien demandé. Mais lui a estimé que cela relevait de sa responsabilité : il s’est livré pour elle et l’a payé de sa vie.

L’Autre chez Levinas recouvre tant de notions: est-il vraiment un concept ou ne relève-t-il que par quelque abord que ce soit de la conceptualité ? Peut-on simplement dire de lui qu’il est, alors qu’il se situe au delà et en-deçà de l’être ? En fait, l’Autre désigne à la fois une universalité abstraite, Autrui, conçu comme l’absolument autre, la passivité, l’infini, l’étranger, l’inconnu, voire la particularité du visage, une opportunité où se produit le fameux face-à-face; et c’est aussi ce que Levinas nomme : hauteur. En chacun de nous il y a de l’Autre. L’Autre est le soi absolu alors que le moi de chacun n’est intéressé que par le maintien de l’être dans sa «mêmeté». Pour s’en rapprocher, il faut s’écarter de la science ontologique qui est inopérante, comme on l’a vu plus haut. Dans un bref passage de Totalité et infini, Levinas donne une définition claire de cette ontologie ; c’est la démarche commune à toute la métaphysique et à Heidegger, commune à toute la philosophie occidentale et qui vise principalement la réduction de l’Autre au même.

Le colonel a estimé, sans même y réfléchir longuement que la vie de cette dame était inestimable, qu’elle valait plus que toute autre chose en notre monde. Elle était cet Autre qui impose des devoirs auxquels nul ne pourrait se dérober.

Dans Autrement qu’être ou au-delà de l’essence, Levinas écrit ceci : Je suis d’emblée serviteur du prochain déjà en retard et coupable de retard, je suis comme ordonné du dehors, traumatiquement (sic) commandé sans intérioriser par la représentation et le concept, l’autorité qui me commande.

L’autre est presque comparable à Dieu par son aspect impénétrable et incommensurable. Il est séparé de nous par une distance infranchissable. Et l’Autre n’est pas autre parce qu’il heurte ou limite notre liberté mais pour pousser l’accusation jusqu’à la persécution. Nul ne parviendra jamais à le thématiser, à l’englober, à en faire un noème ou comme le dit Levinas l’objet d’une noèse. Certaines caractéristiques de cette approche font immanquablement penser au Je et Tu de Martin Buber (1923) que Levinas avait sûrement lu peu après sa publication en 1923, année de son arrivée en France. Mais, contrairement à la théorie de Buber, Levinas prône une asymétrie totale qui caractérise bien l’idée qu’il se fait de la relation éthique. L’Autre nous apparaît dans la dimension de la hauteur et réclame de moi ce que je ne pourrais jamais accomplir pleinement. Je vais vers l’Autre mais il n y a pas de retour : l’asymétrie en faveur de l’Autre se maintient jusqu’au bout : je me dois à l’autre, je prends la responsabilité de ce qu’il fait, je lui réponds, ce qui est une façon de répondre de lui. Or, je ne sache pas que la dame retenue en otage ait jamais demandé quoi que ce soit à l’officier supérieur de la gendarmerie.

Et, poursuit Levinas, je ne peux jamais aller jusqu’au bout de ma tâche. Le sujet affecté par l’Autre n’est pas fondé à penser que cette affection pourrait être réciproque ; elle ne l’est pas.

C’est peut-être le visage de cette femme qui a ému l’homme au plus profond de lui-même. Et comme on le verra plus bas, le visage joue un rôle majeur dans ce contexte. Dans un autre passage du même écrit (Autrement qu’être… p 112) l’auteur précise ceci : Le visage du prochain, qui éclipse tout trait de chair, me signifie ma responsabilité irrécusable, précédant tout consentement libre, tout pacte, tout contrat.

Un mouvement irrésistible nous déporte vers l’autre et fait de nous son otage, non pas consentant mais accueillant et qui ne peut ni connaître ni comprendre. Dans La relation éthique et le temps, Levinas écrit : Autrui ne peut être contenu par moi… il est impensable, il est infini et reconnu comme tel. Cette reconnaissance ne se produit pas à nouveau comme pensée mais comme moralité.

Cette importance accrue accordée à l’aspect éthique a poussé Levinas à déplacer le centre de gravité de la pensée occidentale, de l’ontologique pur, de la théorie de la connaissance, à la primauté de l’éthique. Or, Hegel que Levinas critique mais qui continue à être pour lui comme pour Rosenzweig précédemment, une véritable source, a emprunté une autre voie , ce qui conduit Levinas à lui reprocher d’avoir gommé le visage éthique de l’Autre. La dialectique hégélienne avait conçu le projet d’enfermer, d’emprisonner l’éthique dans les frontières de l’ontologie.

Levinas fausse compagnie à Hegel et opte résolument pour la prévalence de l’autre homme, d’autrui. Cela est clairement annoncé dès le titre de son œuvre majeure, Totalité et Infini. La totalité évoque la totalisation, le savoir absolu de Hegel, ce qui constitue la trame de son œuvre La phénoménologie de l’esprit ; l’infini est évidemment la transcendance mais c’est aussi l’Autre, son visage, son regard qui, souligne Levinas, nous implore de ne pas le tuer, rappelant ainsi le verset du Décalogue (Tu ne tueras point). Car le moi avec sa liberté meurtrière (Levinas) balaie tout sur son passage et rien ne doit le gêner dans sa joyeuse prise de possession du monde. Levinas parle souvent de la force qui va… et que rien n’arrête, si ce n’est la nudité du visage de l’autre homme, ses yeux sans ruse ni faux-fuyant. Donc, pour briser le discours ontologique et totalisant de Hegel, Levinas introduit un discours non plus ontologique mais éthique et trouve le point où ce discours est interrompu par la transcendance. Et cet arrêt, cette discontinuité, se produit là où l’infini se reflète dans le fini. On en revient aux Méditations de Descartes.

Lorsque deux êtres sont engagés dans une relation bilatérale, chacun des deux, celui qui appelle au secours et celui qui perçoit le cri, est fondamentalement l’otage de l’autre. On est en présence de ce que Levinas appelle la substitution. Par là, Levinas mêle deux thèmes assez distincts l’un de l’autre : les convictions chrétiennes de l’officier et les devoirs impliqués par l’éthique philosophique. Levinas parle bien de substitution, et l(on sait que la victime est un catholique pratiquant.

Il est très difficile de faire la part de ce qui est à soi et de ce qui revient à l’autre. Pour la bonne raison que le moi préfère s’entourer de murailles et maintient l’enchainement de son moi au soi. Seule l’assignation éthique pourrait l’en détourner.

Comme le recommande Levinas dans Totalité et Infini, la relation fraternelle au prochain doit être fraternelle.

Assumer la responsabilité pour autrui est pour tout homme une manière de témoigner de la gloire de l’infini et d’être inspiré. Il y a du prophétisme, il y a de l’inspiration chez l’homme qui répond pour autrui., paradoxalement avant même de savoir ce qu’on exige concrètement de lui. Cette responsabilité d’avant la loi est révélation de Dieu.

J’imagine que certains lecteurs nieront probablement cet arrière-plan chrétien ou judéo-chrétien, pourtant si omniprésent dans tout ce drame.

Levinas et Rosenzweig, partagent, on l’a déjà souligné, une même idée fondamentale : il existe quelque chose de plus important que ce qui a constitué jusqu’ici l’essence du discours philosophique : l’intersubjectivité. C’est-à-dire l’ensemble des relations que les hommes entretiennent entre eux. Ces relations doivent être fondées sur une éthique. C’était l’idée de Rosenzweig, ce fut aussi l’idée de Buber qui développe le thème de la rencontre (Begegnung) entre les êtres et c’est devenu aussi l’idée novatrice de Levinas qui a développé cette théorie jusqu’au bout, parvenant à cette magnifique trouvaille : le visage de l’Autre. Sur ce visage, l’homme décrypte le message divin qui sacralise la vie, place l’Autre dans un espace imprenable et le préserve des attaques que notre moi lancerait naturellement contre lui. Ce visage, reflet du divin, a lui aussi quelque chose de divin. On peut imaginer le regard que le colonel a jeté sur la femme menacée. C’est alors que sa décision fut prise : il faut se porter à son secours, prendre sur soi les dangers qu’elle court.

Derrière tout cet appareil philosophico-psychologique, au sein duquel tout est lié, depuis le souci de l’Autre jusqu’à la substitution et le statut d’otage de celui-ci, se profile l’ombre insistante du Décalogue puisque, comme on l’a dit plus haut, ce visage de l’Autre nous rappelle, dans sa nudité et son authenticité, mais aussi par sa faiblesse et son impuissance (Hilflosigkeit), le verset biblique: Tu ne tueras point. Mais Levinas ne confond jamais l’éthique et la religion. Cette éthique qui constitue l ‘épine dorsale de sa spéculation philosophique n’est pas d’essence religieuse mais reflète simplement une certaine religiosité. L’éthique peut être croyante ou incroyante, ses valeurs sont censées être universelles. Mais dans le cas spécifique de Levinas, les deux domaines ont parfois tendance à se mêler et cet emmêlement survient en raison d’une grande proximité entre ces deux sources.

Levinas a parlé de la non-in-différence qu’il se complaît à écrire de cette façon, afin de mieux montrer ce qu’il entend par là. Dans la relation à l’Autre, il s’agit de lutter d’abord contre son propre moi qui se rebelle lorsqu’on accorde la priorité à l’Autre et que notre propre moi se trouve conditionné, ordonné à quelqu’un d’autre qu’à lui-même. Notre premier réflexe à l’égard d’autrui, c’est l’indifférence, le désintéressement, l’insensibilité, notamment face au malheur qui le frappe. La première réaction est de se dire : c’est l’Autre, ce n’est pas moi qui souffre. La non-indifférence nous conduit à tenir compte de ce qui peut arriver à l’Autre qu’on ne connaît pourtant pas et avec lequel nous n‘entretenons aucune sorte de relation. Il importe, cependant, d’avoir avec lui une relation fraternelle. Et c’est ici qu’intervient la notion de face-à-face dont on a évoqué les harmoniques bibliques (Exode 33 ; 11) : Moïse qui s’entretient avec Dieu visage contre visage, ou face-à -face (panim el panim). Cette relation, unique en son genre, rappelle un loin écho d’une pensée de Rosenzweig dans l’Etoile de la rédemption : pour accéder à Dieu, l’auteur parle d’un triangle dont la base est occupée par le loi et le prochain tandis que l’angle supérieur est tenu par Dieu. Pour avoir une relation avec Dieu il faut d’abord passer par son prochain, par l’Autre dont le visage évoque justement la transcendance et évoque le verset déjà cité, qui prohibe le meurtre.

Pour quelle raison Levinas insiste-t-il tant sur cette non-indifférence ? Parce que le manque d’intérêt, l’indifférence est ce qui vient en tout premier lieu ; l’indifférence du moi, satisfait de lui-même et de ses plaisirs, replié sur lui-même et se croyant le centre du monde, obnubilé par ses désirs et soucieux de ses seuls intérêts. Dans Autrement qu’être… Levinas écrit cette phrase lapidaire mais lourde de sens et de conséquences : Nul n’est bon volontairement… On est très tenté de remplacer volontairement par naturellement. Refermé sur lui-même, le moi veut intégrer l’Autre, le réduire au même, niant ainsi sa légitime altérité. Et cette attitude a pourtant été celle de la philosophie occidentale depuis «l’Ionie jusqu’à Iéna»… Et le souci du moi pour l’Autre ne peut se faire que non-indifférence et non pas intérêt premier.

Le meilleur exemple que Levinas trouve pour parler de cette assignation, de cette convocation éthique, provient de la célèbre réponse du patriarche Abraham à l’appel de Dieu : hinnéni, me voici. Mais cela fait penser aussi à Isaïe ( 6 ;8 : J'entendis la voix du Seigneur, disant: Qui enverrai-je, et qui marchera pour nous? Je répondis: Me voici, envoie-moi.) et à Samuel (I Samuel 3 ; 1-10-qui disait : Parle ! Ton serviteur t’écoute…) Comme dans le cas emblématique d’Abraham, l’homme est dans l’impossibilité de se dérober. Et même cette phrase fait penser à une source biblique qui se traduit littéralement ainsi : lo toukhal le-hit’allém, tu ne pourras pas te dérober (Deutéronome 22 ;3) à tes engagements : l’homme ne peut pas se défausser sur qui que ce soit d’autre lorsqu’il y va de son rapport éthique à l’Autre.

La responsabilité pour autrui : Porter la responsabilité de tout et de tous, c’est être responsable malgré soi. C’est bien ce qui a poussé le colonel à sortir de son égoïsme et à se substituer à l’otage. On retrouve ici, comme en maints endroits de l’œuvre de Levinas, la fameuse citation des Frères Karamazov : Nous sommes tous coupables de tout et moi le plus coupable de tous ! Celui qui se voit imputé la responsabilité de fautes qu’il n’a jamais commises, est tenu pour responsable malgré son innocence, c’est donc un persécuté, c’est bien là le mécanisme de la persécution : être accusé de fautes imaginaires… Et seul le persécuté répond de tous, même de son persécuteur.

 

Etre pleinement responsable relève presque de l’impossible, tant Levinas place la barre très haut. On doit même avoir à répondre d’une situation qui se crée avant même qu’on soit entré en action. Etre responsable, c’est aussi établir un lien entre mon présent et ce qui eut lieu avant moi… Et l’auteur ne s’arrête pas là puisqu’il spécifie qu’être responsable, rigoureusement parlant, c’est être encore responsable du cours des choses par-delà ma mort : La mort marque la limite de ma force sans limiter ma responsabilité. J’ai à répondre devant l’Autre en son altérité, je suis responsable de tous les autres devant tous les autres. Etre responsable devant l’autre, c’est faire de mon existence ce qui prend en charge ce que l’autre commande et ce dont il a besoin. Je suis responsable des gestes de responsabilité de l’autre qui, lorsqu’il s’approche de moi, me touche véritablement et jette le trouble en moi. La condition d’otage es est une forme authentique de la responsabilité.

 

L’altérité de l’Autre vient en nous, provenant de l’extérieur, et excède nos capacités, à l’instar de l’idée d’infini chez Descartes qui est mise en nous à l’heure de notre naissance. Sans que nous puissions en rendre compte par nous-mêmes.

 

Levinas relie cette situation à un autre processus encore plus exigeant au plan éthique et qu’il nomme la substitution. Etre exposé à l’autre, c’est, dit-il, être exposé à la blessure et à l’outrage… La substitution, c’est même être responsable de la vraie souffrance que l’Autre me cause, à la limite de la persécution, ma mise en accusation pour ce que je n’ai pas fait ni permis. C’est porter le fardeau de cette persécution, l’endurer, en répondre. La substitution est donc conçue comme l’état d’otage, être tenu pour coupable de ce que je n’ai pas fait, comptable des autres devant les autres. La substitution n’est pas concevable en termes d’activité mais comme une condition passive. La substitution est donc l’éthique même ; on doit se mettre à la place de l’Autre qui m’oppose une contestation lorsque je cherche à m’approprier le monde, il déjoue mes calculs et dérange toutes mes prévisions. Tel nous paraît avoir été l’arrière-plan de l’homme qui a d’un seul coup, compromis ses chances de survie. Il se trouve par un grand hasard que son action ressemble étrangement à ce que préconise Levinas en matière d’éthique

Le colonel Bertrame illustre tragiquement une conception très rigoureuse de l’éthique de responsabilité.

 

 

[1] Edition des PUF, 2016, p 63 .

Arnaud Bertrame, entre le message du Christ et la philosophie éthique d’Emmanuel Levinas

L’idolâtrie est la réalité réelle, la réalité naturelle. Cependant, la parole de rabbi Akiba ne laisse-t-elle pas entrevoir, pour la fréquentation même de la halakha et de l’Aggada, comme une sévère joie quotidienne dans la proximité de ce Dieu invisible et à peine thématisable, qui me concerne et me cerne, m’obsède à travers le visage du prochain et la responsabilité pour autrui dont la Thora explicite l’impératif ? (A l’heure des nations, p 81)    

L’éthique n’est pas le corollaire du religieux ; il est, de soi, il est l’élément où la transcendance religieuse peut avoir un sens. (Leçon talmudique sur la justice in Cahier de l’Herne p 97).

Partout où l’on va vers l’altérité sans l’obstination de savoir ce que l’on cherche, ce qui va se passer ou ce dont on va profiter, dans un acte noble comme celui d’agir sans compter, en étant exposé au danger possible, il y a lieu de parler d’une orientation éthique (Smadar Bustan, Levinas et Husserl : Dépasser l’intellectualisme philosophique, p 57)

Notre Michna entend aussi imposer une limite à l’arbitraire de l’économie et à l’aliénation. Soulignons encore un détail… caractéristique de l’humanisme juif : l’homme dont il convient de défendre les droits, c’est d’abord l’autre homme, ce n’est pas initialement soi. Ce n’est pas le concept « homme» qui est à la base de cet humanisme, c’est autrui (Du sacré au saint… p17).

Le sacrifice consenti, en toute connaissance de cause par cet officier supérieur de la gendarmerie puise à deux sources, différences mais non point opposées car ayant grandi sur le même humus, le judéo-christianisme. Un homme, se trouvant sur ce lieu, par hasard, avait rendez vous avec le destin, son destin : la mort en se substituant à une femme otage, retenue par un odieux terroriste islamiste qui déshonore par cet acte abject, la cause qu’il prétendait défendre : tuer un être innocent au nom d’un Dieu qui est tout sauf un Dieu d’amour et de compassion.

Or, en y regardant de plus près, on se rend compte que l’éthique, telle que développée par Emmanuel Levinas dans ses écrits, illustre en tout point le geste du colonel martyr : mourir pour quelqu’un d’autre, quelqu’un qui ne vous a rien demandé mais pour lequel on se sent responsable.

Je sais bien que le colonel a suivi un cursus plus militaire que religieux mais cette discipline militaire suivait une théologie politique.

Si l’on devait chercher un axe central, un centre de gravité de la pensée de Levinas dans le domaine, de nos jours, si courtisé, de l’éthique, ce serait l’Autre, autrui (deux termes que Levinas écrit souvent avec une lettre majuscule), ou bien le prochain, le semblable, même si ce dernier vocable pourrait prêter à confusion puisque le moi veut toujours modeler l’Autre à son image, en faire un même, une sorte de sosie pour le réduire et par conséquent, le dominer.

Voici ce qu’écrit Levinas au sujet de L’Autre in Le temps et l’autre : Certes, l’Autre qui s’annonce ne possède pas cet exister, comme le possède le sujet ; son emprise sur mon exister est mystérieuse ; non pas inconnue mais inconnaissable, réfractaire à toute lumière. Mais cela indique précisément que l’autre n’st en aucune façon un autre moi-même, participant avec moi à une existence commune. La relation avec l’autre n’est pas une idyllique et harmonieuse relation de communion, ni une sympathie par laquelle, nous mettant à sa place, nous le reconnaissons comme semblable à nous, mais extérieur à nous ; la relation avec l’autre est une relation avec un Mystère. C’est son extériorité ou plutôt son altérité car l’extériorité est une propriété de l’espace et ramène le sujet à lui-même par la lumière qui constitue tout son être.[1]

Dans toutes ses œuvres phénoménologiques, Levinas cède à une sorte d’obsession de l’éthique qui le conduit à placer l’Autre au dessus de lui-même, à lui donner la priorité en tout, à vouloir se substituer à lui, voire à en être l’otage. Et on se souvient que même son collègue et ami Paul Ricœur avait jugé cette situation d’otage de l’autre, à la fois hyperbolique et excessive… Mais Levinas n’a pas changé de philosophie pour autant. Il a continué à opposer de manière quasi irrémédiable le Même à l’Autre. Ce que Levinas signifie par le terme Même serait l’intérêt au sens où être impliquerait inter-esse. Ce qui équivaut au déchaînement des intérêts particuliers, la fameuse guerre de tous contre tous. Tandis que l’Autre serait, par essence, le dés-inter-esse-ment (pour singer Levinas), la bonté, au-delà de l’égoïsme et de la jouissance de l’être, lequel ne pense qu’à soi et persévère obstinément à préserver son propre être. C’est pour cela que contrairement à Heidegger qui parle de l’être pour la mort ( Sein zum Tode), Levinas parle de l’être pour la guerre.

Si je comprend bien, le colonel a fait abstraction de lui-même, il a suivi l’injonction biblique interdisant que l’on se dérobe à son engagement, à son devoir. Car, au fond, s’il avait réagi comme Monsiur tout le monde, il se serait empressé de quitter les lieux ou d’attendre patiemment les secours qui auraient neutralisé le malfaiteur. Il a considéré tout le contraire : l’Autre, la femme qu’il obtenu de faire libérer, ne lui avait rien demandé. Mais lui a estimé que cela relevait de sa responsabilité : il s’est livré pour elle et l’a payé de sa vie.

L’Autre chez Levinas recouvre tant de notions: est-il vraiment un concept ou ne relève-t-il que par quelque abord que ce soit de la conceptualité ? Peut-on simplement dire de lui qu’il est, alors qu’il se situe au delà et en-deçà de l’être ? En fait, l’Autre désigne à la fois une universalité abstraite, Autrui, conçu comme l’absolument autre, la passivité, l’infini, l’étranger, l’inconnu, voire la particularité du visage, une opportunité où se produit le fameux face-à-face; et c’est aussi ce que Levinas nomme : hauteur. En chacun de nous il y a de l’Autre. L’Autre est le soi absolu alors que le moi de chacun n’est intéressé que par le maintien de l’être dans sa «mêmeté». Pour s’en rapprocher, il faut s’écarter de la science ontologique qui est inopérante, comme on l’a vu plus haut. Dans un bref passage de Totalité et infini, Levinas donne une définition claire de cette ontologie ; c’est la démarche commune à toute la métaphysique et à Heidegger, commune à toute la philosophie occidentale et qui vise principalement la réduction de l’Autre au même.

Le colonel a estimé, sans même y réfléchir longuement que la vie de cette dame était inestimable, qu’elle valait plus que toute autre chose en notre monde. Elle était cet Autre qui impose des devoirs auxquels nul ne pourrait se dérober.

Dans Autrement qu’être ou au-delà de l’essence, Levinas écrit ceci : Je suis d’emblée serviteur du prochain déjà en retard et coupable de retard, je suis comme ordonné du dehors, traumatiquement (sic) commandé sans intérioriser par la représentation et le concept, l’autorité qui me commande.

L’autre est presque comparable à Dieu par son aspect impénétrable et incommensurable. Il est séparé de nous par une distance infranchissable. Et l’Autre n’est pas autre parce qu’il heurte ou limite notre liberté mais pour pousser l’accusation jusqu’à la persécution. Nul ne parviendra jamais à le thématiser, à l’englober, à en faire un noème ou comme le dit Levinas l’objet d’une noèse. Certaines caractéristiques de cette approche font immanquablement penser au Je et Tu de Martin Buber (1923) que Levinas avait sûrement lu peu après sa publication en 1923, année de son arrivée en France. Mais, contrairement à la théorie de Buber, Levinas prône une asymétrie totale qui caractérise bien l’idée qu’il se fait de la relation éthique. L’Autre nous apparaît dans la dimension de la hauteur et réclame de moi ce que je ne pourrais jamais accomplir pleinement. Je vais vers l’Autre mais il n y a pas de retour : l’asymétrie en faveur de l’Autre se maintient jusqu’au bout : je me dois à l’autre, je prends la responsabilité de ce qu’il fait, je lui réponds, ce qui est une façon de répondre de lui. Or, je ne sache pas que la dame retenue en otage ait jamais demandé quoi que ce soit à l’officier supérieur de la gendarmerie.

Et, poursuit Levinas, je ne peux jamais aller jusqu’au bout de ma tâche. Le sujet affecté par l’Autre n’est pas fondé à penser que cette affection pourrait être réciproque ; elle ne l’est pas.

C’est peut-être le visage de cette femme qui a ému l’homme au plus profond de lui-même. Et comme on le verra plus bas, le visage joue un rôle majeur dans ce contexte. Dans un autre passage du même écrit (Autrement qu’être… p 112) l’auteur précise ceci : Le visage du prochain, qui éclipse tout trait de chair, me signifie ma responsabilité irrécusable, précédant tout consentement libre, tout pacte, tout contrat.

Un mouvement irrésistible nous déporte vers l’autre et fait de nous son otage, non pas consentant mais accueillant et qui ne peut ni connaître ni comprendre. Dans La relation éthique et le temps, Levinas écrit : Autrui ne peut être contenu par moi… il est impensable, il est infini et reconnu comme tel. Cette reconnaissance ne se produit pas à nouveau comme pensée mais comme moralité.

Cette importance accrue accordée à l’aspect éthique a poussé Levinas à déplacer le centre de gravité de la pensée occidentale, de l’ontologique pur, de la théorie de la connaissance, à la primauté de l’éthique. Or, Hegel que Levinas critique mais qui continue à être pour lui comme pour Rosenzweig précédemment, une véritable source, a emprunté une autre voie , ce qui conduit Levinas à lui reprocher d’avoir gommé le visage éthique de l’Autre. La dialectique hégélienne avait conçu le projet d’enfermer, d’emprisonner l’éthique dans les frontières de l’ontologie.

Levinas fausse compagnie à Hegel et opte résolument pour la prévalence de l’autre homme, d’autrui. Cela est clairement annoncé dès le titre de son œuvre majeure, Totalité et Infini. La totalité évoque la totalisation, le savoir absolu de Hegel, ce qui constitue la trame de son œuvre La phénoménologie de l’esprit ; l’infini est évidemment la transcendance mais c’est aussi l’Autre, son visage, son regard qui, souligne Levinas, nous implore de ne pas le tuer, rappelant ainsi le verset du Décalogue (Tu ne tueras point). Car le moi avec sa liberté meurtrière (Levinas) balaie tout sur son passage et rien ne doit le gêner dans sa joyeuse prise de possession du monde. Levinas parle souvent de la force qui va… et que rien n’arrête, si ce n’est la nudité du visage de l’autre homme, ses yeux sans ruse ni faux-fuyant. Donc, pour briser le discours ontologique et totalisant de Hegel, Levinas introduit un discours non plus ontologique mais éthique et trouve le point où ce discours est interrompu par la transcendance. Et cet arrêt, cette discontinuité, se produit là où l’infini se reflète dans le fini. On en revient aux Méditations de Descartes.

Lorsque deux êtres sont engagés dans une relation bilatérale, chacun des deux, celui qui appelle au secours et celui qui perçoit le cri, est fondamentalement l’otage de l’autre. On est en présence de ce que Levinas appelle la substitution. Par là, Levinas mêle deux thèmes assez distincts l’un de l’autre : les convictions chrétiennes de l’officier et les devoirs impliqués par l’éthique philosophique. Levinas parle bien de substitution, et l(on sait que la victime est un catholique pratiquant.

Il est très difficile de faire la part de ce qui est à soi et de ce qui revient à l’autre. Pour la bonne raison que le moi préfère s’entourer de murailles et maintient l’enchainement de son moi au soi. Seule l’assignation éthique pourrait l’en détourner.

Comme le recommande Levinas dans Totalité et Infini, la relation fraternelle au prochain doit être fraternelle.

Assumer la responsabilité pour autrui est pour tout homme une manière de témoigner de la gloire de l’infini et d’être inspiré. Il y a du prophétisme, il y a de l’inspiration chez l’homme qui répond pour autrui., paradoxalement avant même de savoir ce qu’on exige concrètement de lui. Cette responsabilité d’avant la loi est révélation de Dieu.

J’imagine que certains lecteurs nieront probablement cet arrière-plan chrétien ou judéo-chrétien, pourtant si omniprésent dans tout ce drame.

Levinas et Rosenzweig, partagent, on l’a déjà souligné, une même idée fondamentale : il existe quelque chose de plus important que ce qui a constitué jusqu’ici l’essence du discours philosophique : l’intersubjectivité. C’est-à-dire l’ensemble des relations que les hommes entretiennent entre eux. Ces relations doivent être fondées sur une éthique. C’était l’idée de Rosenzweig, ce fut aussi l’idée de Buber qui développe le thème de la rencontre (Begegnung) entre les êtres et c’est devenu aussi l’idée novatrice de Levinas qui a développé cette théorie jusqu’au bout, parvenant à cette magnifique trouvaille : le visage de l’Autre. Sur ce visage, l’homme décrypte le message divin qui sacralise la vie, place l’Autre dans un espace imprenable et le préserve des attaques que notre moi lancerait naturellement contre lui. Ce visage, reflet du divin, a lui aussi quelque chose de divin. On peut imaginer le regard que le colonel a jeté sur la femme menacée. C’est alors que sa décision fut prise : il faut se porter à son secours, prendre sur soi les dangers qu’elle court.

Derrière tout cet appareil philosophico-psychologique, au sein duquel tout est lié, depuis le souci de l’Autre jusqu’à la substitution et le statut d’otage de celui-ci, se profile l’ombre insistante du Décalogue puisque, comme on l’a dit plus haut, ce visage de l’Autre nous rappelle, dans sa nudité et son authenticité, mais aussi par sa faiblesse et son impuissance (Hilflosigkeit), le verset biblique: Tu ne tueras point. Mais Levinas ne confond jamais l’éthique et la religion. Cette éthique qui constitue l ‘épine dorsale de sa spéculation philosophique n’est pas d’essence religieuse mais reflète simplement une certaine religiosité. L’éthique peut être croyante ou incroyante, ses valeurs sont censées être universelles. Mais dans le cas spécifique de Levinas, les deux domaines ont parfois tendance à se mêler et cet emmêlement survient en raison d’une grande proximité entre ces deux sources.

Levinas a parlé de la non-in-différence qu’il se complaît à écrire de cette façon, afin de mieux montrer ce qu’il entend par là. Dans la relation à l’Autre, il s’agit de lutter d’abord contre son propre moi qui se rebelle lorsqu’on accorde la priorité à l’Autre et que notre propre moi se trouve conditionné, ordonné à quelqu’un d’autre qu’à lui-même. Notre premier réflexe à l’égard d’autrui, c’est l’indifférence, le désintéressement, l’insensibilité, notamment face au malheur qui le frappe. La première réaction est de se dire : c’est l’Autre, ce n’est pas moi qui souffre. La non-indifférence nous conduit à tenir compte de ce qui peut arriver à l’Autre qu’on ne connaît pourtant pas et avec lequel nous n‘entretenons aucune sorte de relation. Il importe, cependant, d’avoir avec lui une relation fraternelle. Et c’est ici qu’intervient la notion de face-à-face dont on a évoqué les harmoniques bibliques (Exode 33 ; 11) : Moïse qui s’entretient avec Dieu visage contre visage, ou face-à -face (panim el panim). Cette relation, unique en son genre, rappelle un loin écho d’une pensée de Rosenzweig dans l’Etoile de la rédemption : pour accéder à Dieu, l’auteur parle d’un triangle dont la base est occupée par le loi et le prochain tandis que l’angle supérieur est tenu par Dieu. Pour avoir une relation avec Dieu il faut d’abord passer par son prochain, par l’Autre dont le visage évoque justement la transcendance et évoque le verset déjà cité, qui prohibe le meurtre.

Pour quelle raison Levinas insiste-t-il tant sur cette non-indifférence ? Parce que le manque d’intérêt, l’indifférence est ce qui vient en tout premier lieu ; l’indifférence du moi, satisfait de lui-même et de ses plaisirs, replié sur lui-même et se croyant le centre du monde, obnubilé par ses désirs et soucieux de ses seuls intérêts. Dans Autrement qu’être… Levinas écrit cette phrase lapidaire mais lourde de sens et de conséquences : Nul n’est bon volontairement… On est très tenté de remplacer volontairement par naturellement. Refermé sur lui-même, le moi veut intégrer l’Autre, le réduire au même, niant ainsi sa légitime altérité. Et cette attitude a pourtant été celle de la philosophie occidentale depuis «l’Ionie jusqu’à Iéna»… Et le souci du moi pour l’Autre ne peut se faire que non-indifférence et non pas intérêt premier.

Le meilleur exemple que Levinas trouve pour parler de cette assignation, de cette convocation éthique, provient de la célèbre réponse du patriarche Abraham à l’appel de Dieu : hinnéni, me voici. Mais cela fait penser aussi à Isaïe ( 6 ;8 : J'entendis la voix du Seigneur, disant: Qui enverrai-je, et qui marchera pour nous? Je répondis: Me voici, envoie-moi.) et à Samuel (I Samuel 3 ; 1-10-qui disait : Parle ! Ton serviteur t’écoute…) Comme dans le cas emblématique d’Abraham, l’homme est dans l’impossibilité de se dérober. Et même cette phrase fait penser à une source biblique qui se traduit littéralement ainsi : lo toukhal le-hit’allém, tu ne pourras pas te dérober (Deutéronome 22 ;3) à tes engagements : l’homme ne peut pas se défausser sur qui que ce soit d’autre lorsqu’il y va de son rapport éthique à l’Autre.

La responsabilité pour autrui : Porter la responsabilité de tout et de tous, c’est être responsable malgré soi. C’est bien ce qui a poussé le colonel à sortir de son égoïsme et à se substituer à l’otage. On retrouve ici, comme en maints endroits de l’œuvre de Levinas, la fameuse citation des Frères Karamazov : Nous sommes tous coupables de tout et moi le plus coupable de tous ! Celui qui se voit imputé la responsabilité de fautes qu’il n’a jamais commises, est tenu pour responsable malgré son innocence, c’est donc un persécuté, c’est bien là le mécanisme de la persécution : être accusé de fautes imaginaires… Et seul le persécuté répond de tous, même de son persécuteur.

 

Etre pleinement responsable relève presque de l’impossible, tant Levinas place la barre très haut. On doit même avoir à répondre d’une situation qui se crée avant même qu’on soit entré en action. Etre responsable, c’est aussi établir un lien entre mon présent et ce qui eut lieu avant moi… Et l’auteur ne s’arrête pas là puisqu’il spécifie qu’être responsable, rigoureusement parlant, c’est être encore responsable du cours des choses par-delà ma mort : La mort marque la limite de ma force sans limiter ma responsabilité. J’ai à répondre devant l’Autre en son altérité, je suis responsable de tous les autres devant tous les autres. Etre responsable devant l’autre, c’est faire de mon existence ce qui prend en charge ce que l’autre commande et ce dont il a besoin. Je suis responsable des gestes de responsabilité de l’autre qui, lorsqu’il s’approche de moi, me touche véritablement et jette le trouble en moi. La condition d’otage es est une forme authentique de la responsabilité.

 

L’altérité de l’Autre vient en nous, provenant de l’extérieur, et excède nos capacités, à l’instar de l’idée d’infini chez Descartes qui est mise en nous à l’heure de notre naissance. Sans que nous puissions en rendre compte par nous-mêmes.

 

Levinas relie cette situation à un autre processus encore plus exigeant au plan éthique et qu’il nomme la substitution. Etre exposé à l’autre, c’est, dit-il, être exposé à la blessure et à l’outrage… La substitution, c’est même être responsable de la vraie souffrance que l’Autre me cause, à la limite de la persécution, ma mise en accusation pour ce que je n’ai pas fait ni permis. C’est porter le fardeau de cette persécution, l’endurer, en répondre. La substitution est donc conçue comme l’état d’otage, être tenu pour coupable de ce que je n’ai pas fait, comptable des autres devant les autres. La substitution n’est pas concevable en termes d’activité mais comme une condition passive. La substitution est donc l’éthique même ; on doit se mettre à la place de l’Autre qui m’oppose une contestation lorsque je cherche à m’approprier le monde, il déjoue mes calculs et dérange toutes mes prévisions. Tel nous paraît avoir été l’arrière-plan de l’homme qui a d’un seul coup, compromis ses chances de survie. Il se trouve par un grand hasard que son action ressemble étrangement à ce que préconise Levinas en matière d’éthique

Le colonel Bertrame illustre tragiquement une conception très rigoureuse de l’éthique de responsabilité.

 

 

[1] Edition des PUF, 2016, p 63 .

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