Thomas Mann ou les vagues à l’âme d’un esthète…
Docteur Jocelyne BENBCHIMOL,
ravie dans la fleur de l’âge à l’affection des siens, in memoriam
Il est des actes, des faits, des initiatives, voire des démarches que l’on accomplit sans savoir vraiment pourquoi. Il est des actes apparemment anodins mais qui sont loin de l’être essentiellement. Et l’action, par exemple, de fouiller dans la bibliothèque d’une chère disparue en fait partie. C’est pourtant ce qui nous est arrivé il y tout juste quelques jours lorsque rangeant des livres dans sa bibliothèque personnelle, Danielle m’a mis sous le nez cinq ou six ouvrages, dont une superbe édition de la version française d’une série de nouvelles de Thomas Mann, le célèbre Prix Nobel de littérature. C’est un ouvrage que je m’étais promis de lire il y a plusieurs décennies en ma qualité d’étudiant germaniste, mais que je ne connaissais que par ouï-dire, grâce aux leçons magistrales de Claude David, notre professeur de littérature allemande à la Sorbonne, grand spécialiste de Thomas Mann et éditeur des œuvres de Franz Kafka à la Pléiade. Et voilà qu’en fouillant dans les livres de Jocelyne (ZaL), on me tend la fameuse nouvelle de Thomas Mann, intitulée Tonio Kröger que j’ai dévoré dès le lendemain en quelques heures.
Thomas Mann ou les vagues à l’âme d’un esthète…
Docteur Jocelyne BENBCHIMOL,
ravie dans la fleur de l’âge à l’affection des siens, in memoriam
Je remets à d’autres éditoriaux le soin de méditer sur cette coïncidence ou cette rencontre avec une œuvre importante de la littérature allemande du XXe siècle dans la bibliothèque d’une étudiante en médecine qui avait à cœur de se cultiver et de s’intéresser à autre chose… Mais je dois bien souligner ma dette à son égard puisque, par son entremise, j’ai pu combler une injustifiable lacune.
Publiée en 1903, alors que Thomas Mann n’est pas encore cet écrivain auréolé d’une célébrité européenne, voire quasi mondiale, cette longue nouvelle Tonio Kröger, presque un roman, puisqu’elle couvre les deux tiers du livre, est largement autobiographique. Je précise que cet exemplaire de Jocelyne Benchimol, somptueusement imprimé en Suisse, à Lausanne, pour La petite ourse, est numéroté et porte le chiffre 1176. C’est dire la qualité du papier, le soin aussi apporté à la traduction qui remonte à 1957. Sans oublier la riche et très instructive préface d’Edmond Jaloux.
Quand je dis que l’œuvre est largement autobiographique, c’est parce que c’est l’autoportrait de l’artiste, Thomas Mann (1875-1955). Le décor est toujours la même chez l’auteur qui naquit à Lubeck, ville hanséatique, peuplée de grandes familles patriciennes résidant dans des villas cossues et habillés de la même manière que la bourgeoisie de province : tunique noire, chemise blanche, chapeau haut de forme, chaussures noires vernis, parfois monocle, pour ce qui est des messieurs. Quant aux façades des maisons, Thomas Mann n’oublie jamais de mentionner de multiples fois les maisons à pignon (Giebelhäuser), d’où l’expression française pignon sur rue, pour marquer la notoriété, l’enracinement d’un bien, d’une maison ou d’une famille. Bien que le nom de Lubeck ne soit jamais cité dans cette œuvre de jeunesse -en effet, le jeune homme a tout juste 28 ans-, tout y renvoie : le triste climat de cette Allemagne du nord avec ses hivers rigoureux, ses mœurs protestantes bien enracinées dans la mentalité des habitants et ses belles nuits étoilées lorsque la saison le permet. D’innombrables sentiers ou raccourcis mènent au fleuve, les gens de la même classe entretiennent entre eux des relations sociales mais ne se mélangent pas avec des étrangers. Et c’est là l’un des puissants moteurs de ce roman dont le titre déjà étonne, voire détonne : comment allier un prénom espagnol, latin, avec un patronyme si germanique : Kröger ? Le jeune homme qui porte ce nom mixte (Europe septentrionale / Europe méridionale) ne se sent pas très bien. Car c’est assez lourd à porter. Il est un peu à part, même s’il a su se faire de bons amis, notamment un dénommé Hans Hanssen (quelle parfaite consonance entre deux choses bien allemandes !) et une jeune fille d’une blondeur de blé, Ingeborg. Tonio, lui, est le fils d’un important négociant de la ville, mort il y a peu, et d’une mère à l’origine plus exotique. Une artiste, en somme, une femme bigarrée pour ne pas dire colorée qui tranche par rapport à ce qui l’entoure dans un environnement où il est de bon ton de respecter les usages afin de ne pas faire tache… Et qui avait pour prénom : Consuelo… Du jamais vu à Lubeck ou à Hambourg.
Cette altérité va accompagner le jeune homme durant les toutes premières années de son existence. Mais il en est une autre qui remplit les 122 pages de la nouvelle : ce sont ses élans de créativité, son statut d’artiste que les bourgeois ne comprennent pas et qui, s’en méfient comme de la peste. Avant d’entrer dans les détails, je veux citer quelques lignes de l’avant-dernière page de la nouvelle ; Tonio promet d’écrire à une correspondante fictive une lettre au terme d’un long voyage qui l’a mené dans le sud (il n’en dit guère plus), le sud de sa chère mère qui avait, dans l’intervalle, rejoint son époux dans la tombe. Voici ce que Tonio écrivait (p 91) : Je suis placé entre deux mondes, je ne me trouve chez moi dans aucun, aussi la vie est elle pour moi un peu pénible. Vous, artistes, vous m’appelez un bourgeois, et les bourgeois sont tentés de m’arrêter…
En effet, par ses origines sociales et son mode de vie, mais aussi par son mariage, Mann épousa Katarina Pringsheim qui lui donna cinq fils ; c’était la fille d’un riche universitaire, professeur de mathématiques, un Juif converti au protestantisme… Donc, le fait d’être assis entre deux chaises était une situation inconfortable réellement vécue par l’auteur. D’ailleurs, dans d’interminables descriptions, Tonio Kröger expose son mal vivre, le fait d’être écartelé entre le monde de la création artistique et l’univers de riches négociants qui ont passé leur vie à amasser des fortunes sans pouvoir comprendre que certains pouvaient consacrer leur vie à amasser des richesses d’un autre ordre. Ce sont les valeurs immortelles, impérissables, exaltées et exaltantes de la culture qui n’ont rien à voir ni avec l’influence politique ni avec l’emplacement sur l’échelle sociale.
Tonio lutte donc pour faire admettre la création artistique comme une légitime cause au sein de la société. Toutes les valeurs ne sont pas que boursières, certaines sont plus proches de la Transcendance, parce qu’elles s’apparentent à du divin. L’auteur s’étend aussi sur les douleurs de l’enfantement, les souffrances qui accompagnent l’écrivain le musicien, l’artiste dans son ascèse. Tout tendu vers l’effort, il en vient parfois à négliger les relations familiales. Il ne vit que pour son œuvre or la réalisation d’un grand’ œuvre nous détache du monde. C’est ce qui ressort d’une autre nouvelle de ce recueil, intitulée Heure difficile. Il s’agit d’un artiste qui consacre le meilleur de ses jours et aussi de ses veilles à travailler son style, à approfondir son talent, alors que les membres de sa chère famille sont tous déjà plongés dans un profond sommeil. Il ne vit plus au même rythme qu’eux.
C’est aussi la trame de la nouvelle suivante, L’enfant prodige. Tous l’admirent, tous l’envient mais peu le comprennent vraiment. Car ils ignorent les lois d’airain, les servitudes qui accompagnent le talent. Par conséquent, tous ces textes traitent de l’esseulement forcé de l’artiste, de l’homme de talent : son œuvre ne saurait se réaliser dans un environnement mercantile, attentif aux retombées concrètes. Or, l’artiste doit accepter de se dépenser sans compter, sans avoir l’assurance que le résultat sera concluant. En œuvrant tout seul, il veut se surpasser continuellement. Certes, il y a là un zeste de narcissisme, d’égocentrisme, sans lesquels l’écrivain ne peut mettre au monde une œuvre impérissable, une œuvre qui le rendra célèbre pour l’éternité ou presque. Mais comment le fils d’une grande famille patricienne de Lubeck peut-il ambitionner de faire une œuvre défiant les siècles alors qu’il est le résultat d’un milieu aux yeux duquel seules comptent d’autres valeurs ?
C’est pourtant ce qu’a réussi à faire Thomas Mann, l’auteur des Buddenbrooks, de la Montagne magique et du Doktor Faustus, pour ne citer que les ouvrages les plus célèbres. Et dans tous ces beaux livres, on retrouve toujours les mêmes renvois à sa ville natale, à son climat et à sa société.
Le Tonio Kröger laisse aussi présager une certaine forme d’homosexualité de l’auteur dont il parlera lui-même, à l’âge mûr, dans ses journaux intimes.
Quand on lit ou relit des romanciers comme Thomas Mann ou Hermann Hesse (Le jeu des perles de verre) on se rend compte de ce qu’est la race des grands écrivains. Ou de ce qu’elle fut. Et Thomas Mann fut vraiment un grand esthète que cet ouvrage acquis par Jocelyne Benchimol nous a permis de redécouvrir. Qu’elle en soit sincèrement remerciée.