La politique musulmane de la France (CNRS, Editions, 2018) par Jalila Sbaï…
S’l est un sujet d’actualité et qui défraie largement la chronique, c’est bien celui-ci. Mais nous avons affaire ici, avec cet ouvrage, à une enquête historique, sérieuse et bien menée, ce qui tranche avantageusement par rapport à tout ce qu’on peut lire ailleurs. Certes, cet ouvrage est la résultante d’une thèse de doctorat, ce qui explique la multiplication des citations puisées aux meilleures sources, et parfois même, selon son préfacier, professeur au Collège de France, jamais exploitées auparavant. Quand on se plonge dans la lecture attentive de cet ouvrage sérieux, on réalise que ce qui nous semble incompréhensible depuis quelque temps, notamment depuis l’advenue des attentats à Paris et ailleurs, a une préhistoire et a connu bien des mutations. La situation actuelle s’explique donc par un éclairage historique de grande valeur.
La France a vraiment eu une politique visant à gérer (je n’ose pas dire intégrer ni même, surtout, assimiler) toute une population non chrétienne ni européenne et qui peuplait de larges territoires de l’empire. Depuis la IIIe république, les différents gouvernements ont tenté de mettre sur pied des structures d’accueil, des institutions politiques visant à unifier ou à homogénéiser les différentes composantes de ces populations, apparemment proches les unes des autres mais traversées, en réalité, par des différences considérables.
La politique musulmane de la France (CNRS, Editions, 2018) par Jalila Sbaï…
Etant un non spécialiste, j’ai donc découvert l’action considérable de ce Robert Montagne (1893-1954) dont la personnalité résume à elle seule toutes les contradictions, tous les paradoxes de cette politique musulmane de la France, pays laïc, à base chrétienne ou judéo-chrétienne, et qui rêvait de façonner ces monde musulmans à son image ; elle tenta d’y parvenir mais avec des fortunes diverses. On découvre donc que la République avait conçu le projet d’unifier en quelque sorte cette Afrique du nord (Algérie, Maroc, Tunisie) sous l’égide centralisée et centralisatrice (on ne pourra jamais jeter le jacobinisme par dessus bord) du sultan chérifien. Le Maroc a constamment bénéficié d’une sorte de prédilection aux yeux de la puissance métropolitaine française qui rêvait d’en faire la pointe de diamant de ses efforts coloniaux. Ce fut le cas aux yeux de Lyautey et aussi de Montagne.
Mais ce qui est encore plus frappant, et que les non-initiés dont je suis, découvrent avec étonnement, c’est la rivalité des projets mais aussi des personnes, au sein même de la structure fondamentale destinée à conduire cette politique, la Commission Interministérielle des Affaires Musulmanes (CIAM) : le gouvernorat général d’Algérie et la résidence de Tunisie s’opposaient régulièrement à leur mise sous tutelle par le Maroc où officiait le futur maréchal de France, Lyautey… Si le but était généralement controuvé (européaniser les populations), en dépit de nuances, les modes d’approche étaient très éloignés les uns des autres. Qui devait avoir le dernier mot ? Fallait-il conduire l’entreprise d’unification sous l’égide de l’armée, donc de militaires ou sous le contrôle exhaustif de hauts fonctionnaires ? Mais dans les deux cas, certaines inquiétudes se firent jour jusques et y compris dans l’esprit des concepteurs de ce projet colonial : p 41, une citation a retenu toute mon attention car on y craignait que les officiers et les fonctionnaires chargés de cette normalisation des populations locales ne soient eux-mêmes phagocytés par ceux qu’ils étaient censés enraciner dans le giron de la France et de sa culture. L’accent est donc mis sur les Italiens et les Espagnols, particulièrement nombreux en Algérie, lesquels deviennent plus algériens que français… En somme, faussent l’image de la métropole aux yeux des indigènes (sic) : ils seront plus Algériens que Français… C’est pourquoi l’encadrement devait être constitué de Français de métropole, lesquels étaient tenus de revenir régulièrement en France métropolitaine pour se ressourcer…
Peu avant la Grande Guerre, l’état de décomposition de l’empire ottoman (l’homme malade de l’Europe) encourageait les Français à envisager la création d’un califat d’Occident, en remplacement de celui d’Orient qui, de surcroît, inquiétait par son tropisme pro germanique. L’auteur de ce livre, Madame Jalila Sbaï ne manque pas de souligner l’aspect hasardeux de ce projet puisque la France laïque et républicaine se trouvait confrontée (moins d’une décennie après la mort d’Ernest Renan, grand inspirateur de la loi de séparation de 1905) à une problématique qu’elle a tenté de résoudre en s’aidant de sa propre approche du fait religieux, ce qui ne convenait nullement à la situation : la rapport de la chrétienté au pouvoir ne ressemble en rien à ce qui a cours dans l’orbite musulmane. Le projet était donc voué à l’échec. Pourtant, il avait la faveur d’un observateur aussi sagace que Lyautey : l’idée d’un califat d’Occident, dépendant de la France et lui permettant d’unifier sa politique en Afrique du Nord, puis de l’étendre aux autre possessions musulmanes, séduit…( p 57) Au fond, tous ces esprits simples (mais qui n’étaient pas des simples d’esprit) rêvaient de voir ce califat exercer les mêmes prérogatives que le Vatican sur le monde catholique, alors que l’islam est à des années-lumière de telles idées. On ne comprenait rien à l’altérité musulmane, à ses catégories mentales ou surtout religieuses si différentes et si enracinées dans l’esprit du peuple dont le seule et unique ciment unificateur était la religion.
Mais, comme le montrent les chapitres suivants, la France n’avait pas entièrement renoncé à occidentaliser ses sujets musulmans ; bien au contraire, elle va permettre le développement grandissant de l’orientalisme, terme plus conforme à la dite époque où l’on ne parlait pas encore d’islamologie: les personnalités qui vont émerger étaient aussi complexes que les Robert Montagne et les Louis Massignon, c’est-à-dire un curieux mélange de catholiques convaincus, de soldats du Christ et d’érudits en matière islamique… On se souvient du débat entre l’islamologue Bernard Lewis et Edward Said, ce dernier contestant avec raison la vision que les Occidentaux se faisaient de l’Orient…
Lors de l’inauguration de la mosquée de Paris le 15 juillet 1926 en présence du président Gaston Doumergue et du roi du Maroc Moulay Youssef, peu de gens savent que cette création ressemble fort à une position de repli car ont est passé d’un projet pharaonique, l’islam d’Occident, à une bâtisse municipale, certes imposante mais réduite, la Mosquée de Paris. Et il faut ajouter que même cette création ne fut pas un accouchement sans douleur puisque le maréchal Lyautey exigera qu’on retire l’expression Institut musulman pour ne laisser que mosquée de Paris. L’espace me manque pour souligner l’importance d’un tel choix et surtout ses implications : la France laïque et républicaine a fini par admettre que le seul lieu pouvant convenir à une conscience musulmane assumée par ses adeptes et reconnue par le monde extérieur, n’était autre qu’une mosquée… La mise en avant de ce choix aurait dû être méditée par les contractants, notamment le gouvernement français de l’époque, loin de se douter des surprises apportées par cette décision, un petit siècle plus tard…
En fait, le problème qui s’est posé depuis les origines de ce fameux empire ou califat d’Occident, et qui continue d’être présent, n’est autre que le choix jamais entièrement tranché, entre l’assimilation et l’association. On lit ici, dans ce beau livre de Madame Sbaï, des chapitres très instructifs sur l’inadéquation des méthodes visant à faire de l’islam une religion à l’instar de l’église chrétienne. Et pourtant, la France n’a pas manqué de mobiliser ce qu’elle avait de plus prestigieux en matière d’islamologie, notamment deux personnalités citées plus haut, Montagne et Massignon, mais tous, comme tant d’autres, portaient, en plus de leurs diplômes universitaires, (songez que tous deux seront des professeurs au Collège de France), des grades militaires…
Lorsque la Grande Guerre éclate, il y a en métropole une forte immigration de maghrébins qui soit se battent au front, soit remplacent les ouvriers français mobilisés. Comme il s’agissait de sujets et non point de citoyens français à part entière, il a bien fallu créer des associations ou des structures d’accueil, destinées à satisfaire au mieux leurs besoins (travail, logement, soins médicaux, pratiques culturelles, culturelles ou purement religieuses). Et dans tous ces domaines d’ «aide sociale» l’église catholique s’est mobilisée en faveur des exilés, sans jamais se défaire de certaines arrière-pensées prosélytes…
Mais il ne faut pas omettre que l’Afrique du Nord n’était pas l’unique triple possession française ; il y a aussi la Syrie, le Liban et aussi la Palestine sur laquelle la République avait des vues, sur fond de virulente rivalité avec les Britanniques, très actifs dans la région. En bon catholique fervent, Montagne a plaidé avec constance et presque obstination contre l’installation des sionistes sur place, accordant sa préférence à un foyer chrétien en Terre sainte… Son collègue Massignon avait, quant à lui, soutenu l’arrivée des sionistes au pouvoir et correspondu amicalement avec son collègue Martin Buber qui s’éteindra à Jérusalem en 1965. Massignon ne changera d’avis qu’après certaines exactions attribuées à la Haganah en 1948.
Les derniers chapitres de ce livre si instructif et si clair portent principalement sur l’activité militaro-universitaire et éditoriale de Robert Montagne. Et j’ai été très impressionné par la pertinence de ses analyses portant sur le mouvement sioniste en Palestine mandataire. Dans les annexes très fournies et regroupées en fin de volume, on peut lire l’intégralité des écrits consacrés par Montagne à la question de la Palestine. Il avait prévu que la création de l’Etat d’Israël bouleverserait l’équilibre de toute la région et serait même un puissant facteur d’union entre des Etat arabes ou musulmans, incapables de réaliser autrement un semblant d’unité. Montagne avait prévu le fossé séparant un Etat juif hyper développé et en avance sur son temps, face à des populations autochtones livrées à elles-mêmes et en proie au désespoir. Il avait aussi prévu l’exode de près d’un demi million de Juifs vivants dans les pays musulmans d’Afrique du Nord. Il souligne, enfin, l’implacable logique du développement du futur Etat juif, face à des Etats arabes dans l’expectative. Il faut dire aussi, que jusqu’au bout, ce savant arabisant, anthropologue et sociologue, a cru que le système colonial était le seul chemin bénéfique pour des pays dont la culture et même la spiritualité étaient, à ses yeux, inférieures à celles produites par l’Occident chrétien. Même les colloques organisés par les communautés chrétiennes de la métropole qui s’interrogeaient gravement sur la légitimité de la colonisation ne l’ont pas conduit à prendre ses distances avec cette domination d’un peuple par un autre peuple.
Le livre de Madame Sbaï est certes un peu difficile à lire et les citations d’archives y sont peut-être trop fréquentes. Mais il pose les bonnes questions, en éclaire les présupposés et ne se départit pratiquement jamais de l’objectivité du discours historique. Au terme de ce long compte-rendu, on peut espérer que l’auteur de ce libre est bien armée pour mener une nouvelle réflexion sur l’islam contemporain, sur ses devoirs, ses attentes et ses promesses. Au fond, dans toute cette enquête, c’est la même problématique qui ressurgit à chaque page : l’islam d’aujourd’hui peut-il devenir un jour prochain ou lointain une religion européenne comme les autres ? Saura t il conduire les réformes nécessaires afin d’affronter la post modernité ?
Telles sont les pensées que m’a inspiré la lecture de cet ouvrage important et dont je recommande la lecture. L’auteur devrait, si elle veut toucher un public large et important, en refondre le contenu dans un nouvel ouvrage, avec moins de citations et plus d’analyses critiques. Mais même dans sa forme actuelle, ce livre est très bon.