Etienne Gilson (1884-1978), un homme de science et de foi
Voici un homme comme il n’en existe pratiquement plus à notre époque : un éminent érudit dont les étudiants sont devenus, pour certains, des évêques, des cardinaux et même des papes, qui fut l’un meilleurs connaisseurs de la théologie chrétienne médiévale, mais qui ne s’est jamais retiré dans une tour d’ivoire, en dépit des nombreuses controverses qu’il a, volontairement ou involontairement provoquées, en se mêlant de la vie politique de son temps : la Grande guerre, la crise des années trente, la seconde guerre mondiale, la défaite, puis la Libération et l’épuration et la reconstruction de la France sous l’égide du général de Gaulle, mais aussi du MRP. C’est cet homme aux multiples facettes, gratifié par la nature d’une grande vigueur intellectuelle et physique que son dernier biographe, Florian Michel, a bien voulu nous présenter dans un bel ouvrage éponyme, paru chez Vrin. Cette maison d’édition était naturellement celle de Gilson qui y avait un petit bureau dans le sous sol…
Etienne Gilson (1884-1978), un homme de science et de foi (Paris, Vin, 2018)
Gilson incarne à lui seul une grande série d’études de théologie médiévale chrétienne ; connaisseur incomparable des œuvres du grand docteur Thomas d’Aquin, de Bernard de Clairvaux, de Bonaventure, de saint Augustin et de tant d’autres, il n’a jamais été tenté, comme par exemple Romain Rolland, de se tenir au-dessus de la mêlée, à Genève sous les couleurs de la Croix Rouge internationale. Mais ce fut aussi une personnalité très controversée, un peu comme son contemporain, l’islamologue Louis Massignon, empêtré lui aussi, mais pour d’autres raisons, dans les grands débats de temps ; ce savant se considérait comme un soldat du Christ, un être qui tenait par dessus tout à ce qu’il nommait l’ordre catholique et qui estimait que la théologie était vraiment la reine des sciences si on consentait à l’étudier comme il convient. Et la philosophie pouvait concourir à cette saine émulation pour peu qu’elle consentît à une telle subalternation. En gros, Gilson reprenait à son compte un élément qu’il connaissait fort bien, en sa qualité de père du médiévisme français au XXe siècle, le rôle ancillaire de la philosophie vis-à-vis de la théologie, consacrant ainsi l’éminence indiscutable de la parole de Dieu. Toutefois, son amour inconditionnel de la religion catholique n’a pas dégénéré chez en un exclusivisme religieux de mauvais aloi.
Une telle position, même soutenue par un immense savoir et une érudition sans faille n’a pas manqué de susciter bien des contradicteurs ; songez qu’un homme comme Lucien Febvre est allé jusqu’à dire ceci, parlant de Gilson : cet homme est fou… En fait, Gilson ne faisait qu’illustrer la règle bénédictine de l’alternance du labeur et de la contemplation. En creusant les grands textes médiévaux pour en donner sa propre interprétation, Gilson entendait mettre sur pied sur «ordre catholique» auquel il tenait tant. Le 9 juin 1934 il s’explique : j’entends par là entre la vie religieuse des catholiques et les groupes politiques à l’œuvre desquels, en tant que citoyen il collabora, un ordre d’institutions créées par les catholiques, pour assurer la réalisation des fins catholiques dont l’état n’assume pas la responsabilité… En effet, mais le grand historien de la théologique catholique semble avoir oublié la loi de séparation de 1905. En fait, Gilson voulait faire jouer à la foi un rôle dans l’œuvre rationnelle, pour reprendre l’expression si ajustée de l’un de ses contradicteurs.
Renan, cet homme d’église défroqué mais qui n’a jamais pu quitter ce terrain philosophico-théologique, a donné à l’église bien du fil à retordre et Gilson fait un peu figure de revanche de cette même église qui a si mal vécu les critiques d’un homme issu de ses rangs et dont elle avait pris en charge l’éducation et la promotion au sein de la république des lettres.
En lisant ce livre le plus attentivement possible, sans, toutefois, avoir pu faire mon profit de toutes ces notes érudites et de cette vaste documentation imprimée en fin de volume, je me suis souvenu de mon vieux maître en Sorbonne , le grand médiéviste arabisant et hébraïsant Georges Vajda de l’EPHE (Ve section) qui avait publié ses tout premiers travaux sur la philosophie juive médiévale chez Vrin, la maison d’édition de Gilson qui y dirigeait des collections. Je me souviens aussi de quelques ouvrages classiques, lus avec l’impatience que l’on devine, comme L’esprit de la philosophie médiévale où Gilson montre, avec une empathie incontestable, les confluences possibles entre la philosophie et la théologie. Gilson a voulu montrer les sources médiévales de la pensée philosophique moderne. Il a appris à des générations entières à faire le départ entre le médiéval et le moyenâgeux : le Moyen Âge est très riche, son apport à la philosophie a été séminal.
Cependant, il est une chose que je ne parviens pas à m’expliquer : Gilson est né presque au même moment qu’un grand philosophe, juif allemand Franz Rosenzweig, mort en 1929, avait publié en 1921 son opus magnum L’étoile de la rédemption où il intronisait le Nouveau Penser (Das neue Denken) qui consiste à instiller un peu de théologie au sein de la spéculation philosophique. Sauf erreur ou oubli de ma part, Gilson n’en fait pas état. Cette réintroduction du théologique dans la philosophie présente d’indéniables affinités avec la pensée de Gilson.
Catholique convaincu, cet homme a signé en 1933 une appel en faveur des intellectuels juifs allemands, rejetés par leur pays de naissance, passé sous la coupe des Nazis. Ecrivain prolifique, amoureux des belles formules, parfois paradoxales, il a peu écrire, entre autres celle-ci : le particulier, c’est l’inexhaustible de l’insaisissable…
Cet attachement viscéral à la chrétienté, au culte catholique romain, n’ont en aucun façon été accompagnés par je ne sais quel antisémitisme, hérité de l’enseignement du mépris. Gilson dit expressément ceci : l’antisémitisme est une stupidité chez un Français ; chez un catholique, c’est une monstruosité… A la fin de la guerre, dans ses cours donnés à la Fondation des sciences politiques, il prononça une phrase très claire : le christianisme est inséparable du judaïsme ; il est soit une hérésie juive soit son accomplissement. On ne saurait les dissocier… Certes, l’éminent médiéviste glisse in petto l’argument du christianisme, prétendument vérité du judaïsme. Mais peut on faire un tel reproche à un historien-théologien catholique qui avance, étendard déployé devant lui, proclamant haut et fort qu’il n’est de vérité religieuse que catholique et que c’est par cette foi que Dieu aurait choisi de s’adresser aux hommes ?
Mais on ne doit pas résumer tout Gilson à cela, même si la tentation est grande de le faire. On doit aussi à Gilson le développement d’une chose assez difficilement définissable d’un point vue rationnel ou conceptuel : la philosophie chrétienne. Qu’est ce qu’une philosophie chrétienne ? Il se trouve que même des prélats catholiques renommés ont contesté le point de vue de l’auteur, réclamant, voire parfois même (pour d’autres théologiens) une mise à l’index pure et simple. La question qui se pose concernant la pensée même de Gilson tourne autour de l’essence même de celle-ci: tenait il plus pour les théologiens ou pour les philosophes ? Est ce que sa pensée est une unité ou une dualité ? Certains ont même ironisé sur sa double nature ou appartenance : quand était il professeur des universités et quand devenait il le défenseur intransigeant de son église ? Cette sorte d’intermittence est malaisée à concilier avec tout le reste. Quand on fait l’histoire d’une doctrine, d’une religion ou d’un système philosophique, on prend une certaine distance avec son objet d’étude, faute de quoi ce n’est plus de la science, du savoir mais de la ferveur religieuse, de l’apologétique. Encore un point de contact entre Gilson et Rosenzweig qui disait que son judaïsme n’était pas sa matière mais bien sa méthode…
Gilson n’a pas négligé d’agir sur le réel, devenant un redoutable pamphlétaire et se mêlant même du réarmement de l’Europe, libérés du joug nazi, mais sérieusement menacée par l’interventionnisme soviétique. Et là, il faut bien dire que l’on assista à un déchaînement des passions. On parla même d’une affaire Gilson avec pour contradicteur Raymond Aron et son journal Le Figaro ; comme Gilson était régulièrement invité à donner des conférences dans les meilleures universités américaines (Harvard, Columbia, etc…) on l’accusa d’avoir pris la fuite, pour ne pas tomber sous la botte des armées soviétiques. Mais si Gilson était un professeur qui traversait au moins une fois par an l’Atlantique, il n’était tout le contraire d’un atlantiste. Il optait pour le neutralisme et grâce à son ancien élève Hubert Beuve-Méry, le directeur-fondateur du journal Le Monde, il a pu exprimer ses vues sur le réarmement et leur donner une forte diffusion.
Gilson, homme porté aux controverses à la fois politiques et religieuses ? C’est un peu vrai, même qi l’on ne saurait réduire un tel homme à si peu de choses, à l’écume des jours. Il faut professeur à la Sorbonne, au Collège de France et membre de l’Académie Français… Son nom reste attaché au médiévisme français. L’intitulé de sa chaire au Collège vient de revivre avec l’élection d’Alain de Libéra, Histoire de la philosophie médiévale. C’est bien la preuve, s’il en fallait une, que l’apport d’un tel savant a survécu à sa disparition à plus de quatre-vingt-dix ans …