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Jésus entre la tradition et l'Histoire (2)

  

Adolphe von Harnack, grand spécialiste de Marcion qui voulait couper les racines juives du christianisme, et auteur de la fameuse Essence du christianisme (1900) écrivait tranquillement que Jésus devait être considéré comme une plante qui n’eut aucun contact avec le terreau sur lequel elle poussait (sic), un peu comme un arbre qui ne recevrait rien de son sol nourricier (Nährboden).…Meier prend assurément le contre-pied d’une telle thèse.
Certes, il convient aussi de tenir compte du fait, qu’à l’époque de Jésus dont nous parlons, puisque nous cherchons ce qui est historique et non point l’enseignement christologique, on n’avait pas encore érigé en principe exégétique reconnu la théorie des deux Torot, la Tora écrite et la Tora orale, l’une habilitée à interpréter l’autre, puisque les deux étaient censées avoir été révélées au Mont Sinaï. Meier donne un excellent exemple, celui du repos du Sabbat qui ne figure pas dans le Deutéronome (5 ; 12-15) dans la forme, bien plus élaborée que lui donnera l’interprétation talmudique. Nulle part, le Pentateuque ne nous fournit une liste des travaux prohibés ce jour là, comme le fera le traité  du talmud babylonien de Shabbat avec sa liste de trente-neuf principes de travaux ( av-melakhot).

  


Dans le chapitre des imprécisions ou des mutations doctrinales (et il y en eut), on lit aussi l’exemple de l’interdiction ou, au contraire, du droit de se défendre et donc de se battre le jour du sabbat. Etait-ce profaner le sabbat que de se battre pour défendre sa vie ? Or, même aux temps les plus anciens, il devait y avoir des combats qui duraient plus d’une semaine, incluant ainsi le jour du sabbat. On connaît le passage du livre des Jubilés qui relate que les Judéens ne se sont pas battus ce jour là et qu’ils furent tous massacrés. Même beaucoup plus tard, lorsque le principe de la légitime défense le jour du sabbat obtint enfin droit de cité, certaines âmes pieuses continuèrent de penser que même une simple posture défensive constituait une profanation du repos sabbatique… La loi a donc nécessairement évolué sous la pression des circonstances.


L’exemple du sabbat est rejoint par celui du statut du divorce. Le cas de la femme, répudiée par un premier mari, puis par un second et qui exprimerait le souhait de rétablir sa première union, est connu. La Tora considère cet acte comme une véritable abomination. Au début, la remise d’une lettre dite de répudiation était une simple formalité mais, par la suite, elle accéda au rang d’un véritable commandement spécifique de la Tora, ce qui constituait, en fait, un grand bouleversement aux plans social et juridique.


Meier nous offre dans ce chapitre bref mais dense un lumineux aperçu sur la signification historique de la loi telle que la concevait le Jésus historique. Sans chercher à paraître paradoxal, il estime que les chrétiens de la première et de la seconde génération ont sélectionné, reformulé, créé et probablement supprimé des paroles de Jésus sur la loi. ( p 48).  Meier justifie la légitimité d’une telle attitude en disant qu’il s’agissait de juifs en débat avec d’autres juifs, tout en déployant aussi, par ailleurs, de grands efforts pour attirer les gentils. 

L’auteur définit fort bien ce qu’était le cœur du problème : ce que nous lisons dans les Evangiles n’est pas seulement l’interprétation de la loi  par Jésus, mais, avant tout, la réinterprétation par les quatre Evangiles de l’interprétation de la loi par Jésus…(p 49).
On remarque que les Evangiles disent de Jésus qu’il «accomplissait» la loi alors que pour d’autres il est rapporté qu’ils observent, qu’ils font, qu’ils gardent la loi… Est-ce une allusion à une pratique élevée propre à Jésus, une pratique qui ne se contenterait pas de réaliser les commandements superficiellement mais ferait aussi honneur à leur valeur spirituelle, en somme, un accomplissement parachevé de la Tora ? C’est probable même si l’on doit avoir présent à l’esprit le long passage matthéen (5 ; 17-48) qui a toujours été interprété comme la volonté de Jésus d’abroger la loi une fois pour toutes. Meier rejette cette interprétation. Il tente de mettre au jour une version plus archaïque à laquelle on aurait superposé, à la manière d’un palimpseste, d’autres couches plus antinomistes. Cette démarche n’est pas sans rappeler le point de vue du grand Léo Baeck[1] (1872-1956) dans un écrit intitulé, L’Evangile, une source juive (Berlin, 1938 ; Paris, Bayard, 2002). Baeck y démontre que les logia originels ou supposés tels ont été soit retravaillés soit recouverts d’une strate plus ouverte au pagano-christianisme.
Dans leur polémique contre le légalisme des pharisiens et les pratiques du culte sacrificiel en général, les Evangiles ont recouru à ce que l’on nomme une négation dialectique, par référence à la terminologie des spécialistes des langues sémitiques : on considère comme une négation générale, un rejet absolu, ce qui n’était, en réalité, que l’expression d’une préférence (je préfère ceci à cela, mais je ne rejette pas sans appel la première chose en bloc…). Lorsque les prophètes Amos, Osée ou même Isaïe font connaître leur dissentiment à l’égard des  sacrifices au Temple et mettent en avant un culte épuré, cela ne signifie nullement qu’ils rejettent -entièrement et pour toujours- cette forme ou ce type de dévotion. Il s’agit simplement d’un usage imparfait du comparatif  en hébreu ancien : Dieu, par l’intermédiaire des prophètes, dit, en fait, qu’il préfère autre chose et non point qu’il abomine ou abhorre ce culte sacrificiel… Pour Meier, l’enseignement de Jésus contenait bien un entrelacs d’éléments rituels et éthiques et la référence à Matthieu 5 a été sur interprétée dans un sens antinomiste et abrogeant.     

      

Historicité de l’interdiction du divorce par Jésus…

Quel est le logion qui représente la forme la plus proche de la déclaration de Jésus sur le divorce qu’il semble bien interdire, alors que la loi juive le permet pour (hélas !) presque n’importe quel motif dans le Deutéronome (24 ;1) ? Ce passage parle d’une erwat davar (la honte ou l’indécence d’une chose : chose honteuse ou indécente) comme d’un motif valable pour une répudiation de l’épouse.  Selon Marc (10 ;9) les propos de Jésus auraient été les suivants : Ce que Dieu a uni, l’homme ne le sépare point. La phrase pose assurément le problème du divorce qui se trouve prohibé mais elle inclut aussi le cas du remariage. Apparemment, la tendance qui prévaut est que tous deux sont de nature à générer des cas d’adultère (Luc 16 ; 18 et Marc 10 ;11)
Meier s’interroge toujours sur la fidélité proclamée de Jésus aux pratiques dictées par la Tora et à son refus d’accepter le divorce. Il émet l’hypothèse, assez peu probable mais guère invraisemblable que certains groupes ou sous-groupes juifs de l’époque retravaillaient ou modifiaient des passages du Pentateuque pour les adapter aux besoins du temps. Et dans ce cas précis, la contradiction entre la fidélité et l’abrogation serait résolue. Une idée, avancée par l’auteur, serait que jésus se considérait comme un nouvel Elie, le prophète eschatologique  qui rassemble et réunit son peuple  à l’aide d’idéaux nouveaux ou, comme il l’écrit, retravaillés… Cela me semble être weit ausgeholt (tiré par les cheveux), tout en étant très ingénieux.
Même si cela a tendance à prendre de la place et à retarder le contact avec la partie la plus riche du livre, Meier met en garde, comme à son habitude, contre la tentation -si omniprésente- de l’actualisation des données concernant le Jésus d’une époque autre que la nôtre. Il appelle cela la pertinence et affirme, dans ce sens précis, qu’elle est l’ennemie de l’Histoire… Signifiant par là, que notre recherche doit se cantonner à faire émerger ce que fut vraiment l’idée de Jésus et non point ce que cela pourrait signifier pour nous aujourd’hui… On cherche à connaître l’opinion d’un juif de Palestine qui faisait ses prédications vers l’an 28 de notre ère et qui expliquait, à ce titre, son sentiment à ses coreligionnaires de la même époque.


Rappelons  tout d’abord le statut du mariage dans la Bible hébraïque. Il s’agit d’une union que nulle cérémonie d’Etat ou autre ne vient sanctionner. Il suffit de voir comment fut annoncée l’union qui donna naissance à Moïse en personne : un homme de la tribu de Lévi alla prendre une femme de la tribu de Lévi (Ex. 2 ;1)… Contracter un mariage reste une affaire privée, effectuée au sein d’un clan ou d’une famille.  Il était presque normal que le divorce ne fît pas l’objet d’une procédure compliquée. D’ailleurs, comme le rappelle Meier, les premiers contrats de mariages (ketoubba, pluriel ketubbot) ne remontent qu’au Ve siècle avant notre ère et  proviennent de la colonie militaire juive d’Eléphantine en Egypte. En outre, il faut attendre la Mishna d’un traité talmudique Gittin (lettres de répudiation, divorces) pour trouver une discussion entre érudits sur le sujet de la dissolution d’une union. A la fin de ce même traité de la Mishna, on trouve une discussion entre deux écoles de pensée célèbres, celle de Shammaï et celle de Hillel.

La première, connue pour son rigorisme, insiste sur la notion de honte en interprétant la fameuse expression du Deutéronome erwat davar. Ce qui revient à placer la notion de honte au centre du débat : pour mériter la répudiation, l’épouse doit avoir commis un acte particulièrement répréhensible au point de précipiter de la honte sur son mari. Qu’il s’agisse ou non d’un délit d’ordre sexuel, cette école exégétique souligne qu’il faut un motif grave pour rejeter son épouse, comme porter atteinte à la respectabilité et à  l’honneur de l’époux…

L’école de Hillel, réputée pour son esprit conciliant, met l’accent sur le mot davar, une chose, et en conclut que n’importe quelle chose, n’importe quel motif, à la discrétion du mari, peut provoquer la répudiation de l’épouse. Des motifs aussi peu sérieux que le fait de brûler le repas de l’époux ou la rencontre d’une femme plus belle que la sienne (rabbi Aqiba)  peuvent suffire…
On peut donc dire que lorsque les rédacteurs des Evangiles se mettent au travail, trois pistes existent alors dans le judaïsme contemporain :

  1. a)  un époux pouvait répudier son épouse à tout moment et pour tout motif.
  2. b) certains groupes (Qumran, notamment) critiquent la polygynie ;
  3. c) la position marginale de Jésus qui semble interdire totalement le divorce.


C’est sur cet arrière-plan qu’il convient d’exposer les différentes références néotestamentaires sur cette question. Elles ne sont pas nombreuses, même si l’auteur les soumet à une critique textuelle, idéologique et comparatiste rigoureuse. Des cinq versions de cette interdiction de divorcer (deux en Matthieu, une en Marc, une en Luc et une en Paul ), il n’ y en a pas deux identiques dans leur formulation, sauf pour le texte suivant : ce que Dieu a uni, que l’homme ne le sépare point.

Examinons tout d’abord les paroles de Paul dans sa première épître aux Corinthiens (7 ; 10-11). Ecrit vers l’an 54-55, ce verset de Paul semble s’inspirer ou se réclamer d’une parole que Jésus aurait dite. Pour le couple chrétien, aux yeux de Paul, pas de divorce possible et s’il y a conflit, les époux feraient mieux de se réconcilier. Une telle attitude pourrait fort bien revenir au Jésus de l’Histoire, ce qui n’est pas vraiment le cas des paroles de Marc (10 ;12). Comme l’Evangéliste semble envisager le cas (hautement invraisemblable) d’une femme juive répudiant son époux, alors qu’elle n’en avait ni le droit ni le pouvoir, de tels propos ne peuvent pas avoir été ceux de Jésus lui-même. Mais les autres attestations qui connaissent des occurrences chez les autres apôtres sont certainement de Jésus lui-même. Et qu’en ressort-il ? Que Jésus a eu l’audace d’interdire une institution reconnue de son temps en la qualifiant de conduite adultère alors qu’elle était explicitement prévue par la Tora en Deutéronome 24. Il s’agit là d’une démarche révolutionnaire : Jésus enseigne à ses frères juifs de l’époque qu’en suivant les prescriptions de la Tora ils se rendent coupables d’adultère, et partant, qu’ils pèchent contre une loi du Décalogue lui-même… (Ex. 20 ; 14 et Dt 5 ;18). De manière claire et nette, Jésus entre ici en conflit frontal avec la Tora de Moïse, telle qu’elle se pratiquait des on temps. Meier ajoute  (p 99) que dans ce rejet et ce refus, Jésus est seul,  car même les documents de Esséniens n’abondent pas vraiment dans son sens. Mais l’attitude du Galiléen est juste lorsqu’il s’agit de dénoncer des pratiques inhumaines. Malheureusement, l’évolution de nos sociétés ne lui a pas donné raison, même si, fort heureusement, la situation des femmes s’est nettement améliorée.

 

[1] Maurice-Ruben Hayoun, Léo Baeck, conscience du judaïsme moderne. Paris, Armand Colin, 2012

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