Martin Heidegger et Jean Duns Scot (1266-1308) Gallimard)
Peu de gens, y compris des apprentis philosophes, savent que Heidegger a commencé par être un médiéviste et qu’il a soutenu sa thèse d’habilitation (doctorat d’Etat ) sur un grand philosophe-théologien chrétien du XIIIe siècle. Il s’est intéressé aux fondements logiques de la pensée selon cet auteur Jean Duns Scot, qui a atteint pratiquement la même notoriété que Thomas d’Aquin sinon plus. Heidegger va jusqu’à écrire dans les premières pages de sa thèse que Duns Scot a plus fait école que l’illustre dominicain… On a parlé de lui comme d’un docteur subtil, tant il a contribué à critiquer la philosophie aristotélicienne, en vogue de son temps, tout en lui faisant jouer un rôle foncièrement ancillaire, c’est-à-dire en tant que servante de la théologie et de la foi.
Martin Heidegger et Jean Duns Scot (1266-1308) Gallimard)
Il serait quasi impossible, dans le cadre qui est le nôtre, d’entrer dans les détails des commentaires de Heidegger qui analyse presque ligne à ligne le contenu de ce Traité des catégories et de la signification ; Cette thèse de Heidegger, publiée en 1916, avait déjà paru chez Gallimard en 1970. Les thèmes généraux sont ceux traités par les logiciens et il s’agit d’assigner à chaque ordre de l’être ou de l’étant un secteur précis dans la réalité. Chemin faisant, Heidegger s’interroge sur les conceptions que se faisait son auteur de la connaissance, de l’intellect, de la réalité, de l’ontologie, de Dieu, etc…
A Duns Scot se posaient les mêmes problèmes que les autres maîtres de la scolastique : comment concilier philosophie et religion, foi et raison ? Peut-on concilier les enseignements des dogmes religieux et la Logique ou la Métaphysique du Stagirite ? Tout en se livrant à des analyses très poussées sur la logique et la grammaire, entre autres choses, garantes de l’intelligibilité du discours, le théologien tente d’ériger un système où il défend la thèse de l’unicité de l’être, ce qui signifie que l’essence de l’être est la même tant chez Dieu que chez ses créatures, mais que Dieu a un avantage unique, il est infini alors que sa création est nécessairement finie.
Le mieux dans ce contexte un peu aride et ardu à la fois, est de citer quelques passages parmi les plus prégnants et de les commenter de notre mieux.
Un système des sciences ne peut ainsi avoir valeur théorique que s’il ne se limite pas à un rassemblement de sciences disponibles à ce moment là, mais qu’il embrasse au contraire toutes les sciences absolument. Comment un tel système est il possible ? (p 40)… La systématique et la théorie des sciences est une affaire qui appartient à la philosophie.
Toute la scolastique, chrétienne, arabe ou juive, s’est préoccupé d’établir un catalogue et une hiérarchie des sciences au-dessus trônait nécessairement la théologie puisqu’elle s’occupait de thèmes métaphysiques, autant dire de l’essence divine et du monde divin. Duns Scot s’attarde souvent sur la nature de l’intellect humain fatalement inférieur à son modèle absolu, l’intellect divin.
C’est ce que nous allons aborder à la faveur de la citation suivante :
P 84 : Dans l’analogie,…, il y a un coefficient d’homogénéité, l’identité du rapport. Celle-ci dans le cas présent où il s’agit du monde concret, s’applique à toute chose car chacune a sa réalité concrète. Au sens strict et absolu du terme, il n ‘y a que Dieu qui soit vraiment réel. Il est l’Absolu, étant existence qui existe dans l’essence et dans laquelle l’existence se vérifie essentiellement. A réalité de la nature, celle qui est concrètement sensible, n’existe que comme créée, elle n’est pas existence comme l’Absolu, elle a l’existence par la communicabilitas. Créateur et créature, bien que réels l’un et l’autre, le sont cependant d’une manière différente.
On sent ici la trace de ce que Etienne Gilson, fonda tâteur des études médiévales françaises, l’augustinisme avicennisant. Avicenne, le célèbre médecin-philosophe qui a tant inspiré Maimonide dans son Guide des égarés. S’écartant des thèses proprement aristotéliciennes, ce que son successeur Averroès lui reprochera durement, il a statué que l’existence est un accident affectant l’essence. Tous les êtres du monde sublunaire sont concernés par cette loi ontologique, seul y échappe puisqu’il est le seul être d’existence nécessaire tandis que tous les autres ne sont que d’existence possible car un facteur extérieur est requis pour unir son existence à son essence… Ici, Duns Scot dépend effectivement d’Avicenne.
Le second point qui mérite d’être un peu développé tient à la séparation absolue entre le règne divin et son produit le règne humain ou naturel. La nature peut paraître divine par sa force et son déploiement dans l’être, elle n’en relève pas moins pour autant de la créature : elle doit son existence effective à un principe qui se trouve en dehors d’elle.
La second partie de ce Traité porte sur La signification (Bedeutung) : mais Heidegger se pose d’emblée la question fondamentale : Dans quelle mesure la philosophie a t elle à s’occuper de la langue ?
Comme toute thèse de doctorat soutenue de l’autre côté du Rhin, ce n’est pas très simple mais il fallait tout de même en parler…
Commentaires
Bonjour,
Vous nous rappelez cet extrait de l'ouvrage de M. Heidegger : « Au sens strict et absolu du terme, il n ‘y a que Dieu qui soit vraiment réel. Il est l’Absolu, étant existence qui existe dans l’essence et dans laquelle l’existence se vérifie essentiellement. »
Lorsque l'on veut envisager Dieu, il y a deux aspects à prendre en compte :
- Celui qui créé « les cieux et la Terre »
- « Celui » qui va créer l'homme à son image
Le premier est représenté par les Elohim chez les hébreux (Allah chez les arabes, El chez les assyriens, etc.). Ce sont les corps actifs de la chimie, agissant dans les radiations astrales qui les propagent comme atome-force. On reconnaît sept principes radiants projetés par les étoiles diversement colorées. Les sept couleurs que ces radiations transmettent sont celles de l'arc-en-ciel. C'est pour cela qu'on représente les Elohim par un septénaire. Le mot au singulier serait Eloha.
L'antiquité, qui a connu les lois de la Nature, n'a pas connu le Dieu moderne qui n'a que 2.000 ans d'existence. Ce sont ces Principes radiants que le Sépher affirme dans son premier verset qui dit : « En principe, les Elohim sont en puissance d'élaborer ce qu'il y a dans le Ciel et sur la Terre. »
Le second c'est Ivah, la Mère créatrice.
C'est la Mère, Ivah, qui est créatrice de l'enfant ; ce ne sont pas les Elohim.
Quand on attribue à Ivah la création des Cieux et de la Terre, on emploie un langage symbolique qui signifie la création des filles et des garçons ; et quand on dit : « les renfermant en puissance contingente d'être dans une autre puissance d'être », cela signifie, dans le langage simple, que l'enfant se forme renfermé dans le corps de la Mère. Rien d'étonnant qu'elle les créât à sa ressemblance.
Mais ce qui est plus étonnant, c'est que les prêtres juifs aient fait tant de mystères autour de cette personnalité divine, Ivah, la Mère universelle.
Aussi, examinons les formes principales que l’esprit inquiet des hommes a données à la spéculation philosophique depuis le jour où il a perdu la connaissance positive de la vérité.
Science, Religion et Philosophie sont des mots qui prétendent tous les trois avoir la même signification ; tous trois veulent être l’expression de la vérité.
Cependant une grande différence existe entre eux.
La science affirme ; la Religion impose ; la philosophie cherche.
Or, comme il n’y a qu’une vérité et qu’elle ne peut être que dans la science, qui affirme, pourquoi la chercher dans la philosophie ? Pourquoi les religions de l’antiquité qui imposaient ce que la science affirmait n’ont-elles pas suffi aux hommes ? Pourquoi ont-ils institué cette nouvelle méthode de recherche : la philosophie.
DIEU ? : https://livresdefemmeslivresdeverites.blogspot.com/2017/07/dieu.html
Cordialement.
Quel Duns Scot ?
5.04.2019, Michel BEL
Cher Monsieur Hayoun,
Etrange chassé croisé. Le lendemain du jour où vous avez reçu le témoignage accablant sur Heidegger que je vous ai adressé le 2 avril 2019, vous faites paraître dans votre blog publié en partenariat avec la tribune de Genève, le 3 avril, un article totalement insipide sur les rapports de Martin Heidegger et de Duns Scot dans lequel vous ne parlez nullement de la fronde moderniste qui anime l’esprit de l’ouvrage. Vous avez omis de dire que le texte que commente Heidegger n’est pas de Duns Scot, ce que le jeune Martin ne savait peut-être pas à l’époque, mais, pour la thèse qu’il cherchait à défendre, cela importait peu puisque son unique désir comme, le prouve sa conclusion, était de faire admettre à ses lecteurs, en matière de théologie, l’autorité de Hegel et en filigrane celle de Nietzsche.
La conclusion ne fut ajoutée à son travail qu’en 1916, une fois le mémoire d’habilitation soutenu. Il n’était pas question pour lui de se voir refuser l’habilitation à cause d’une prise de position ouvertement « moderniste » au sens ecclésiastique du terme, s’entend. D’autant que son ami de l’époque le prêtre Engelbert Krebs avait été contraint de prendre, pour pouvoir rester dans le giron de l’Eglise, une position « anti-moderniste » conformément aux normes pontificales imposées sous la menace de l’excommunication.
Fortement influencé par Maître Eckhart, par Chamberlain, par Dilthey, par Stefan George et par Nietzsche, le jeune Heidegger qui a rompu avec la théologie et la métaphysique en 1911 est, à ce moment-là, fortement fasciné par Hegel. Il a vu en lui le moyen d’échapper au « monde » judéo-chrétien qui l’opprime, qui l’a « offensé et humilié », et dont il cherche à se venger, pour entrer dans le monde schillérien de la « liberté » « où la beauté est reine », grâce à l’« Aufhebung » hégélienne, c’est-à-dire grâce à « la négation de la négation ». Ayant lu la Naissance de la tragédie entre 1908 et 1912 il n’est plus, à cette date, pro-luthérien comme l’était ouvertement Hegel dans ses leçons sur la Philosophie de l’histoire ; il est déjà convaincu d’être le Zarathoustra de Nietzsche, c’est-à-dire la « réincarnation de Dionysos ». Un Dionysos qu’il a déjà dressé dans son for intérieur « contre le crucifié », comportement que, dès 1919, il va s’empresser de réaliser dans l’histoire concrète pour édifier la nouvelle « Germanie » qu’il rêve de voir régner sur la planète comme « un cœur sacré des peuples ».
Ces informations encore tenues secrètes en 1916 – et pour cause – seront dévoilées tout au long de son œuvre à différents moments de sa vie, de ses conférences, de ses cours, de ses lettres et de ses publications. Il importe donc pour lire intelligemment le Heidegger auteur du « Duns Scot » d’avoir présents à l’esprit tous ses aveux distribués au compte-gouttes dans sa Gesamtausgabe et dans les éléments qui n’y ont pas été incorporés lors de son travail « de dernière main » selon l’expression empruntée ostensiblement à Paul de Lagarde son prédécesseur direct en matière d’antisémitisme luthérien et d’« impérialisme mystique », impérialisme qui s’avèrera, chez lui, totalement « nietzschéen ».
Sa « conclusion », en tant que phénomène de « fracture historique » est l’équivalent des 95 thèses de Luther placardées, dit-on, sur la porte de l’église de Wittenberg. La « purification » conçue par Heidegger avait cependant une autre dimension et une autre portée que celle du moine « salvateur ». L’acte chirurgical préconisé par Luther, et à sa suite par Hegel, pour rendre la santé aux malades (« on ne guérit pas les membres gangrénés avec de l’eau de lavande », disait Hegel dans La constitution de l’Allemagne) fut métamorphosé par lui en « génocide ». « Être radical, c’est prendre les choses à la racine », disait Marx. C’est ce que fit Heidegger en cherchant à éradiquer en totalité le « monde juif » de la planète. C’est ce qu’il entendait en 1916 par l’usage subtil qu’il faisait de sa rhétorique en disant : rendre sa « force » à la « philosophie » et donner un « but » à la mystique.
La première discipline devait cesser d’être « un produit rationnel coupé de la vie » et la seconde « un vécu irrationnel sans but ». « La philosophie de l’esprit vivant, de l’amour engagé, de l’union à Dieu dans la révérence » […], disait-il, « se trouvent aujourd’hui, « devant la tâche considérable de prendre une position engageant les principes par rapport au système de vision historique du monde le plus puissant en plénitude comme en profondeur, en richesse de vécu comme en élaboration conceptuelle, - par rapport à Hegel qui, à ce titre, a réassumé dans sa pensée tous les motifs fondamentaux de la problématique philosophique surgis avant lui ». Martin Heidegger, Traité des catégories et de la signification chez Duns Scot, traduit de l’allemand et présenté par Florent Gaboriau ; Conclusion, dernière ligne, Gallimard, 1970, p. 231.
Ce qu’une « lecture immanente » sans une préparation sérieuse ne peut pas voir, car les « mots » essentiels sont déjà « couverts » par un sens invisible, une lecture symptômale, globalisante, elle, peut le voir clairement car, seule elle peut apprendre à ôter leur voile aux « mots couverts ». Elle fait apparaître comme implication directe indissociable du sens fondamental de la « manifestation heideggérienne » à la fois dans son caractère scriptural et historique, ce que d’autres lecteurs interprètent comme une production sans rapport avec l’essence, une production accidentelle due aux seules circonstances extérieures à la signification globale de l’œuvre (cf. la querelle entre les historiens intentionnalistes et les historiens fonctionnalistes). Cette querelle engagée par de pseudo-penseurs qualifiés de révisionnistes cherchant à disculper de leur grave responsabilité les auteurs des deux grands génocides nazis, apparaît totalement stupide dès qu’on a commencé à apprendre à lire avec un souci de rigueur et une quête d’authenticité indéfectibles.
Voilà Monsieur Hayoun, ce qu’il est absolument nécessaire de dire aux lecteurs non préparés, sur l’ouvrage de Martin Heidegger d’apparence anodine, publié durant l’année 1916 dont les nuées annonciatrices d’un orage sans précédent étaient déjà porteuses de la violence apocalyptique qui se déchainera dans les années 1930-1940 sur les populations juives et tziganes et répandra son horreur dévastatrice sur la planète entière.