Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

Religion et philosophie dans l’Europe contemporaine

Religion et philosophie dans l’Europe contemporaine

Le sujet est très vaste mais c’est bien ce qui le rend passionnant. L’Europe d’aujourd’hui ne ressemble en rien à ce qu’elle fut il y a un peu plus d’un demi millénaire. Elle se trouvait alors en pleine période médiévale, dans un véritable autre monde où philosophie et religion se faisaient face et ne touchaient, dans leur union ou désunion, que quelques rares élites, les seules habilitées à les rapprocher, sans risque de tomber dans l’hérésie, l’incrédulité, voire l’athéisme. Nous reviendrons sur cette situation qui a généré la puissance intellectuelle de l’Europe et son hégémonie qui a duré près d’un demi millénaire au cours duquel cette Europe a démontré qu’elle était une culture, une vision du monde, bien plus qu’un simple continent, une adresse géographique.

 

 

Religion et philosophie dans l’Europe contemporaine

 

Que signifie aujourd’hui croire, avoir la foi, quellque soit la religion concernée ? Que signifie de nos jours, hic et nunc, investir dans le sacré ? Parallèlement, que veut dire être un adepte de la philosophie plutôt que d’un système religieux ? Toutes ces questions annexes, comme l’athéisme, la sécularisation, la laïcité, l’intégration sociale, le pluralisme religieux comme négation de son corollaire, l’exclusivisme religieux ? Toutes ces questions sont liées entre elles au sein du corps social. Il faudra donc sérier les problèmes et limiter sévèrement notre sujet. Mais il faut aussi tenir compte de la cohérence de tous ces thèmes et de leurs répercussions.

Cette approche gravitait autour d’une question nodale : où placer la présence de Dieu ? pouvait-on continuer d’adhérer, sans esprit critique, aux dogmes imposés par le christianisme, ou devait-on, au contraire, faire ce que fit la Renaissance qui engagea une entrepris visant à révoquer en doute la véracité des saintes Ecritures. On le constate aisément : la tradition chrétienne a irrigué depuis très longtemps la vie spirituelle de notre continent.

Aujourd’hui, la population européenne, de tout le continent, pas seulement celle de l’Union Européenne, avoisine ou dépasse même les 800 millions. Depuis la fin de la décolonisation, la population de l’Hexagone a changé de provenance et de religion : si l’église chrétienne dans toutes ses différentes obédiences, est proche des 80%, les musulmans qui sont plus de 10% en France, représentent plus de 45 millions d’âmes sur l’ensemble du continent. Ce qui fait de l’islam la seconde religion de France, avant les Juifs et les protestants, pourtant présents sur le sol européen depuis bien plus longtemps. Il y a là un problème démographique qui change entièrement la donne. Et un récent reportage de Thema sur ARTE a pu sensibiliser le grand public sur cette question qui semble préoccuper non seulement les Français mais aussi les Allemands et d’autres pays voisins.

Mais nous ne procéderons pas ici comme des arrangeurs de statistiques. Ce qui m’intéresse, c’est l’évolution qui a mené à la situation que nous vivons et qui, en France, mais même bien au-delà, dans le reste de l’Union Européenne, s’impose aux gouvernants.

Commençons par dire un mot de la diversité des rapports que les pays voisins du nôtre entretiennent avec les religions en général. La France, c’est bien connu, tient à la laïcité (sous ses différentes s formes) comme à la prunelle de ses yeux. Pour elle, et c’est ce que lui dicte son histoire nationale au cours des quatre derniers siècles, la séparation du spirituel et du temporel est une nécessité, en comparaison de ce qui s’est passé dans les Etats allemands où la guerre de Trente ans a fait rage, laissant un pays exsangue avec des milliers de morts et des dévastations considérables. Il a fallu instaurer une paix religieuse au sein de laquelle cohabitent plus ou moins harmonieusement catholiques fidèles à Rome et protestants acquis à la Réforme luthérienne.

La France se souvient de l’Edit de Nantes et de sa révocation comme elle n’a pas oublié la Saint Barthélémy… De telles expériences marquent la mémoire collective d’un pays. Ce qui explique que tous les gouvernements voient, depuis plus de quatre décennies, se développer ce que l’on nomme pudiquement le communautarisme, alors que chacun sait que l’on désigne par là un certain islamisme ou un islam politique.

Depuis ses origines, le christianisme a bien marqué son rapport à la réalité de ce bas monde ; elle diverge fondamentalement par rapport à d’autres idéologies religieuses qui considèrent que l’on doit s’étendre, même aux dépens des autres, que l’on doit être victorieux sur tous les plans, religieux, politiques et idéologiques. Qu’on en juge par deux citations des Evangiles : Rendre à César ce qui est à César (Marc 12 ; 17) et Mon royaume n’est pas de ce monde (Jean 18, 36 ). Une telle posture religieuse stipule que ce qui intéresse Jésus, c’est la vie éternelle et non l’ici- bas.

Depuis quelques années, ce débat autour des valeurs de la République, est situé au centre même des grandes consultations nationales. Comme il est défendu de stigmatiser toute une communauté dont une certaine partie est plus ou moins intégrée dans la grande communauté nationale, les autorités n’osent pas recourir aux grands moyens. Mais si je cite cet aspect des choses, c’est en raison de sa centralité. Car, dans la France contemporaine, les deux autres grandes cultures religieuses sont bien intégrées au plan national, l’islam, quant à lui, en sa qualité de dernier arrivé, ressent quelques difficultés à trouver la place qui lui revient dans le pays…

On peut dire que la France est pratiquement la seule à tenir à ce point à la laïcité (et selon moi, elle a bien raison) car des pays comme l’Allemagne, l’Angleterre ou la Russie ou l’Italie, l’Espagne, etc… procèdent autrement : la religion anglicane en Grande Bretagne, l’orthodoxe en Grèce et en Russie ou en Bulgarie, le Danemark et tant d’autres pays reconnaissent à leurs religions respectives une certaine qualité qui en fait une interlocutrice légitime des autorités. Même la Suisse adopte une attitude qui varie selon que le canton est réformé ou pas. Et cette diversité, ce multiculturalisme, appartient pourtant à l’héritage chrétien ou judéo-chrétien de l’Europe.

Je m’insurge contre la scotomisation de l’héritage juif, on ne devrait jamais parler de l’héritage chrétien mais bien judéo-chrétien car même si l’église s’est entièrement émancipée du judaïsme rabbinique, elle n’en demeure pas moins née dans une matrice juive. Sans le socle juif, l’Eglise n’existe pas, elle n’a pas de théologie, ni de livres révélés ; elle redeviendrait même une simple secte judéenne des origines et donnerait alors, à titre posthume, raison à Marcion qui entendait couper les racines juives et vétérotestamentaires du christianisme. Or, cette dernière a bel et bien compris le côté suicidaire de cette attitude contraire à la vérité historique et a condamné sans appel le marcionisme.

Mais revenons au Moyen Age et à ses tentatives de justifier la vérité des dogmes chrétiens en usant de l’arsenal philosophique : la scolastique, sous ses différentes formes , tant chrétienne (Thomas d’Aquin) que juive (Maimonide) et musulmane (Al-Farabi, Averroès) ont transfiguré l’Europe. Les penseurs et les savants se sont demandés comment on pouvait faire de la philosophie grecque, et de tout l’hellénisme tardif, la servante de la pensée religieuse. On mit à profit une certaine forme de néoplatonisme et de néo aristotélisme pour justifier aux yeux de la Raison les dogmes religieux. Or, les esprit les plus marqués par la théologie n’ont pas toujours accepté cette naturalisation de l’entité divine, faisant d’elle un simple concept divin, en lieu et place d’un Dieu libre et souverain, qui échappe à toute catégorisation d’ordre spéculatif. La spéculation philosophique devait continuer à jouer un rôle ancillaire de la religion et de la Révélation.

On a coutume de parler immédiatement de Leibniz, de Lessing et de Moïse Mendelssohn, passant ainsi sous silence que les penseurs gréco-musulmans du Moyen Age, notamment ibn Badja et ibn Tufayl, ont voulu une religion éclairée par la philosophie. Mais une question se pose, qui s’est posée tant aux philosophes qu’aux mystiques : comment concevoir Dieu ? Et comment en parler puisque son essence transcende nos catégories ? Rien ne se prédique de lui comme des humains. Tout est dit par homonymie pure.

Passons sur Maimonide qui aboutit à un simple concept divin et voyons ce qu’un mystique, fin lettré, comme Maître Eckhart disait de Dieu. Dieu le devient au fur et à mesure, disait-il, ainsi que d’autres énoncés téméraires qui lui valurent des ennuis graves avec l’Ordre et il put échapper à la condamnation qui le menaçait grâce à une … mort prématurée. Certes, la jalousie n’était pas absente dans cette incrimination mais il y avait aussi des subtilités doctrinales qui ont mis la puce à l’oreille à des esprits chagrins accusateurs, évidemment moins doués que le sien.

Du côté de la scolastique arabe, il faut signaler le conte philosophique d’ibn Tufayl, l’épître de Hayy ibn Yaqdan qui constitue, on l’oublie souvent, la première tentative de faire la critique rationnelle des traditions religieuses et donc de la Révélation. Il s’agit d’un solitaire qui n’a jamais rencontré d’autre représentant de l’espèce humaine et qui, grâce à son intellect et à ses dons naturels d’observation, parvient aux même conclusions que la religion révéle, mais avec des arguments naturels, sans la moindre contrainte d’un héritage religieux.

Je signale que si les juifs médiévaux ont traduit ce texte en hébreu et si l’averroïste juif Moïse de Narbonne (1300-1362) l’a commenté ligne après ligne, la scolastique chrétienne a dû attendre plus d’un siècle avant de disposer d’une version latine.

Dans l’histoire de la culture européenne, on n’accorde pas à ce texte et à son auteur l’importance qui lui revient. Même L’éducation du genre humain de G.E. Lessing avait eu vent de ce conte philosophique grâce à une indication de son ami Mendelssohn… Or, nos facultés de philosophie enseignent surtout les textes de Kant , notamment La religion dans les strictes limites de la raison… C’est bien ce que fit ibn Tufayl plus de cinq siècles au paravant.

Dans son ouvrage récemment paru, Aveuglements, Jean-François Colosimo stigmatise cette lacune et montre que le statut de Dieu posait problème et restait en suspens. Une citation du Zohar (II, fol. 60a) me revient en mémoire. On demande ce qu’est Dieu, non pas qui est Dieu puisque Dieu est Dieu. La réponse du Zohar est géniale : Dieu, nous dit il, c’est la Tora. On découvre Dieu en étudiant la Tora ! Ce même texte mystique, la Bible de la kabbale, dans uns strate plus récente, dit qu’aucune pensée ne peut saisir Dieu (leyt mahashava tefissa bakh kelal) C’est un passage que les juifs séfarades lisent avant la prière statutaire. Ce qui signifie que ce passage préfère une religion révélée à une religion rationnelle.

Ces problématiques ne sont pas simples, et pourtant elles sont incontournables. Voyez ce qui se passe ces jours ci en Israël où la place de la religion est violemment remise en question. Mais j’ai envie de dire que c’est probablement l’interprétation qu’en font certains qui est au centre des débats. Limiter la religion à une série d’interdits n’est pas bon. La religion juive comme toutes les autres est avant tout une quête du divin, une spiritualité.

Voici ce qu’écrivait Kant : L’Aufklärung consiste pour l’homme dans le fait d’émerger de sa coupable minorité… sapere audere, savoir oser.

Mais la pensée religieuse a fini par susciter une opposition et de gros efforts de sécularisation. Le terme provient de saeculum, le siècle, donc le profane (en hébreu hol, holani). C’est un penseur anglais qui vers 1854 en a parlé et la suite est due à Max Weber et à Ernst Troeltsch… Depuis ce terme a fait florès. Chez les musulmans, ce sont les chrétiens maronites qui ont frappé le terme almani ou alamani (de ce monde, par opposition à l’autre monde)

Mais aujourd’hui, c’est un problème qui naît du refus de certaines cultures d’accepter cette dichotomie en l’homme entre le spirituel et le temporel. Et c’est presque devenu un fait culturel. On le sent bien dans la confrontation ou le dialogue euro-arabe : la sécularisation marque t elle un changement profond dans nos sociétés ? Est elle l’ennemi mortel de la religion et de la foi ? Une civilisation sécularisée peut-elle subsister éternellement, en d’autres termes le marxisme a t il eu raison ? Comment l’homme peut-il vivre dans une société où l’on proclamerait la mort de Dieu ?

Au XIXe siècle le journaliste judéo allemand exilé en France Heinrich Heine avait écrit un ouvrage intitulé Zur Geschichte der Religion und der Philosophie in Deutschland (1833) où il soulignait les différences entre la France et l’Allemagne. Alors que la religion était, certes, puissante en France, confinée à un autre espace, en Allemagne elle était partie prenante des institutions ?

Alors quel avenir pour ce couple si improbable, la philosophie et la religion ? La grande inconnue, c’est l’attitude des générations de musulmans à venir. Accepteront ils de s’intégrer à une culture qui fait de la religion une affaire privée ou exigeront ils que soit respectée leur propre vision des rapports entre la vie civile et la vie religieuse ? L’avenir nous le dira.

 

 

Les commentaires sont fermés.