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Ernst Kantorowicz ; Les Deux Corps du Roi. Essai sur la théologique politique au Moyen Age (Gallimard)

 

 

 

Ernst Kantorowicz ; Les Deux Corps du Roi. Essai sur la théologique politique au Moyen Age (Gallimard)

Nous avons affaire à une substantielle contribution à la théologie politique médiévale. Il s’agit de montrer à l’aide d’une documentation très érudite comment s’articulent les deux personnes en une seule, en l’occurrence celle du roi qui a un corps naturel comme tout le monde, mais qui, en sa personne royale, participe aussi à un autre ordre, celui politique ou mystique qu’il est le seul à pouvoir incarner. Ceci est à la fois simple à comprendre et difficile à concevoir.

En sa qualité de corps naturel, physique, le roi peut mourir, tomber malade, se tromper, bref être soumis au régime normal de l’humanité. Mais en tant que corps politique ou mystique, le roi ne meurt jamais, ne se trompe jamais, ne cesse jamais d’exister. Et quand il passe à l’éternité, la transmission se fait automatiquement sans que l’on puisse décrire conceptuellement le passage de relais Que se passe t il lorsque l’on dépose sur la tête ou le front de l’homme la couronne royale ? L’heureux bénéficiaire ou héritier se dédouble en quelque sorte puisqu’il continue d’être comme tout le monde, comme ses sujets, mais cumule avec cela un tout autre statut, celui de roi. Il n’a ni âge ni jeunesse en son corps politique, celui-là même par lequel il régit et gouverne son peuple.

 

 

 

Ernst Kantorowicz ; Les Deux Corps du Roi. Essai sur la théologique politique au Moyen Age (Gallimard)

 

C’est à cette transmutation, du naturel au politique ou au mystique que l’auteur consacre une série d’études très savantes dans ces quelques mille pages, notes et index compris.

Le corps naturel et le corps politique ne sont pas distincts mais unis, et comme un seul corps. Donc, le roi ne meurt jamais, au sens où le commun des mortels entend ce terme ; pour lui, c’est une simple séparation des deux corps et des deux capacités qui furent les siens. D’où la fameuse déclaration : le Roi est mort, vive le Roi… Sa mort naturelle n’est pas appelée, la mort du Roi mais la Démise du roi ; et ce terme Démise ne signifie pas que le corps politique du roi est mort mais qu’il y a une séparation des deux corps et que le corps politique est transféré ou transmis du corps naturel maintenant mort ou maintenant arraché à la dignité royale à un autre corps naturel. Partant, la dignité royale ne meurt jamais, elle est simplement transférée à un autre corps naturel qui lui se transforme selon ses tenants. (p 35)

Comme le souligne l’auteur lui-même, ce discours est crypto théologique puisque, à l’évidence, l’épithète politique est largement synonyme dans ce contexte, de mystique. Le roi est en quelque sorte la tête de ce Corps comme le Christ, dit on, est la tête de son église. Le Roi se veut la tête de son royaume composé de ses sujets qui font alors figure de membre de ce corpus mysticum. Tous ces développements ont quelque chose à voir avec la royauté de droit divin dont Saül mais surtout David et son fils Salomon furent l’incarnation la plus emblématique. D’où porter la main sur le roi est un régicide puni de la peine capitale car on s’en prend aussi à Dieu…

Dans le chapitre consacré au roi Richard II de Shakespeare, on retrouve la même problématique des deux natures du monarque. L’auteur évoque le caractère indélébile du corps politique du roi, voire son aspect divin ou angélique. Le roi est à nouveau considéré comme l’Oint du Seigneur et ne relève plus du tout de la justice rendue par le souffle des humains. Il est au dessus des murmures du premier sot venu (p 57). Sa royauté est fondée sur le Christ car, à ce titre, il est aussi Dieu et Christ, le lieutenant de Dieu sur terre. On est ici très proche des scènes de la Bible où les prophètes administrent l’onction royale à l’élu de Dieu. Du coup, cette royauté renforce un peu plus cette fiction mystico-légale des deux natures ou des deux corps du roi.

Après avoir étayé sa thèse concevant le roi comme une personnification du Christ en personne, Kantorowicz en vient à la royauté fondée sur la loi. Humain par nature, divin par grâce, le roi a un aspect d’intermédiaire cosmique, entre deux mondes puisqu’il appartient, au plan mystique, à ces deux règnes. Mais graduellement, les thèses liturgiques cèdent du terrain face à la jurisprudence, c’est-à-dire que l’on s’appuie de plus en plus sur un raisonnement juridico-légal qui reste néanmoins d’essence religieuse mais qui est désormais empreint d’une certaine logique et d’un esprit de suite. C’est désormais le Droit (avec une majuscule) qui remplace progressivement le caractère religieux, incarné par l’Eglise ou par le Christ en personne. De la même manière, avec l’émergence des royaumes ou des états territoriaux, le roi devenait la tête du corps politique, à l’instar du Christ sacré en tant que tête de son église. Le tout demeure, cependant, entouré d’un large halot mystique…

Ernst Kantorowicz a mobilisé une érudition écrasante dans ce livre, unique en son genre, puisqu’il examine les fondements des pays d’Europe au Moyen Age, et poursuit sen enquête à l’époque moderne. L’empreinte judéo-chrétienne (même si l’auteur se contente de parler du Christ et du christianisme sans spécifier vraiment la matrice juive du christianisme ) est omniprésente ; après tout l’instituction royale de droit divin a pris naissance dans la Bible, dans les livres de Samuel après avoir été recommandé par le livre du Deutéronome.

Tout comme son empire, le roi ne meurt jamais. C’est son enveloppe charnelle, son corps naturel qui cesse d’exister tandis que sa grâce royale se transfère presque mystiquement à un autre héritier de la couronne. Le saint empire romain germanique en offre un excellent exemple. Le pilier religieux a toujours été indispensable. Souvenons nous de la quelle des Investitures où le sabre et le goupillons se sont disputés la primauté des nominations. Souvenons nous aussi de l’origine de cette expression française, aller à Canossa pour dire que le roi est allé s’excuser auprès de la plus haute autorité religieuse du moment.

Plus proche de nous, en 1924, un célèbre juriste allemand, qui avait un peu pactisé avec les Nazis, Carl Schmitt publia quatre conférences sous le titre suivant : Politische Theologie. Il y indiquait grosso modo les fondements de la théologie politique, en prouvant que tous les thèmes ou idées de l’Etat moderne étaient des théologoumènes laïcisés ou sécularisés.

Pour conclure sur cet ouvrage dont je suis loin d’avoir épuisé dans ce bref compte rendu l’incroyable teneur et richesse, posons nous la question principale : cette théorie des deux Corps du roi, de sa gémellité en quelque sorte, est elle d’origine chrétienne ou remonte t elle à l’antiquité païenne ? En effet, on en retrouve des éléments disparates chez les Grecs, jusques et y compris chez Aristote qui établit, par exemple, une distinction entre les amis du Prince et ceux de la principauté…

Au fond, toute cette brillante étude pose, sur presque un millier de pages, la question de la théologie politique : a t on vraiment besoin de théologoumènes pour asseoir l’autorité politique ? Il semble que oui, puisque tout pouvoir requiert une sacralisation ; la royauté s’est toujours appuyée sur un principe transcendant et a duré des siècles alors que les régimes républicains sont incomparablement plus jeunes.

La Révolution française n’a que deux siècles…

 

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