Qui se souvient aujourd’hui de cette grande romancière suédoise, première femme à avoir reçu le prix Nobel de Littérature en 1909, et dont, personnellement je n’ai découvert l’existence qu’en écrivant mon livre sur Martin Buber (Agora, 1017) ?
Si j’osai, je dirai que toute chose, même négative comme le confinement, peut avoir du bon dans cette vie terrestre. Ayant épuisé mon stock de livres emportés pour le week-end qui ne devait durer que trois jours, on a dû fouiller dans la veille bibliothèque à la recherche de livres à lire, pour tuer le temps… Et voilà qu’une main charitable me tend ce livre de la Bibliothèque cosmopolite, intitulé Jérusalem en Terre sainte…
Avec cet ouvrage qui n’excède pas les 220 pages, Selma Lagerlöf (1858-1940) a probablement réalisé sa plus belle oeuvre littéraire aux accents philosophiques en décrivant cette mystérieuse ville de Jérusalem, dite la cité du roi David, avec son apport parfois vivifiant mais aussi, hélas, délétère. A l’évidence, il y a un message subliminal derrière toutes ces descriptions, tous ces dialogues et toutes ces narrations, toutes rédigées dans un style à la fois sobre et recherché, où pullulent aussi moult imparfaits du subjonctif…
Un mot de la structure littéraire de l’ouvrage et des sujets qui y sont traités : il est divisé en dix-huit chapitres dont certains, par exemple Le puits du paradis sur lequel je reviendrai par la suite, atteignent des sommets de spiritualité pure, indépendante de toute attache confessionnelle précise. Certes, on nage dans la géographie biblique de la ville de Jérusalem, on y mentionne les fleuves, les torrents et les collines dont parle la Bible. Mais dès les premières pages, on sent bien que l’atmosphère est plutôt pesante, que l’intérêt est ailleurs et que tout ceci ne peut que servir de cadre, d’enveloppe, un peu comme on dresse un décor où doit se dérouler une histoire prenante.
Si les chrétiens sont omniprésents et que leurs différentes sectes se détestent cordialement, si les musulmans sont aussi souvent cité, les juifs, quant à eux, sont condamnés à la portion congrue
Des paysans d’une région de Suède décident, par amour de Jésus, de tout abandonner, de laisser tout derrière eux et de braver tous les dangers inhérents à une traversée vers la Terre sainte, vers Jérusalem. C’est bien cette ville qui retient l’attention de tous les passagers de ce vaste bateau à vapeur allemand qui ne rêvent que d’une chose : mettre leurs pas dans ceux de Jésus laissés par lui, près du Temple, tout au long de la via dolorosa, la porte de Damas etc… Le port de Jaffa où ils débarquent ne retient guère leur attention et la première question posée à leur guide venu les accueillir porte toujours sur la ville trois fois sainte. Même le débarquement qui se fait par canot car la rade est peu profonde, ne décourage pas les nouveaux arrivants. Enfin, si proches du but
L’auteure ne souhaite pas livrer un beau roman à l’eau de rose et le premier chapitre se clôt déjà sur le premier mort. Et cela peut étonner les lecteurs suédois qui vivent dans le nord de l’Europe : ici, en plein mois d’août, sans chapeau sur la tête et en plein après-midi alors que le sole soleil est à son zénith, il n’est pas rare de mourir d’insolation. Lagerlöf insiste sur ces conditions climatiques défavorables… Mais qu’importe, le premier malade qui n’a plus que quelques heures à vivre, tant la chaleur est étouffante et l’ombre absolument inexistante, insiste pour poursuivre la marche. Et quand il est trop affaibli pour poursuivre, on le porte sur un brancard… Il veut tout voir à Jérusalem, tous ces paysages dont son missel parle, il les a désormais sous les yeux.
Nous avons affaire pourtant à de solides paysans suédois, nourris de lectures bibliques, chantant à tue-tête des Psaumes et, comme on le verra, cherchant dans les récits bibliques des cours d’eau, des torrents où s’abreuver pour étancher une soif qui deviendra mortelle, comme on le verra par la suite puisque chaque chapitre, à quelques exceptions près, s’achève par un enterrement, parfois même au bord d’une route.
Si je comprends bien l’eau est le thème principal de ce roman à clef. C’est de plus en plus net au fur et à mesure que l’on avance dans la lecture, où les gens tombent malades en raison d’une pluviométrie nulle. Et l’eau tirée des citernes de la ville sainte dégagent une odeur nauséabonde qui décourage même ceux parmi les malades qui ont le plus besoin de se rafraîchir. Mais voilà chaque personne alitée demande un bon verre d’eau fraîche qu’on ne trouve pas. Et certains vont en mourir.
Je me demande dans quelle mesure cette saison torride du mois d’août, conjuguée à la sécheresse et à l’absence d’eau, ne renvoient pas à un symbole, qui a cours dans la littéraire prophétique. Isaïe ne lance t il pas un cri d’alarme: Malheur ! Que tout assoiffé aille vers l’eau… C’est une soif de Dieu, de ses commandements etc…Il est évident que dans l’esprit de tous ces protestants dont la Bible, depuis Martin Luther, est l’unique livre de chevet, l’eau symbolise la vie, non pas simplement mais la vie spirituelle, celle qui permet de vivre en conformité avec la règle divine. Et la sécheresse, comme la soif, symbolisent les difficultés que l’on doit surmonter pour être digne de la grâce divine. Je n’invente rien, à plusieurs reprises les paysans qui ont la foi chevillée au corps rétorquent que Dieu ne cherche qu’à les mettre à l’épreuve, les endurcir pour que leur mérite dans l’au-delà soit encore plus grand. C’est une approche absolument théologique de l’histoire individuelle : chaque paysan pense être l’objet d’une Providence divine particulière et veut, par sa piété quotidienne complaire à Dieu et à sa règle. Les pires épreuves ont beau s’abattre sur cette communauté de Gordonniens , rien ne les dissuade d’avoir fait le bon choix en venant en Terre sainte. Un peu comme si on disait aujourd’hui que cette terre et cette ville si convoitées, se méritent ! Sans anticiper sur la suite, je puis dire que certains avaient envisagé un seul instant un retour dans leur bonne Suède au climat plus froid et auquel ils étaient habitués… Mais le conseil ne se réunira même pas pour en discuter : on reste à Jérusalem what ever it takes, quoi qu’il arrive, à n’importe quel prix.
C’est dans le passage si passionnant du Puits du paradis que le lecteur mesure l’importance de cette eau spirituelle, j’ose dire paradisiaque ; donc la panacée, le remède de tout mal. Le médicament miracle.
Une malade réclame, en vain, cette bonne eau fraîche pour se désaltérer. On lui propose un autre breuvage qu’elle refuse, parlant même d’une tentative d’empoisonnement. C’est dire, combien la situation est tendue quand soudain quelqu’un, présent dans la pièce, parle d’un puits miraculeux situé dans le quartier arabe de la ville. Problème, le puits en question se situe sous la grande mosquée d’Al-Aksa et aucun musulman ne permettra à un chrétien de fouler ce sol sacré à ses yeux… Les chrétiens d’Europe résidant dans la ville sainte le savent et ne se risquent jamais dans de tels lieux. Ils pourraient payer cette imprudence de leur vie. Là aussi, on sent poindre l’interprétation à la fois symbolique et allégorique : les religions, en particulier celle dont il est question, ne veulent pas partager leur eau avec d’autres. L’élixir de vie, elles veulent le garder pour elles seules et n’entendent pas laisser les adeptes d’autres confessions chasser sur leur terre. Que faire ? Alors que le besoin de cette eau miraculeuse se fait sentir de manière de plus en plus impérative la solution suivante est finalement adoptée : un Gordonien, déguisé en porteur d’eau arabe va se rendre sur les lieux, muni de deux seaux de grande contenance pour puiser l’eau en plein secteur arabe. Il faut dire que la décision ne fut pas facile à pendre mais le récit de la première incursion était si incroyable qu’on était prêt à tenter le tout pour le tout…
Ce qui advint et que je ne puis résumer par le menu dans ces pages est littéralement fabuleux. A la découverte de la supercherie, les foules arabes présentes sur place se préparèrent à lapider l’intrus, coupable d’avoir profané les lieux saints. Le gardien de la mosquée, symbole des gardiens sourcilleux de l’orthodoxie, ordonne à ses hommes d’en finir avec notre clandestin, Les poignards sont dégainés et notre pirate doit se défendre avec ses poings. Mais il accorde plus d’importance à sa précieuse cargaison d’eau qu’à sa vie. C’est alors que le miracle se produisit : le derviche, mentionné au début de cette aventure, se penche sur l’eau paradisiaque et deux rameaux émergent des seaux. L’auteure souligne que cet homme, envoyé providentiel, est un faiseur de miracle. Et son interlocuteur ajoute : mais bon aussi et charitable…
Si j’interprète bien la suite, cela signifie que contrairement au gardien borné et impitoyable d’une religion dure et implacable, le derviche, lui, homme de filiation mystique et peu attaché à la lettre mais plis à l’esprit, comprend qu’un tel homme qui a risqué sa vie pour l’eau dont une patiente a besoin pour survivre, ne peut pas être ni dépravé ni sans vertu. La vraie religion, la foi authentique, consiste à faire le bien et à aider ceux qui en ont besoin. Qu’on en juge :
Et un cri d’enthousiasme part de la foule… et les branches vertes à la main, le derviche s’approche du gardien de la mosquée ; il lui montre les rameaux ; il lui montre du doigt ma personne. Je comprends qu’il doit lui dire : Voici un Chrétien à qui il a été donné de tirer de ce puits des feuilles et des branches du paradis. Vous comprenez bien qu’il est sous la protection particulière de Dieu. Vous ne pouvez pas le tuer. Il vient vers moi, les feuilles étincelantes entre les doigts. Elles luisent au soleil et changent de couleur… Le derviche m’aide à charger mes seaux et me fait signe de partir. Et je pars… et je le vois agiter toujours les rameaux dans l’air… Et il reste ainsi jusqu’à ce que j’aie quitté la place du Temple… (pp 99-100)
Les rameaux, notamment d’oliviers ; sont des symboles de paix et de coexistence pacifique.
Tout autre commentaire serait superflu tant la leçon est claire : c’est la spiritualité qui surclasse le fanatisme auquel mène inexorablement une orthodoxie pure et dure. Il faut savoir reconnaître l’existence de la vertu et de la bonté chez les autres, ceux qui pensent autrement, croient autrement et prient aussi autrement.
La malade demande à l’envoyé s’il pourra retourner vers le puits miraculeux sans encombre. La réponse est univoque :
Oui, … il n y a plus d’obstacle ; je reviendrai sain et sauf. (A suivre)