On ne présente plus ce grand écrivain judéo- américain qui a excellé dans tant de genres littéraires et qui s’est même essayé à ce dur labeur qu’est la science historique… C’est à ce titre que nous en parlons à présent, toujours grâce aux merveilles insoupçonnées du confinement qui, à vrai dire, va finir par nous manquer lorsque nous aurons enfin réintégré l’ordre ancien des choses, un ordre auquel nous tenions tant maintenant que nous en sommes privés pour cause de covid-19. C’est ce fonds inépuisable de la vieille bibliothèque normande qui livre encore un peu de sa richesse, tant il est vrai qu’en règle générale, les gens évacuent vers leurs maisons de campagne les livres qu’ils se sont promis de lire un jour. Et pour moi et pour Potok, ce jour est arrivé.
Certains s’étonneront que je parle de ce livre dont la lecture est si apaisante, si reposante. C’est différent de ce que je fais habituellement, je parle de livres de philosophie médiévale ou allemande, de science du judaïsme, d’histoire de la philosophie et des religions, bref de livres sérieux et ennuyeux pour le grand public, mais pas pour moi .
Ce livre de Potok est un essai sympathique de retracer les grandes lignes d’une histoire des Juifs en tentant de brasser le maximum de faits et de dates, même si l’orientation foncière de cet ouvrage est plus littéraire qu’historienne. En d’autres termes, Potok se lit comme un roman historique. C’est la raison pour laquelle sa lecture est récréative et reposante. Et la traduction de l’anglais est très bien faite.
Il en faut donc pas le comparer avec les œuvres du fondateur de l’historiographie juive moderne, Heinrich Grätz dont j’avais traduit en français et le thèse Gnosticisme et judaïsme, et aussi le discours programmatique, la Construction de l’histoire juive qui était, en réalité, une histoire intellectuelle du judaïsme. Il ne faut pas, non plus, comparer Potok avec l’œuvre hélas inachevée de Salo. Wittmayer Baron, A social and religious history of the jews. Ni même avec l’historiographie hébraïque contemporaine Ici, c’est autre chose, mais je suis sûr que ce livre a trouvé et trouvera ses lecteurs. La preuve…
Dans sa belle et touchante préface, l’auteur parle de sa vie et de son destin personnels. Il évoque la mémoire de son père qui traversa l’Atlantique pour quitter une Europe antisémite et rejoindre les rivages d’une Amérique si prometteuse. Il évoque le vécu de son géniteur et son propre voyage, mais dans le sens inverse : au cours de la Seconde Guerre mondiale, Chaïm s’engagea dans l’armée US pour faire fonction, si je ne m’abuse, de chapelain juif. Un détail m’a beaucoup plu, Chaïm parle des juifs en disant : mon peuple… Bon, on peut dire qu’il ne respecte pas la distance scientifique entre un étudiant et son objet d’étude, mais voici un auteur qui s’identifie avec son sujet. Ces remarques préliminaires sont importantes car elles nous indiquent dans quelle direction on s’engage.
Les racines spécifiques d’Israël et de la civilisation au Proche Orient en général, Chaïm va les chercher très loin : il remonte à Sumer, et même au-delà, le lieu de l’invention de l’écriture qui révolutionna l’avenir de l’humanité ; il parle du soin apporté aux terres de cultures, sans lesquelles aucun être humain n’aurait pu subsister sur la planète. Et chemin faisant il raccroche ses développements à la personnalité d’Abraham dont la vie se serait passée vers 1850 avant notre ère : qui était-il ? D’où venait-il ? Où allait-il ? Assurément, Chaïm prend les dicta bibliques très au sérieux La lecture de ces belles pages ne me laissent pas indifférent. Chaïm fait fond sur le donné biblique comme Renan a fort peu douté des logia que les Evangiles attribuent à Jésus. Il prend la Bible pour parole d’Evangile (sic). Or, il y a l’approche traditionnelle, et il y a l’approche historique qui ne fait de compromis avec aucun principe de nature religieuse. Le mérite de l’auteur dans tout son livre (600 pages), consiste à résumer les travaux scientifiques de son époque et de les mettre à la portée du lecteur moyen que nous sommes. L’auteur remonte à une haute antiquité mais nous ne savons toujours pas d’où ont vraiment surgi les Hébreux, ni qui était Abraham dont la figure tutélaire domine les débuts d’Israël et du judaïsme…
La seconde grande subdivision du livre est consacrée à l’Egypte. On pourrait l’intituler ainsi ; ce que la Bible doit à l’Egypte. Cette partie est bien documentée à partir d’ouvrages qui faisaient jadis autorité mais l’état de nos connaissances a évolué depuis les travaux fondamentaux de Van Setters ou de l’auteur de ces lignes (Abraham, un patriarche dans l’Histoire, Ellipses, 2011). En revanche, Chaïm cite souvent des individus ayant eu de l’importance dans cette ancienne Egypte qui fascine tous ses lecteurs depuis des siècles. J’ai trouvé intéressants les passages évoquant les croyances des anciens Egyptiens, notamment leur relation à la mort et à l’au-delà ; il s’agissait pour eux d’une simple transformation, d’un nouveau type de vie, le passage de vie à trépas, c’est le passage de la vie terrestre à l’éternité. Et les pharaons ainsi traités dans leurs tombeaux des pyramides devenaient des dieux… On a même connaissance d’un Job égyptien qui s’abstient, contrairement à son clone babylonien, de recourir au suicide car il croyait à la vie dans l’au-delà… Mais tout de même, cette société présente des aspects fort étranges : comment consacrer tant de moyens en hommes et en argent pour d’immenses tombeaux que sont ces merveilleuses pyramides avec ces rites funéraires si précis. Car les morts sont traités comme les vivants, même inertes, ils ont besoin de serviteurs, d’alimentations, de protection. Or, la Bible ne rend compte que d’une Egypte imaginaire, prétendument esclavagiste, mais Chaïm n’ose pas toujours contredire les témoignages bibliques. Si je me permettais de sortir un peu de son cadre, je dirais que la Bible, en posant les jalons d’une histoire des Hébreux, a eu besoin d’un ennemi imaginaire, de se poser en s’opposant. D’où cette invention d’un esclavage fictif au bord du Nil ? Mais comment avoir érigé de tels monuments sans une abondante main d’œuvre docile, taillable et corvéable à merci ? Au plan théologique, une telle mise en scène permettait à la divinité monothéiste de se poser en libératrice d’un peuple qui devenait ainsi le sien, le peuple élu, choisi par Dieu ; chose absolument nouvelle et inouïe, comme le rappellent des passages du livre de l’Exode.
En me penchant sur le travail de Chaïm je pense aux relations que l’on doit, que l’on peut, avoir avec l’histoire religieuse ou la philologie sacrée : avons nous le droit de traiter de tels textes comme tous les autres ? C’est ce que je fais depuis des décennies , mais la question est ; avons nous le droit de le faire ? Ne courons nous pas le risque de distordre une réalité qui se refuse au couteau de la vérité (Nietzsche ; das Messer der Wahrheit) ? Mais pour Chaïm, la question est tranchée : il faut accorder une certaine véridicité au texte biblique, tout en sachant qu’il ne revendique pas d’historicité absolue. Cette question, cruciale pour nous tous, est à double tranchant : si on renonce à l’historicité (la Bible n’est pas un livre d’histoire), on met en péril l’existence même des personnalités bibliques, mais si on adopte la méthode historienne, on déchire le texte… Chaïm trouve le juste milieu. Notamment quand il aborde plus loin la question de l’école deutéronomique avec son œuvre historique ou prétendue telle…
C’est dans la troisième subdivision du livre, celle consacrée au pays de Canaan que l’on entre vraiment dans le vif du sujet. C’est aussi l’une des plus longues. Les chercheurs se sont longuement interrogés sur cette Terre promise, quasi légendaire, qui n’est que tardivement définie géographique ment, d’une manière assez précise. Certains n’ont pas hésité à dire qu’une telle portion de territoire n’a jamais existé dans la réalité (mais Chaïm pense le contraire). Il est avéré, cependant, que les sept peuplades écartés par les Hébreux pour occuper ce territoire, n’ont pas eu toutes une existence réelle. Certains ont existé mais ont disparu sans laisser de trace.
Comment parler de la Révélation du Sinaï qui, pour les juifs, consiste en le don de la Tora (mattan Tora) bien plus qu’en l’appariation ou la manifestation de l’essence divine ? Chaïm ne se dérobe pas à cette tâche redoutable Il fait des comparaisons entre les énoncés du Décalogue et certains contrats de vassalisation entre potentats locaux : les Hébreux ont repris ce schéma, ce cadre, pour évoquer les relations entre Dieu et son peuple Israël. La difficulté subsiste : comment parler en termes intelligibles de ce phénomène extra- ou supra naturel qu’est cette communication exceptionnelle entre deux niveaux d’être, radicalement différents ?
La marche au désert commence et Chaïm qui a lu tous les midrachim traditionnels sur cet épisode biblique, enjolive un peu les choses, ce qui captive un peu plus ses lecteurs. Selon lui , qui reprend une idée connue bien avant lui, la fin de la conquête de cette terre de Canaan se fit en 1240 avant notre ère. Et Moïse, dit-il, mourut aux portes de la Terre sainte.
Chaïm consacre tout de même quelques lignes à des passages litigieux ou carrément incroyables du livre de Josué : il avoue son ignorance, notamment concernant le célèbre épisode des murailles de la ville de Jéricho. Nous avons affaire, dans les pages suivantes, à un résumé des récits bibliques ponctués de quelques remarques personnelles, mais la trame biblique reste le dénominateur commun. On voit se dessiner un consensus tribal assez large qui donnera naissance à un peuple unifié. Certes, cela ne s’est pas fait sans heurt. Intervint ensuite l’institution royale, suivie de la centralisation des lieux de culte. On sait qu’il y a là un certain anachronisme que la critique biblique résout aisément mais que la tradition retient tel quel : le Deutéronome dont on sait l’apparition tardive énonce l’institution royale. Or, les livres de Samuel qui sont chronologiquement postérieurs, semblent découvrir cette idée, voir même la combattent au motif que le seul roi d’Israël ne peut être que Dieu en personne ( eyn lanou mélékh élla atta…)
La période royale est résumée à grands traits, et l’on ne comprend toujours pas la malédiction qui a frappé le premier roi d’Israël, Saül fils de Ksch, ni, d’ailleurs, le choix de David fils de Jessé qui eut l’honneur ((immérité ?) de fonder une dynastie durable et qui est cené être l’ancêtre du Messie d’Israël. Je rappelle au passage que c’est Josias, le seizième dans l’ordre dynastique de David, qui eut le mérite de restaurer un yahwisme strict et qui revint à l’orthodoxie, comme nous l’indiquent le livre des Rois et le livre du Deutéronome.
Mais le sort de la petite Judée était scellé depuis quelque temps déjà : prise entre le marteau et l’enclume, d’un côté l’Assyrie, de l’autre l’Egypte, son courageux petit roi, Josias, le formateur probable du judaïsme de notre temps, celui que la Bible nous a transmis, succomba aux attaques de la puissante armée égyptienne à la bataille de Meguiddo, alors qu’il n’avait pas encore trente ans. Mais l’Assyrie et l’Egypte, à leur tour, ne furent pas épargnées par les aléas de l’histoire régionale, particulièrement mouvementée. Un nouveau joueur, un nouveau facteur, entra en lice, la Babylonie où sera déportée le classe dirigeante judéenne après la destruction de la ville sainte et l’incinération de son temple. A partir de cette époque douloureuse commença un inexorable déclin pour le peuple d’Israël. Il devint un peuple sans terre mais lesté d’une mission quais impossible. Mais contrairement à d’autres peuples qu’il avait côtoyés lors de son existence mouvementée, lui, au moins, a survécu.
On avait alors l’impression que ce peuple n’avait pas d’histoire propre mais seulement un destin qui le poursuivra durant au moins deux millénaires au cours desquels il perdra sa souveraineté nationale et errera à travers les mers et les continents.
(A suivre)