Stefan Zweig, Pays, villes, paysages. Récits de voyage (Belfond, 1981)
On croit souvent connaître l’œuvre quasi-complète de son écrivain préféré, mais chaque jour que Dieu fait nous inflige un cinglant démenti en nous apportant de nouveaux écrits qui remontent à très loin dans la vie de l’auteur… C’est bien mon cas aujourd’hui et je pense que cela se poursuivra .
Quand un simple touriste se promène dans des contrées inconnues et qu’il découvre pour la première fois, il fait fonctionner son appareil-photo ou son I-Phone, mais l’écrivain, quant à lui, attend de rentrer soit chez lui soit dans son lieu d’ébergement afin de livre au papier ses impressions. Et quand il s’agit d’un auteur aussi doué et aussi cultivé de Zweig, on a droit à plus qu’un simple tournée dans les musées ou à de simples cartes postales. Et le présent recueil (prêtée par Raymonde H.) ne fait pas exception à la règle.
Les trois premières villes ou lieux de mémoire (Pierre Nora) sont New York, le canal de Panama et Bruges. La mégapole américaine fascine notre homme qui se dit ébloui par la vélocité et le bruit de cette ville unique au monde. Il a cette formule qui en dit long : ce pays, cette ville veulent rattraper en un siècle ce que l’Europe a mis deux millénaires à construire. Tout va vite ici. Et l’auteur qui n’oublie jamais son continent de naissance, l’Europe, décrit une grande différence avec la capitale française : même durant les premiers mois d’hiver, à Paris, les cafés et les restaurants mettent des chaises et des tables dehors, sur la terrasse, afin que les promeneurs puissent s’asseoir et faire une pause, deux choses que le génie new yorkais ne permet pas d’observer. Même les heures de repas ne sont pas observées en toute tranquillité, on mangue en parlant, en travaillant et en lisant ! Et la nuit, l’auteur note que NY endormie est triste à voir. Il ne l’a pas connue à notre temps, elle est comme Tel Aviv, la ville qui ne dort jamais.
Stefan Zweig, Pays, villes, paysages. Récits de voyage (Belfond, 1981)
Le percement du canal de Panama s’est achevé en 1914 mais l’auteur s’y trouvait juste avant l’achèvement de ce gigantesque travail : on a droit à un rappel historique, bref mais détaillé, de cette belle aventure où l’homme a littéralement déplacé des montagnes, percé des canaux très profonds, ravi à l’éclair son secret et mis cette électricité à son service. Il décrit aussi le cimetière où reposent dix mille morts, décimés par les marais, la malaria, les moustiques et les déblaiements. On voit aussi que les Américains ont nettement dépassé leurs prédécesseurs français en installant des infrastructures nécessaires, déployés les machines les plus puissantes, avant de s’attaquer au percement du canal proprement dit.
Quand il revient sur les rivages de l’Europe il évoque son passage dans la ville de Bruges qu’il juge absolument sinistre : la mort semble vous guetter à chaque coin de rue, les religieux qui hantent les couvents, rasent les murs, se saluent à voix basse, tout ici rappelle cet état de dépendance sur lequel est fondée toute religion. L’auteur n’oublie pas qu’il a aussi étudié l’histoire de la philosophie à l’université : il médite sur la décadence de cette ville qui eut son opulence et son heure de gloire. Malheureusement, ce qu’elle vit aujourd’hui n’était que tristesse, obscurité et deuil alors que jadis elle en imposait même aux reines et aux rois qui venaient négocier humblement avec les échevins l’attribution de telle donnée ou telle autre…. Mais on a droit à un optimisme d’airain de la part de Zweig qui aime la vie et en profite : La vie est une violence merveilleuse qui emporte le plus rétif et le force à l’aimer…
Dans la ville d’Ypres, ville martyre, l’auteur est ému par l’étendue des destructions et le nombre de victimes : près de soixante mille, des croix à perte de vue et toute une exploitation commerciale de ce drame, des tours operators (avant la lettre) qui vous proposent des formules, tout compris, balade, commentaire et lunch ou dîner… Zweig parle aussi avec horreur des fosses communes où se désagrègent les corps qui n’ont pu être identifiés, touchés par les gaz et les obus de l’artillerie…
Tout juif qu’il fût, Zweig aimait visiter les belles églises et les cathédrales et quand il se trouve à Paris, il visite Notre-Dame mais aussi, en une heure et demi de voyage, il aime se rendre à Chartres, contempler cette magnifique cathédrale dont les deux tours évoquent les bras de suppliants, implorant le ciel et la grâce divine… (Paul Claudel)
Le présent ouvrage qui est un simple recueil, suit une sorte d’ordre chronologique qui n’a rien à voir avec la localisation des sites ; c’est ainsi qu’on passe à la Provence et à ses merveilleux paysages… Pour ce grand voyageur que fut Zweig, c’est un enchantement de traverser, même en hiver, ce beau pays de l’éternel printemps, avec ses villes enchanteresses comme Arles, Avignon et même Tarascon. Mais il aperçoit au loin, les premiers paysages de Marseille, déclarée la ville qui s’ouvre à l’Orient.
En Espagne, plus précisément en Andalousie, à Séville par exemple, Zweig a écrit une page sublime que je cite ici :
Même les combats ont laissé ici une trace réconciliée. Bien sûr les Maures ont quitté le sud de l’Espagne, au terme d’une lutte gigantesque de cinq siècles, les larmes aux yeux, selon la légende, et pourtant leur présence secrète se fait encore sentir partout. Loin d’être tenu en mépris comme en Castille, leur art est bien au contraire mis à profit. Et leur plus belle réussite, leur art de vivre, cette façon nonchalante, sensuelle et voluptueuse de jouir de l’existence, s’est merveilleusement accordée à la bonne humeur andalouse. Cette réconciliation apparaît à travers une centaine d’édifices. Des mosquées sont devenues des églises. La Giralda, ce ravissant et svelte minaret fait aujourd’hui sonner pieusement ses cloches à toute volée en direction de la cathédrale serrée contre elle. Mais c’est dans les maisons que le mariage des deux cultures est le plus heureux. Certes, elles sont de style mauresque, , basses, sans ornements, avec un toit plat et une cour carrée. Cependant, le côté mystérieux et ténébreux a cédé la place à l’engouement… Il n’est pas de maison su pauvre qui n’ait ses fleurs ; même l’ancien ghetto où habita Murillo brille de mille bouquets multicolores… (p 69)
Ici, l’esthète se fait historien non seulement des événements mais aussi des transferts ou échanges multiculturels : Zweig assume ce double héritage qui nourrit l’essence de l’Espagne… On peut concevoir que les Arabo-musulmans ont quitté cette belle Andalousie les larmes aux yeux. Ils y avaient été heureux des siècles durant.
Dans ce même ordre d’idées, Zweig nous relate son passage à Alger, ses premières impressions d’une ville assez sale malgré son aura de ville blanche (Alger la blanche). Il entreprend de se rendre à la Casbah d’Alger, mais ici aussi, se dresse un mur d’incompréhension entre les mœurs arabo-méditerranéennes et le raisonnement occidental. En dépit de la luminosité des rues, de la mer bleue, il est assez déçu par cette casbah où les maisons ont l’air d’être penchées et où, à chaque coin de rue, de jeunes mendiants aveugles psalmodient des versets du Coran en demandant aux passants l’aumône. Zweig se plaint de ne pas comprendre ce qu’ils disent mais on ne peut pas reprocher à des mendiants algérois de psalmodier autre chose que de l’allemand !!...
Bénarès, la ville au mille temples, laisse à notre auteur une impression de profonde étrangeté. Les mœurs de la ville sainte située au bord du Gange glacent le petit Occidental qu’il est, à la vue d’insoutenables spectacles : des vieillards agonisants qui râlent dans une extrême solitude, venus mourir dans un lieu saint, des cadavres en décomposition que picorent les corbeaux, des bûchers sur le fleuve où se consument des cadavres, bref un environnement qui suscite un terrible sentiment d’étrangeté. Zweig dresse un bilan d’incompatibilité profonde entre notre civilisation et celle des Hindous.
Si Bénarès a suscité les plus grandes réserves de la part de l’écrivain, il en va tout autrement de Gwalior que l’on découvre sous des couleurs chatoyantes et des élans de vie, de bonheur, de mouvement et de plaisir. Certes, le palais du Marajah est une pâle imitation des meubles européens et le cachet authentique s’en trouve diminué. Mais la ville est inspirante, même si le visiteur veut trouver une Inde véritable et non une imitation des cours princières européennes.
Mais on va bientôt quitter ces contrées lointaines et exotiques pour se retrouver dans les bonnes villes de Vienne et de Salzbourg. Sauf qu’on est en 1940, que Vienne est occupée par les Nazis et que l’Autriche a subi l’Anschlusse depuis quelques années. C’est donc, quoiqu’il s’en défende, une sorte d’oraison funèbre que nous livre Zweig, natif de Vienne. Il rappelle avec beaucoup d’émotion que Vienne est plus vieille que l’Autriche elle-même que le sage empereur Marc-Aurèle y avait rédigé ses profondes pensées, que la ville n’a jamais rejeté qui que ce soit, que tous s’y sentaient chez eux, y compris les juifs qui déambulaient avec leurs longs cheveux bouclés et leurs inimitables caftans ou redingotes. Il énumère aussi toutes les impérissables œuvres qui y furent composées, jouées, ou reprises dans les maisons princières de l’époque. Mais depuis que les ténèbres recouvrent le ciel de la ville, toutes ces belles choses ne sont plus qu’n lointain souvenir. C’est donc un hommage à la vieille Vienne avant l’arrivée des hordes nazies.
Concernant Salzbourg, une ville qu’il connaissait fort bien, Zweig dit que la beauté d’une cité évoque un mariage réussi entre la nature, l’homme et la bienveillance divine. Elle a de beaux espaces plats, de l’eau en quantité suffisante, des montagnes et des forêts. Et surtout, c’est la ville natale de Mozart ; tous les ans, durant deux mois, Salzbourg est la capitale de la musique et de la littérature. Des personnalités du monde entier, issues des meilleurs milieux, s’y donnent rendez-vous afin de s’enivrer d’art et de musique. Cette tradition remonte à des temps très anciens : dès que la cité tomba dans l’escarcelle des archevêques, elle s’enracina dans une vie harmonieuse et pacifique, ce qui mit Salzbourg à l’abri des guerres et des destructions. On y trouve donc des monuments fort anciens qui n’ont jamais connu de déprédations.
Je passe directement à un récit de voyage en Russie, texte assez log et revêtant une intérêt historique certain. C’est une invitation russe à l’occasion de l’anniversaire de Léon Tolstoï qui motive ce séjour assez long. Ce qui me frappe, c’est l’indulgence que Zweig semble manifester à l’égard du régime communiste. A le lire, on a l’impression que les populations sur place sont heureuses, libres et bien nourries. Ce qui le frappe aussi, et cela est plus conforme à la vérité, c’est l’immensité de l’espace, la distance des trajets à parcourir par le train. Aucune personne ne peut arriver à l’heure à ses rendez-vous dans ce pays. Il parle du plus beau tombeau au monde, allusion à la sépulture très simple de Tolstoï, en pleine forêt, sans aucune surveillance, entouré de deux arbres que le défunt et son frère avaient jadis planté de leurs propres mains…. Il parle aussi de sa rencontre avec Gorki, bravant l’interdiction de ses médecins qui lui conseillaient de rester sous le doux soleil d’Italie…
Ce qui m’a frappé, c’est l’absence de toute critique du régime communiste du pays et le reproche d’arrogance fait à l’observateur occidental… Dans d’autres écrits plus tardifs, Zweig fait preuve d’un esprit plus critique et d’un sens plus grand des réalités.
Pour finir, on peut dire que l’œil de l’écrivain est plus perçant que celui du touriste moyen. Je voudrais ajouter ceci : si Stefan Zweig ne s’était pas suicidé le vendredi 22 février 1942 à Petrópolis (Brésil) avec sa seconde épouse Liselotte Altmann ( fille d’un grand rabbin) il aurait sûrement obtenu le prix Nobel de littérature, après ses deux collègues germanophones Thomas Mann Et Hermann Hesse… C’est bien connu : heureux qui sèment mais ne récoltent pas.
Leur œuvre leur survit.