John Steinbeck, Des souris et des hommes (2Dition bilingue, Gallimard)
Cette collection bilingue que diffuse Gallimard a la main très heureuse. Ce n’est pas la première fois qu’elle tire d’un oubli immérité des œuvres classiques de la littérature mondiale. Et cette histoire Des souris et des hommes en fait absolument partie. Contrairement à la plupart des commentateurs et des critiques littéraires, je pense que par-delà le fameux rêve américain qui est ici soumis à rude épreuve, il s’agit plutôt d’un conte presque philosophique. En tout cas d’une réflexion allant bien au-delà d’une histoire de souris et d’hommes.
Le titre reflète bien le contenu du livre mais occulte quelque peu le profond enseignement qu’il nous offre : il y a derrière la rudesse de la vie, derrière la volonté de survivre dans un univers implacable, aux lois d’airain, des ilots de beauté, de désintéressement et de bonté , même dans les lieux les plus sordides, les situations les plus inextricables de notre bas monde.
John Steinbeck, Des souris et des hommes (2Dition bilingue, Gallimard)
N’oublions pas l’arrière-plan historique du livre, la situation de l’Amérique aumoment la Grande dépression dans laquelle doit se débattre cette Amérique profonde qui lutte pour survivre, non seulement contre la violence physique mais aussi spirituelle. Un exemple, un indice : dans ce ranch où l’on exploite les hommes d’une manière éhontée, on évoque fugitivement le cas d’un journalier qui change de vêtement le dimanche et porte même une cravate, sans même quitter sa chambre misérable ni aller à l’église. C’est un signe que, même dans le dénuement le plus total, même soumis à des conditions les plus précaires et les plus dégradantes, des êtres simples, incultes, totalement dépendants et précarisés, on conserve encore un peu de dignité pour soi-même. C’est la victoire, peu éclatante mais indéniable, de la liberté sur l’oppression. Même dépouillé de tout, l’être humain dispose toujours d’une dignité que nul ne peut lui prendre.
C’est donc, dis-je, un conte philosophique qui déroule sous nos yeux un binôme fort improbable, constitué par deux êtres aux antipodes l’un de l’autre et pourtant unis à la vie à la mort : l’un est un simple d’esprit mais qui est doté d’une force physique herculéenne (le fils du patron du ranch où il travaille l’apprendra à ses dépens puisqu’il lui broie gravement une main) , tandis que l’autre est plus réduit au plan musculaire mais habité par un esprit très développé. On l’aura compris, le simple d’esprit ne serait rien sans son mentor intellectuel qui, en dépit de toutes les bêtises de son compagnon, ne le quittera jamais ni ne l’abondera à son triste sort. Et pourtant, il aura eu bien des occasions et des raisons de le faire.
Un détail encore pour expliquer à la fois ce qui précède et la suite du roman : le géant qui est simple d’esprit a un problème : il aime caresser les souris (d’où le titre) et rêve d’en faire autant avec les lapins qu’il ambitionne d’élever dans une ferme qui lui appartiendrait. Mais il ne s’en est pas tenu aux animaux, car un jour, alors qu’ils étaient employés comme journaliers dans une autre localité, Lennie, le simplet, observe une jeune fille vêtue d’une magnifique robe rouge. Sans penser à mal il caresse l’étoffe de la robe, ce qui fait hurler la jeune fille qui pense à une tentative de viol. On devine la suite : Lennie qui ne comprend pas le mal de son geste ne veut pas lâcher prise, même les cris de la jeune fille lui sont incompréhensibles puisque lui-même n’a pas de mauvaises intentions… Les deux hommes doivent fuir sur le champ et seront poursuivis par une meute de justiciers qui veulent pendre Lennie… On le voit, si son compagnon l’avait abandonné à cet instant critique notre simplet se serait balancé au bout d’une corde.
Je pense qu’à travers cette amitié indéfectible c’est la nostalgie du rêve américain qui s’exprime. On croit encore au rêve même si le pays tout entier se débat dans une dépression qui touche tout le monde. Cette fraternité entre deux êtres qui ne sont ni cousins ni issus de la même fratrie se veut peut-être le symbole de l’union profonde de l’Amérique, un pays qui s’est toujours cru (à tort ou à raison) béni de Dieu…
Mais ce couple n’est pas tout, Steinbeck nous présente toute une galerie de personnages qui symbolisent cette Amérique profonde qui se bat pour survivre (struggle fort life) et en constituent la population dans sa diversité. C’est un groupe d’éclopés qui défilent devant nous : des hommes usés, blanchis sous le harnais, parfois même mutilés par un travail dangereux, des êtres échoués là par hasard car il fallait gagner quelques dollars afin de survivre, et même un homme noir, lui aussi affecté par une grave accident et qui marche courbé, comme sous le poids d’une charge invisible… Et là l’auteur dépeint les affres de la ségrégation : cet homme que rien ne distingue de ses collègues sinon la couleur de sa peau, défend jalousement son pré carré mais exhibe une certaine compréhension à l’égard de Lennie le simplet, un peu comme s’il se reconnaissait en lui. Deux êtres marginaux, l’un est rejeté pour la couleur de sa peau, l’autre pour sa déficience mentale. Le jeune Noir commence par dire ceci : mes collègues ne veulent pas de moi chez eux, je ne veux pas d’eux chez moi… En effet, lorsqu’ils jouent aux cartes, le collègue noir est interdit de jeu ! Et cela permet à Steinbeck de dépendre une triste réalité de son pays et du rêve américain : une partie de la population américaine n’a pas les mêmes droits que la majorité des citoyens du pays.. Et cela change tout.
Un fait concernant la maturité de ce jeune Noir, il est, sauf erreur de ma part, le seul à avoir des livres sur son étagère, je ne parle pas de magazines pornographiques, mais de livres. De même, alors que tous les autres vont, le dimanche, dans les deux maisons de rendez-vous, rompre leur solitude auprès de prostituées, il reste, lui, dans cette écurie qui lui sert de gîte. . Steinbeck, pour bien illustrer la misère morale de ces hommes indique le prix de la choppe de bière et du rapport sexuel ! Le jeune Noir ne se joint pas au reste de la troupe, mais même s’il en avait eu envie, cela lui aurait été interdit. C’est aussi le seul à dénoncer les projets chimériques de nos deux amis qui, tous deux, rêvent de devenir des rentiers, d’avoir une ferme, d’élever des lapins et de la volaille. Il dit à Lennie que tous les blancs qu’il a connus ont été affectés par ce délire, à savoir mener enfin une vie douce et heureuse, sans se tuer au travail pour d’autres employeurs. En effet, on voit se constituer un petit groupe de journaliers, désireux de réunir toutes leurs économies pour réaliser ce projet fou. Une sorte de coopérative qui, hélas, ne verra jamais le jour.
Après avoir présenté le patron du ranch, son fils tyrannique et falot, le jeune Noir, les vieux journaliers et d’autres, on voit apparaître la belle-fille du patron qui semble être une nymphomane, une femelle constamment en chaleur qui recherche avidement la compagnie d’hommes autres que son époux. Quand les journaliers la mettent à la porte de leurs chambres, elle menace même de lancer contre eux de fausses accusations de tentatives de viol.. Mais ils arrivent malgré tout à l’éconduire. L’image que l’auteur donne de la femme dans ce livre n’est pas très flatteuse…
Mais ce qui est plus triste que tout le reste, c’est la fin tragique de ce roman. Un accident horrible vient mettre fin à tout espoir d’une vie meilleure, de la poursuite d’une si belle amitié, proche de la fraternité. Je laisse au lecteur le soin de la découvrir s’il entreprend la lecture de ce beau roman. Mais je cite ici un passage qui résume bien l’ensemble de l’existence de ces êtres dépourvus de qualités, abandonnés par leurs familles :
Les types comme nous, ils n’ont pas de famille.. Ils se font un peu d’argent et puis ils le dépensent tout. Il n y a personne au monde pour se faire de la bile à leur sujet