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Juifs d’ailleurs

Juifs d’ailleurs. Diasporas oubliées, identités singulières . Sous la direction d’Edith Bruder (Albin Michel)

Cet ouvrage, somptueusement présenté, m’enchante car il élargit considérablement le champ de la judéité, de l’appartenance juive, du judaïsme religieux, du judaïsme terminable et interminable, pour reprendre une problématique magistralement traitée par le regretté Yossef Hayyim Yérushalmi.. Il est au cœur d’un débat qui anime la science du judaïsme depuis qu’elle existe à partir du XIXe siècle allemand, qui lui donna ses lettres de noblesse.

L’éditrice qui a fait un travail remarquable a été bien inspirée de frapper cette formule un peu provocante, mais Ô combien juste : les juifs ne se limitent pas aux deux grandes subdivisions ; ashkénazes, d’un côté, séfarades de l’autre. Même si ces deux groupes démurent la majorité écrasante de la nation juive. 

 

Juifs d’ailleurs. Diasporas oubliées, identités singulières . Sous la direction d’Edith Bruder (Albin Michel)

 

Il est une catégorie mentale qui s’est greffée sur le judaïsme depuis plus de deux millénaires, durée de son errance : l’exil, la galout, l’étranger (nékhar), et en dépit de ces interminables pérégrinations, un fil, même ténu, a continué de relier tous ces pauvres exiles à la terre ancestrale, même lorsqu’ils vivaient aux confins de l’univers.. Je pense notamment à l’opuscule du grand historien Fritz Isaac Baer , intitulé Galut… Je pense aussi à une phrase tirée de l’autobiographie de Salomon Maimon (1752-1800) qui parlait du judaïsme comme d’un navire échoué dans toutes les mers du monde (ein in allen Meeren der Welt verschlagenes Schiff). Or, c’est cette situation d’exilés des siècles durant qui a fait qu’on a, pour ainsi dire, perdu de vue maintes portions de ce petit peuple, disséminées sur tout le globe terrestre. Je pense aussi aux Lettres persanes de Montesquieu qui aborde à sa manière la question de l’exil et donc la présence des juifs partout sur terre : partout où il y a de l’argent , il y a des juifs ! N’oublions pas le discours programmatique du père fondateur de l’historiographie juive moderne, Heinrich Grätz, La construction de l’histoire juive, parue en français aux éditions du Cerf.

Mais revenons à des considérations plus objectives. La question que pose ce livre, presque à chaque page, revient à se demander : qui est juif ? et qu’est ce qu’un juif ? S’agit-il d’un membre d’une communauté qui respecte à la lettre les interdits alimentaires et ne déroge pas à la loi de l’endogamie ? Si cette définition était appliquée à la totalité du judaïsme, eh bien il n y aurait pas beaucoup de juifs, peut-être quelques barbus dans des synagogues clairsemées , et encore ! Cette définition n’en recouvre pas moins pour autant, l’axe central du judaïsme dit rabbinique qui met l’accent sur le respect des préceptes divins tels qu’exposés dans les vingt-quatre livres du canon biblique. Mais voilà, là aussi, on peut se demander à quoi aurait ressemblé le judaïsme contemporain si l’on avait admis dans ce même canon d’autres livres qui n’ont été repris que par la tradition chrétienne. La critique biblique parle des apocryphes tandis que la littérature talmudique utilise le terme de littérature extérieure (sifrut hitsonit). Et quel est le motif justifiant ce rejet ? Ces textes n’étaient pas vraiment d’inspiration divine (ruah ha-qodésh). On peut dresser une comparaison entre cette sanction accordée ou, au contraire, refusée, et les pratiques de communautés isolées et éloignées des grands centres de la culture religieuse de cette nation. Du coup, on peut contester, voire refuser l’affiliation de ces hommes au tronc principal du judaïsme reconnu comme tel.

Le sujet est délicat car il peut aboutir à une réouverture des contestations judéo-chrétiennes, le nouveau rameau issu du tronc ancien, se réclamant d’une tradition juive nouvelle, et qui rejette l’ancienne.. Comment départager les acteurs de cette querelle autour de la légitimité ou de l’illégitimité de l’une ou de l’autre ? C’est toute la problématique de ce que Marcel Simon traité dans son bel ouvrage, Verus Israël.

On peut dire, en feuilletant consciencieusement ce beau livre, Juifs d’ailleurs, , que les membres de ces congrégations oubliées sont restés affiliés à une lointaine tradition parce qu’ils avaient conscience d’être différents du milieu ambiant où les avaient conduits les routes de l’exil. Rashi, le grand commentateur de la Bible et du Talmud a proposé une explication de la persistance de l’élément hébraïque durant les siècles de l’esclavage d’Egypte ; les Hébreux avaient conscience de la valeur de leur patrimoine, de leur identité et de leur mission. Ils n’ont pas divulgué leurs secrets, n’ont pas oublié leur langue et n’ont pas changé de nom. On pourrait intituler ces quelques conditions : le bréviaire de l’anti-assimilation. Les Hébreux étaient animés d’une vision et porteurs d’un projet, celui d’occuper le pays de Canaan, conformément à la promesse divine.

Comme le rappelle l’éditrice, il n existe ni race juive ni type juif. Pour s’en convaincre, il suffit de se promener dans les rues de toutes les villes d’Israël où l’on rencontre ou croise des êtres venus de plus de cent vingt pays. Car l’identité juive est une identité éclatée, en perpétuelle évolution, en raison de sa richesse et de diversité. Il est parfois venu à l’esprit de certains de contester à d’autres l’appartenance au judaïsme ; nul n’est plus juif qu’un autre juif qui se reconnaît comme tel. Quand vous rencontrez de nouveaux immigrants qui viennent des Indes ou de pays arabes comme le Yémen, vous êtes un peu désarçonné car vous adhériez, parfois inconsciemment, à une image standard du juif .

Comment les juifs ont ils pu se préserver, tout en faisant cependant des concessions à la culture ambiante des pays d’accueil ? Cette persistance judéo-hébraïque, pointée du doigt dès l’antiquité gréco-romaine, avait aussi retenu l’attention d’Hitler : dans son Mein Kampf, il signalait qu’aucun autre peuple ne dispose d’un tel instinct de conservation (Selbsterhaltungstrieb). La culture de cette fidélité est incontestablement à porter au crédit des maîtres de la religion juive, laquelle mêle autant le sentiment religieux que le sentiment national.. Cette union est presque indissoluble. Un slogan du Zohar, repris quelques siècles plus tard par Luzzatto dans son Addir ba-Marom se lit ainsi : le Saint béni soit il, la Tora et Israël, tout cela ne fait qu’un (Qudsha berikh hou, orayta we ysrael, kulla had)

Les juifs ont ils une histoire ou simplement un destin. C’est la question que l’on se pose en scrutant ce qui ressemble parfois à une véritable martyrologie, tant les persécutions sanglantes y sont fréquentes. Et si Israël a réellement voulu écrire l’histoire du monde (la Bible), il n’a pas pu écrire la sienne. On peut aussi se demander à quoi aurait ressemblé le judaïsme contemporain si la destruction du Temple de Jérusalem en l’an 70 n’avait pas eu lieu… Les érudits des Ecritures, les Sages n’auraient jamais pu supplanter les prêtres, les Lévites, du Temple…

Le livre commence par examiner la situation , la présence juive en terre d’islam, et notamment au Proche Orient, en Irak et en Syrie. J’ai beaucoup appris en lisant attentivement le développement en terre d’Irak, pays originellement riche, plein de ressources, administré à la fin de la Grande Guerre par l’empire britannique, ce que les juifs locaux surent mettre à profit pour développer leurs affaires commerciales avec l’Europe, et le monde occidental en général. On apprend aussi que, contrairement à l’exemple de la Syrie voisine, les juifs s’étaient fait une place plus qu’honorable au sein de l’intelligentsia locale en, s’illustrant non seulement dans les arts et les lettres mais aussi dans le monde économique et la haute administration. Cette situation privilégiée durera quelques siècles avant que les réalités sociales et religieuses ne se rappellent au bon souvenir de la population majoritaire. L’Alliance Israélite Universelle avait fondé maintes écoles à Bagdad, y compris pour les jeunes filles, ce qui donna à cette diaspora orientale un net avantage à la fois à l’intérieur du pays mais aussi à l’extérieur puisque les juifs locaux avaient des contacts avec deux puissances européennes de premier ordre, la France e le Royaume-Uni .

L’exemple syrien paraît différent car, nous dit on, les juifs ne recouraient pas vraiment à l’arabe comme médium linguistique, mais parlaient entre eux en araméen ou en judéo-espagnol, séquelle de l’immigration des juifs de la péninsule ibérique. Mais cette retenue ne paralysa pas totalement l’essor économique des communautés locales, Damas avait son grand rabbin et Alep le sien. En dépit de la proximité géographique, peu de juifs prenaient le risque d’émigrer en Terre sainte car ils savaient que la situation économique de la population était des plus miséreuses. La création de l’Etat d’Israël et les différentes guerres israélo-arabes allaient mettre un terme à cette cohabitation devenue impossible : c’est en 1992 que le président Hafez el Assad permit à ses sujets juifs de quitter le pays, ce que l’écrasante majorité fit aussitôt, ne laissant derrière elle que quelques vieillards et quelques individus isolés…

Le cas du Yémen et de ses très anciennes communautés est envisagé dans ce livre. Ce pays avait été l’enjeu d’une grande rivalité entre la tradition juive déjà multimillénaire et l’islam naissant. Un exemple ; parlant de l’Arabie voisine, Renan a écrit cette phrase ; il n’a tenu qu’à un fil que l’Arabie ne devînt juive …

La présence juive dans ce pays remonte à des siècles anciens, comme l’attestent certaines tombes découvertes il y a quelques décennies. Le destin de ces communautés juives, installées tant dans des sites ruraux et montagnards qu’en ville (notamment la capitale Sana’a), ne différait pas essentiellement de ce qui se passait dans d’autres Etats arabes de la région : les juifs devaient habiter des maisons plus basses que celles de leurs compatriotes musulmans, la décoration des façades devait être la moins ostentatoire possible, mais sur le plan culturel, la pensée juive, tant kabbalistique que strictement philosophique, allait connaître des périodes fastes. Maimonide et tous ses écrits y jouissaient d’une estime toute particulière ; tant l’auteur du Guide des égarés que son propre père avaient envoyé des épîtres de consolation à leurs coreligionnaires locaux afin de les rasséréner (Igguérét Teman) ; mais on peut même avancer l’idée qu’il eut en Orient, donc au Yémen, une tradition orientale maÎmonidienne . Ajoutons que c’est dans ce pays que fut compilé un important midrash, le Midrash ha-Gadol, en 1200 approximativement. Mais le plus surprenant reste à venir : de notre temps, le rabbin yéménite rabbi Yossef Qafih, dit Kappah), installé à Jérusalem, a réédité les œuvres judéo-arabes de Maimonide après les avoir retraduits en hébreu. Ce qui représente un tour de force, même si notre homme est plus religieux que philosophe. Rendez vous compte : il a supplanté le Tibbonide et ses traductions médiévales.

On reste en terre d’islam avec l’Iran, et l’auteur de la note n’a peur de rien puisqu’il envisage la question de Cyrus à Khomeyni… Entre ces deux personnages de l’histoire perse, beaucoup d’eau a coulé sous les ponts de Téhéran ; Cyrus se situe à l’origine du renouveau de la vie juive, nationale et religieuse, puisqu’il redonna aux déportés la permission de se réinstaller chez eux et de reconstruire le temple de Jérusalem. Mais dans l’ancienne Perse, surtout après la conquête arabe, des vagues de conversions forcées déferlèrent dans de nombreuses régions du pays. Lors de l’avènement de la République Islamique, nombreux furent les juifs qui quittèrent le pays où ils étaient près de cent mille âmes. Il en resterait environ dix ou quinze mille, notamment à Téhéran.. Le gouvernement leur accorde une certaine protection afin de bien montrer sa distinction entre l’antisionisme et l’antisémitisme.. Ajoutons que les juifs locaux se considèrent comme les descendants des Juifs que Cyrus a bien voulu aider. Mais il y a aussi la fête de Pourim et certains sites antiques que de nombreux pèlerins visitent lors de certaines fêtes. On parle aussi d’une langue judéo-perse que les juifs employaient entre eux. La communauté a même un élu pour la représenter au parlement iranien (majlis).

Certaines communautés dans des pays musulmans, comme la Turquie par exemple, remontent à une très lointaine histoire et connaissent aujourd’hui encore une certaine actualité : c’est le cas, par exemple, de la Turquie qui accueillit nos ancêtres après l’expulsion des juifs de la péninsule ibérique ; voir le cas de Moshé Al-Mosnino, dont descend ma mère, Gracia Al-Mosnino, un kabbaliste du XVIe siècle qui publia un manuel mystique à Izmir. Mais il ne fut pas le seul. Il y a toujours des juifs dans ce qui reste de l’ancien empire ottoman et ils développent maintes stratégies de survie. Toutefois, depuis un certain nombre d’années la fiscalité du pays, appliquée aux non-musulmans, est proprement confiscatoire. Au sujet des juifs, il faut aussi rappeler succinctement, faute de place, l’aventure des sabbataïstes orphelins de leur messie, les Dönmeh de Salonique et d’Istanbul . Etaient ils juifs dissidents ou musulmans hétérodoxes ? Scholem avait apporté à la question une contribution qu’il faudrait reprendre et élargir aujourd’hui.

Les juifs du Kurdistan ne sont pas oubliés dans ce volume, pas plus que ceux du Caucase, dits les juifs des montagnes. Ces deux communautés sont aujourd’hui largement établies en terre d’Israël. Mon collègue de l’université de Heidelberg, le professeur Otto Jastrow a bien étudié le dialecte judéo-araméen ou arabe (notamment d’Erbil) en pays kurde, aujourd’hui divisé en plusieurs états riverains : le traité de Lausanne, signé à la fin de la Grande Guerre, a fait preuve d’une grand injustice à l’égard de cette ethnie.

(A suivre)

 

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