Eshkol Nevo, La dernière interview. Une radioscopie de la société israélienne (Gallimard)
Difficile pour un philosophe médiéviste et germaniste de parler, comme le feraient d’authentiques critiques littéraires, d’un roman, en particulier lorsqu’il a des consonances largement autobiographiques. Sa lecture m’a été chaudement recommandée par Danielle et j’avoue qu’après un certain étonnement, j’ai été invinciblement happé par cet univers curieux et étrange à la fois, en dépit des faits largement routiniers qui en constituent la trame.
Mais tout d’abord, un mot de félicitation pour l’excellent traducteur qui n’en est pas à son coup d’essai. La traduction de l’hébreu est fluide et le traducteur trouve les bonnes tournures françaises lorsqu’il s’agit de rendre des expressions hébraïques idiomatiques. Quant au contenu du roman proprement dit, le titre reflète fidèlement ce qu’on va lire : il s’agit d’une série de questions posées à l’auteur (narrateur) ; ces questions portent sur tout, la vie privée, l’environnement familial, la vie quotidienne, les problèmes au sein du couple, l’infidélité conjugale, le service militaire, la grande évasion des jeunes conscrits vers l’Inde ou les états d’Amérique latine afin de renouer avec la liberté et le rêve, etc…
Eshkol Nevo, La dernière interview. Une radioscopie de la société israélienne (Gallimard)
Le narrateur ne critique pas vertement l’armée mais raconte les brimades et les ennuis subis par l’un de ses meilleurs amis, en butte à l’incompréhension des officiers instructeurs durant son service. On nous parle aussi -et c’est le fondement de l’histoire- d’un puissant trio d’amis qui ne se quittent jamais, sont très proches les uns des autres ; et voici qu’un jour, l ’un des trois mousquetaires disparaît sans laisser la moindre trace, ce qui contraint son ami, le narrateur, à se lancer à sa poursuite à travers le monde… Partout, que ce soit en Turquie ou en Bolivie où le conduit son statut d’écrivain traduit en maintes langues, il cherche son ami. Des fois, les ressemblances sont frappantes mais l’enquêteur ne met pas dans le mille. Toutefois, il ne se laisse pas décourager et s’entretient longuement avec la sœur de l’introuvable, laquelle lui apprend sur son propre frère des aspects de sa personnalité qu’il n’aurait jamais imaginées…
On sent dans l’ensemble de la nostalgie mais aussi de la désillusion, c’est un peu un univers nostalgique ou un jardin secret qui disparaît ou lui glisse entre les doigts. Cela confine parfois au cynisme puisque la plupart des immigrants venus habiter la terre de leurs ancêtres, vivent chaque jour, la disparition de leur enthousiasme des débuts… Ce n’est pas du nihilisme mais du découragement qui s’explique aussi par les menaces qui pèsent sur le pays et sur ses habitants.
Le trio qui se croyait indestructible car il était encore constitué de personnes jeunes et en bonne santé, est menacé d’explosion puisque l’un de ses membres est agonisant dans un hôpital, atteint d’un cancer, tandis que le second a, comme on l’a dit, disparu sans laisser d’adresse… De fait, il ne reste plus que le narrateur qui, lui-même, est en piteux état puisqu’il souffre d’une dépression permanente . Nous avons vu qu’il se rend de temps à temps dans d’autres villes pour y prononcer une conférence, mais c’est sana grande conviction puisque son couple a du plomb dans l’aide et que sa femme ne semble pas vouloir recoller les morceaux. Ce qui domine, ce qui prévaut et de plus en plus fortement à l’horizon, c’est la solitude, l’enfermement. Au fond, des trois il ne reste que le narrateur qui doit, lui aussi, se soumettre à toutes sortes de balnéothérapies pour se requinquer. Mais cela ne l’aide guère car ce qu‘il cherche désespérément, c’est croiser le chemin de sa femme qui se fait de plus en plus distante. Et sans elle, sans les enfants, ni les amis, il voit s’ouvrir sous ses pieds le gouffre d’un désespoir sans fin. De fait, voilà un écrivain qui souffre de solitude alors que celle-ci est la condition première de sa fécondité, de son inspiration littéraire. Le voilà condamné à rechercher ce qui est la cause de son mal être : être seul, se concentrer sur ce qu’il écrit, les rares instants où ce mal cesse de l’étreindre.
Était-ce incontournable ? Le bonheur est il exclu d’une telle configuration ? Faut-il être esseulé pour être un grand écrivain ? Ecrire un roman, est-ce arracher à ses entailles une dizaine de pages quotidiennes ? Cela semble être le cas dans ce roman qui, sur plusieurs centaines de pages, ne parle pas une seule fois d’un moment heureux, du plaisir de l’amour, de la joie de la famille, etc…
La littérature israélienne contemporaine reflète nécessairement la situation psychologiques des gens, et spécialement des jeunes qui doivent consacrer trois années de leur jeune vie à l’armée. La guerre, ouverte ou insidieuse, est omniprésente, et les jeunes gens ont besoin de nombreuses idylles ou liaisons amoureuses pour survivre. Il y a un moment où le narrateur répond à une ancienne petite amie qui vit désormais avec son mari dans le Midwest ; elle lui demande comment on peut vivre dans un pays pris dans l’étau d’une belligérance permanente… Il répond évasivement mais reconnait que cette épreuve psychologique laisse des séquelles dans le comportement des adultes. Sur les cent premières pages, c’est la seule allusion à la politique et à la guerre.
Les relations entre les hommes et les femmes en Israël ne ressemblent pas en tout point à ce qui se passe ailleurs, sous des latitudes plus sereines. On sent un certain flottement dans les relations amoureuses et aussi quelques rebondissements, comme par exemple cette jeune femme qui annule son mariage une semaine avant la date prévue et alors que les invités ont déjà reçu des faireparts… Et en dépit de la superficie limitée de ce pays, les amoureux d’hier se retrouvent soudain, bien des années après leur rupture. Ici, une jeune femme insiste sur la nécessité de soigner ce type de rupture, faute de quoi chagrin d’amour…
Une question, anodine en apparence, sur la peur de perdre l’inspiration donne au narrateur l’occasion de dire tout ce qu’il a sur le cœur : il a peur de tout, il redoute tout, car dans ce pays tout peut arriver ou ne pas arriver. La tirade est très longue et tout y passe. Mais le pire est à venir, lorsqu’un couple d’Israéliens vivant en Amérique annonce que leur fils, né aux USA, souhaite faire son service militaire en Israël. Un violent débat s’engage : le narrateur affirme qu’il existe d’autres façons d’assumer son identité israélienne qu’en tirant des balles en caoutchouc sur de gosses ou à monter la garde à un barrage (sic). C’est alors que la crise éclate ; et le narrateur de rappeler que lors d’un séjour à Eilat dans la famille d’un ami, les deux furent conviés poliment à évacuer les lieux, tant les avis politiques étaient inconciliables…
L’auteur fait allusion à la violence dans laquelle la société israélienne menace de sombrer tant les débats sont rudes et passionnés. Je ne manquerai pas d’y revenir par la suite.
(A suivre)