Marcus Elhadad, Haron ou le mellah de Meknès. Editions Tsel, 2019
Voici un livre assez curieux et fort intéressant à la fois …. Au fond, ni sa couverture ni son titre ne m’inspiraient… Je l’ai déplacé au moins deux fois, et rien ne s’est passé, aucun courant, aucun fluide entre nous deux. Mais voilà, les livres ont eux aussi leur chance ou leur malchance puisque ma sœur Annie A. m’a engagé à lire cet ouvrage afin de pouvoir échanger avec elle à son sujet … Ce qui fut fait, et je dois dire que le livre ne m’est jamais tombé des mains.
Alors de quoi parle cet ouvrage dont le titre est un prénom juif du Maroc, équivalent, à peu de chose près, à Henri en bon français ? La forme arabe de ce même prénom recourt à une diphtongue OU (Haroun) là où le judéo-arabe opte pour la voyelle O. Ce livre est l’évocation émue du mellah de Meknès et de tous les êtres un peu étranges qui y résidaient
Marcus Elhadad, Haron ou le mellah de Meknès. Editions Tsel, 2019
L’histoire juive est unique en son genre, je veux dire par là qu’elle présente des aspects imposés de l’extérieur, comme tout groupe ethnique tenu de s’isoler dans l’espace afin de survivre. D’où cette notion de quartier juif, arabe (mellah) ghetto en Italie et Schttetel dans les pays germaniques. L’antisémitisme a dessiné par la force les contours de la vie et de la religion juives. On peut rêver à ce qu’eût été un judaïsme dans un espace d’où tout antisémitisme serait absent… Ce serait le paradis sur terre.
Une phrase prononcée au XIXe siècle par Théodore Mommsen, grand spécialiste de Cicéron et de la Rome antique, me revient en mémoire, la voici : Lorsqu’Israël fit son apparition sur la scéenne de l’histoire universelle, il n’était pas seul et avait, à ses côtés, un frère jumeau : l’antisémitisme ! Ce grand savant dont la statue orne l’entrée principale de l’ancienne université de Berlin, était de religion protestante, je veux dire qu’il a prononcé cette phrase en connaissance de cause, sans à priori ni connivence d’aucune sorte.
Dans ce sympathique petit ouvrage de M . Elhadad, l’antisémitisme constitue la toile de fond. Ce livre n’aura sûrement pas le Prix Nobel de littérature mais je reconnais volontiers qu’il a été écrit avec cœur et relu avec soin, et que son mérite majeur, à mes yeux du moins, c’est l’authenticité. Il restitue dans toute leur simplicité et leur naïveté, la mentalité des gens de l’époque vivant dans les quatre coudées de leur tradition ancestrale, avec pour unique mot d’ordre, la fidélité à la tradition juive, sans jamais penser à la quitter ni même à la réformer. C’est une sorte de monde d’hier qu’on a choisi de faire revivre quotidiennement, mais sous d’autres latitudes que celles de Stefan Zweig et de sa ville natale de Vienne.
Etant moi même issu de ce charmant pays qu’est le Maroc (né Agadir et n’ayant jamais mis les pieds à Meknès), j’au retrouvé des expressions que disaient mes parents (ZaL) et ma grand mère Esther (Zal) et que je n’avais plus entendues depuis plus de cinquante ans. En revanche, je ne savais rien du mellah pour la bonne raison qu’il n y en avait pas à Agadir, mais, quand j’étais enfant, ma mère (ZaL) me parlait du mellah de Fès, son lieu de naissance.
Ce livre ressuscite donc un lieu de mémoire que l’auteur, inspecteur d’académie honoraire, a voulu faire revivre pour nous, afin que ce site chargé d’histoire ne soit pas englouti par l’oubli. C’est donc un droit à la vie, à la poursuite de celle-ci que nous tenons entre nos mains. Il y a un verset du Cantique des Cantiques que l’on peut interpréter comme un sauvetage des disparus, une renaissance de ceux qui gisent dans la poussière : dovéve sifté yeshénim, qu’on traduit ainsi, de manière non littérale ; qui remue les lèvres des gisants. L’allusion est claire ; faire revivre, défendre ceux qui ne peuvent plus le faire eux-mêmes. Remuer leurs lèvres… C’est ce que fait excellemment l’auteur qui a été bien inspiré de donner à cet ouvrage pour titre le nom d’un personnage pas si imaginaire que cela puisqu’on retrouve en lui tant de problématiques juives en pays musulman, et dont il se veut l’incarnation : c’est un homme simple sans être un benêt, sa femme n’est pas très commode, il a quelques problèmes de couple comme tout un chacun, mais ce n’est pas là l’essentiel.
Selon moi qui ne suis pas un spécialiste de littérature, l’auteur a bien fait d’appeler son livre ainsi car, s’il avait eue l’impudence d’écrire Le mellah de Meknès tel que je l’ai connu, personne ne l’aurait lu, hormis ceux qui rêvent de constater enfin que l’on parle d’eux… Puisque ceux qui connaissent ce sujet n’y auraient découvert de nouveau.
Tout le monde connaît le péché mignon de ces braves gens : on remplace la réalité historique par des dérives légendaires, on idéalise, on magnifie, ce qui a pour effet immédiat de détourner les lecteurs sérieux potentiels. Monsieur Elhadad a victorieusement résisté à ce genre ingrat. Et on peut lire ce livre comme une succession de petites scènes de la vie quotidienne, parfois tragiques, souvent graves, où notre Harone (l’anti-héros par excellence) joue le rôle d’une figure imaginaire confrontée à des problèmes qui n’avaient, eux, rien d’imaginaire : la scène où Harone est contraint d’esquisser des pas de danse ridicule pour faire rire les Arabes agglutinés autour de lui, et où l’on sent que sa vie, parfois, ne tenait qu’à un fil… La description de cette scène est terrible et résume à elle seule l’arbitraire dont nos ancêtres furent victimes en pays musulman, sous le statut de la dhimmitude.
On assiste aussi à une consultation auprès du talmudiste local qui règle la vie de sa communauté en s’appuyant sur son érudition rabbinique La réalité de la rencontre est bien restituée. Cela m’a rappelé des souvenirs : j’ai aussi subi certaines de ces punitions corporelles (tahmilla) à moins de dix ans, avant de quitter pour toujours ma ville natale, suite au tremblement de terre.
On sait que la tradition judéo-marocaine a octroyé à la littérature kabbalistique une place de choix ; notamment la kabbale lourianique, dite de Safed où s’étaient réfugiés dès le milieu des XVI-XVIIe siècles les plus grands mystiques de l’époque. Et la Bible de la kabbale n’est autre que le sefer ha-Zohar, selon un verset du dernier chapitre de l’Ecclésiaste (we ha makilim yazhirou ké zohar ha raqi’a.) Le passage araméen que Harone ne comprenait pas bien (et c’est normal il n’a pas étudié la philosophie médiévale ni les œuvres critiques de Gershom Scholem) parle de l’unité divine qui n’est pas numérique (ni arithmétique), mais d’ordre métaphysique. Cette prière mystique figure en tête du livre de prière (Le prophète Elie, de pieuse mémoire, a ouvert son sermon en ces termes…)
Je précise que nos familles avaient adopté l’accueil du chabbat tel que prescrit par le kabbaliste Isaac Louria. Le vendredi soir, on lisait Azamer bi shevahim… et le samedi matin, Atkinou séoudata, deux textes tirés du Zohar. A cette époque là, la foi surpassait la science : avec mon père (ZaL) je vivais vraiment les choses au lieu de chercher à les connaître scientifiquement. Ce qui est encore plus frappant et nous rappelle la foi naïve de ces petites gens, c’est cette impression que la Présence divine les suit pas à pas, les accompagne dans toutes leurs démarches, heureuses ou malheureuses. C’était un foi non conceptuelle. On retrouve cette attitude empreinte d’une grande religiosité dans les Contes hassidiques de Martin Buber ou les nouvelles d’Isaac Bashevis Singer. Ces hommes croyaient dur comme fer à la providence individuelle alors que Maimonide dans son Guide des égarés enseigne le contraire. Mais Harone ouvre naturellement son exemplaire du Zohar mais jamais le Guide des égarés du grand penseur juif du Moyen Âge…
J’ai cité plus haut Mommsen parlant de l’éternité, de l’éternelle actualité de l’antisémitisme : on trouve un chapitre ici où Harone tente de se faire expliquer cette haine morbide qui poursuit le juif depuis que le monde est monde. Les questions que cet homme simple pose trahissent une grande clairvoyance, il a raison de s’interroger sur cette maladie de l’âme qui pousse certains hommes à en haïr et à en persécuter d’autres, sans raison valable. Quelle étrange façon de récompenser cette ethnie, Israël, qui fit à l’ensemble de l’humanité pensante l’apostolat du monothéisme éthique et du messianisme !! Ce n’est tout de même pas rien.
Mais la roue de l’Histoire ne s’arrête jamais : La jeune génération, les garçons et les filles du mellah n’ont pas vécu dans un univers éthérique ; ils ont réagi aussi aux grands bouleversements politiques, notamment la création de l’Etat d’Israël, et les manifestations hostiles des pays arabes, jusques et cy compris le Maroc. On mesure l’état d’arriération de ces familles qui n’entrevoyaient pour leurs filles que le mariage, l’atelier de couture et la cuisine. Le rêve sioniste allait balayer tout cela. C’est d’ailleurs ainsi, qu’après de graves vicissitudes, se termine toute cette histoire
Les réflexions sur le peu d’estime dont ont joui les juifs marocains émigrés en Israël sont hélas fondées, mais il faudrait les confiner aux récits des livres d’histoire. Je préfère poser d’autres questions, d’une nature plus culturelle.
En l’occurrence, pourquoi à Meknès, qui se veut un haut lieu de l’érudition rabbinique du Maroc n’est né aucun grand philosophe juif de la taille d’un Moses Mendelssohn, d’un Samson-Raphael Hirsch, d’un Franz Rosenzweig ou d’un Martin Buber, sans citer tous les autres… Peut-on expliquer ce retard par un déclin du monde arabo-musulman qui a contaminé les populations juives locales ? C’est probable puisque dans l’Europe des Lumières les membres des communautés juives ont donné toute leur mesure.
Pour finir, je citerai une belle phrase tirée de l’Essence du judaïsme (1905, 1922) de Léo Baeck au sujet du rapport des Séfarades et des Ashkénazes à la culture en général ; les Ashkénazes ont pratiqué la culture de la piété et les Séfarades la piété de la culture. Entendez qu’au Moyen Age, Maimonide l’Espagnol faisait face au Sefer hassidim de rabbi Juda le Hassid.
C’est tout un symbole.