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Paul Valéry, L’Europe et l’esprit. Ecrits politiques (1896-1945) (Gallimard) (I)

Paul Valéry, L’Europe et l’esprit. Ecrits politiques (1896-1945) (Gallimard) (I)

Tout le monde connaît la passion de ce grand poète pour le continent européen, sa culture, son histoire et ses accomplissements dans divers domaines. Dès les premières lignes de ce beau recueil, Valéry rêve d’un avenir radieux , d’expansion et de conquêtes pour cette Europe qui sentait couler dans ses veines une intarissable sève séminale avec toute son imposante arborescence. L’auteur qui se veut aussi philosophe, tout en se méfiant de l’histoire en tant que telle, pose comme postulat irrécusable la proximité de l’esprit et de l’Europe. J’ai presque envie de dire que le sous titre de cet ouvrage aurait dû être Paul Valéry ou la politique spiritualisée…

  

 

 

Paul Valéry, L’Europe et l’esprit. Ecrits politiques (1896-1945) (Gallimard) (I)

La conduite politique de tout pays s’impose à toute nation disposant d’un territoire et d’institutions sociales. Mais l’Europe a cette particularité qu’elle n’est pas uniquement un continent, c’est aussi et surtout (aux yeux de l’auteur) une culture. Or, une culture est toujours générée ou secrétée par le souffle de l’esprit C’est lui qui s’infuse dans tous les secteurs d’activité de l’homme.

Ne nous cachons pas l’aspect colonialiste de l’entreprise que le poète entend mener à bien. Il parle de pays neufs, de pays vieux mais aussi de pays en attente d’être acquis ou annexés par d’autres . IL les cite même nommément. Et dans ce nouvel atlas planétaire, il ne doute pas une seconde que c’est l’Europe qui mènera la danse. Voici un bref passage significatif : L’Europe conserverait alors la direction des peuples, des idées, du trafic du monde : l’Europe entière serait toute une Rome. Conscient tout de même du potentiel explosif et antihumaniste de son rêve, Valéry se ravise en disant : Mais cette guerre facile n’aura pas lieu… Et il sera tout de suite trop tard.

Deux thèmes vont donc déterminer l’approche politique de l’auteur, l’Europe, diadème de la civilisation humaine, la culture la plus évoluée sur tous les plans, et l’esprit qui reste, d’ailleurs, l’instrument par lequel le continent a forgé sa puissance que nul ne saurait valablement contester. Nous sommes en présence d’un européocentrisme qui connut son heure de gloire au milieu du XIXe siècle, celui des grandes entreprises colonialistes dont le siècle suivant, le nôtre, le XXe aura le plus grand mal à se défaire. Mais Valéry qui a quitté le monde des vivants en 1945 s’est vu épargner un tel déchirement et surtout la mise en accusation d’une telle philosophie expansionniste, assujettissant d’autres peuples à une culture dominatrice et qui, de surcroît, n’était pas la leur.. Il aurait fallu faire preuve aussi d’une forte dose d’éthique, combinée à de l’humanisme.

Pour mener à bien cette conquête avec bonne conscience, il fallait disposer d’une flotte puissante, à la fois marchande et militaire ; on pense à l’empire britannique maïa aussi à l’Allemagne impériale de Guillaume II et de Bismarck, ces deux grandes puissances concurrentes qui s’observaient d’un air soupçonneux lors du vote du budget de la marine. On se souvient de la confrontation de l’Allemagne et de la France avec le destroyer Panther croisant au large de la ville d’Agadir en 1911. On n’a évité la confrontation armée que par la levée de l’ancre du navire de guerre allemand… Or, Valéry est né en 1871, il était en âge de comprendre ce qui se passait. Et la crise marocaine a laissé des traces.

En 1926 Valéry est à Vienne pour y prononcer un discours sur l’Europe et l’esprit, tout juste huit ans après l’armistice de 1918, huit années au cours desquelles l’esprit semblait avoir disparu pour laisser place à l’un des plus grands massacres que le continent ait jamais connu. Nous disposons d’autres témoignages, tout aussi désespérants, émanant de philosophes allemands comme Franz Rosenzweig (mort en 1929) qui changèrent entièrement leur approche à la vie sociale et politique après cet incroyable suicide européen… Les vers de Hölderlin qu’il ajouta à sa thèse de doctorat avant de la faire imprimer, montrent le désespoir qui s’était emparé des hommes de l’esprit. Qu’est-ce qu’un homme de l’esprit ? Un homme qui ne vit que pour cet esprit. Nul besoin d’être estampillé intellectuel pour en être. Il suffit d’ordonner ses actes à cet idéal.

Dans un autre texte –ici les textes sont rangés selon l’ordre chronologique- Valéry déplore que ce qu’il nomme la prééminence de l’Europe soit définitivement compromise et juge que notre continent ne pourra plus rattraper ce retard : les acquis techniques ou scientifiques qui étaient jusqu’à présent l’apanage exclusif de l’Europe sont devenus le bien commun de toute l’humanité. Et puis il écrit cette phrase quasi prophétique : : l’Europe n’a pas eu la politique de sa culture ni même de son organisation matérielle. C’est malheureusement toujours le cas, depuis l’exemple athénien, sinon Socrate n’eût pas été condamné à boire la ciguë.

Il existe toujours un certain décalage entre l’esprit d’une société et la politique qui a cours en cette même société ; l’idéal serait que les deux coïncident et qu’il n y ait pas de hiatus entre ce qu’on fait et ce que l’on pense. Ce serait revenir à un monde où création et rédemption auraient le même âge et se tendraient la main. La nature humaine a fait qu’il n’en sera jamais ainsi, car ce serait le paradis sur terre. Valéry offre une belle métaphore pour décrire ce qu’il faut bien nommer une sorte de dédoublement de la personnalité chez l’homme qui vit pour l’esprit ; lorsqu’il met en marche ses capacités intellectuelles, il raisonne bien, sans la moindre faute ni difficulté, il conçoit tout convenablement, etc.. mais le même cerveau, le même homme devient un autre être quand il se plonge dans la lecture de son journal, véritable immersion dans la vie politique qui semble être une autre planète. Cet homme ne raisonne plus de la même façon, il n’adhère pratiquement jamais à ce qu’il lit et fait preuve d’une indifférence inimaginable. C’est la schizophrénie, l’écartèlement qui s’empare de nous tous quand nous prenons en considération les choses politiques. Et il me semble que le pari valeryen de spiritualiser la politique, de l’intégrer au domaine de l’esprit relèverait du miracle.

Valéry ne pouvait pas être moins bien partagé : né au moment de la Commune et de la guerre de 1870 contre la Prusse, il connaîtra deux guerres intra européennes, autant d’évènements qui étaient aux antipodes de sa philosophie et de sa foi en l’avenir de l’Europe. Et il mourra en 1945, à la fin d’un long et horrible calvaire. Des nations chrétiennes se sont entredéchirées sur le sol européen, pourtant gagné aux idées et aux valeurs judéo-chrétiennes .

Une nation est une substance vivante : tels sont les termes d’une préface rédigée à l’intention des élèves du lycée de Montpellier tombés lors de la Grande Guerre. On se souvient assurément du fameux discours d’Ernest Renan prononcé à la Sorbonne, quelques décennies auparavant. Valéry explique que la nation ne se définit ni par la race, ni par les coutumes mais bien par une volonté de tous les individus désireux de partager une vie et des idéaux en commun. Et le lien privilégié pour un tel laboratoire n’est autre que l’école. C’est donc cette institution qui représente le creuset de tant de sensibilités diverses et variées, c’est ici qu’elles se rapprochent, qu’elles se forgent un destin commun. Et enfin, c’est l’idée de nation qui transforme tous ces individus en un seul et unique être.

Dans une longue dissertation sur la grandeur et la décadence de l’Europe, l’auteur se livre à une subtile analyse de la science historique, et parallèlement à l’essence de la mémoire. Les deux traitent d’un même sujet mais de manière très différente. Valéry a tendance à souligner les insuffisances de l’investigation historique en raison de la fluidité des phénomènes  observables ; du coup que vaudrait une science qui ne nous renseigne pas sur les choses telles qu’elles sont en réalité mais telles qu’elle furent à un moment donné, avant de changer ?

Voici un extrait qui illustre ce changement permanent des choses et des êtres : Une victoire a les conséquences d’une défaite ; par une manière de choc en retour. En quelques semaines, des circonstances très éloignées changent l’ami en ennemi, l’ennemi en allié ; en matière économique tout le monde se trompe. Le paradoxe règne…

Et ce doute, voire ce scepticisme qui s’étend à tout, s’en prend à tout : Il n’est de prudence, de sagesse, et de génie que cette complexité ne mette en défaut car il n’est plus de durée ni de continuité reconnaissable dans cet univers de relations et de contacts multipliés.

L’Europe, dit Valéry, se voulait la suzeraine du monde et pourtant elle n’a pas eu la politique de sa pensée. Trop de luttes intestines, trop d’intérêts contradictoires, trop de dissensions grâce auxquelles les nations sous-développées ont pu la diviser et miner les fondements de sa puissance. En fait, l’Europe n’a jamais été unie ; Valéry compare son étendue et sa population à celles de la Chine, de l’Asie et des USA. L’auteur n’est pas insensible à la concurrence que des pays comme la Chine seront un jour en mesure de nous opposer. Qui nous dit que la Chine n’aura pas un jour prochain des Creusot, des Essen, etc… dont les productions inonderont alors les marchés européens ? C’est bien ce qui se passe aujourd’hui avec une Chine qui se veut le laboratoire du monde entier…

Mais Valéry ne s’en tient pas à cela, il reprend ses attaques contre la science historique, qui relève, selon lui, de l’époque à laquelle on écrit et sur la base de quels documents on construit l’édifice historique. Et puis qui se fait fort de reconstituer le passé tel qu’il fut vraiment ? C’est une mission impossible… En outre, dit Valéry, on ne puise dans les documents historiques que ce qu’on veut bien en prendre, on ne restitue jamais le texte dans toute la réalité à laquelle il s’en réfère. On le voit, le divorce entre Valéry et la science historique semble irrémédiable.

Mais ici, c’est l’avenir de l’Europe qui retient le plus l’attention de l’auteur. Il déplore l’absence d’une nation européenne proprement dite. Et cela n’a pas changé depuis son époque. Il existe trop de langues, trop de traditions, trop de vécus différents, voire opposés. D’où ce constat d’échec qui sonne comme un désespoir : L’ère de la supériorité et de la prospérité fondées sur des échanges très inégaux avec des régions riches et faibles, , touche à son terme.

Autant dire que l’Europe a perdu sa place dans le monde. Ce que Valéry souligne bien lorsqu’il déplore l’interventionnisme US dans notre continent qui a pourtant donné naissance au Nouveau monde.

                                                                                                     (a suivre)

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