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Pierre-André Taguieff, Les nietzschéens et leurs ennemis. Pour, avec et contre Nietzsche. Le Cerf

Pierre-André Taguieff, Les nietzschéens et leurs ennemis. Pour, avec et contre Nietzsche. Le Cerf

C’est un très bel ouvrage que vient de nous offrir notre éminent collègue Pierre-André Taguieff en se chargeant d’examiner de près le dossier Nietzsche. Ce penseur qui philosophait avec le marteau (sic) est probablement l’homme qui a influencé le plus de gens en si peu de temps. Et cette multitude d’influences exercées dans les camps les plus divers a suscité de grandes divergences d’interprétations. Je retiens d’emblée la réticence du philosophe mort en 1900 après une crise de démence très grave, de fonder un système qui l’identifierait au sein de l’histoire intellectuelle de l’humanité. Pour lui, ceux qui ont mis au point un système n’ont fait que commettre une autobiographie qui ne voulait pas dire son nom…

 

Pierre-André Taguieff, Les nietzschéens et leurs ennemis. Pour, avec et contre Nietzsche. Le Cerf

 

Pour ma part, Nietzsche me rappelle mes tout premiers pas dans l’écriture philosophique puisque, jeune germaniste au début des années soixante-dix, j’ai acheté avec mes maigres économies l’édition des œuvres complètes préparées par Karl Schlechta afin de préparer mon mémoire de maîtrise sur Nietzsches Zarathusustra und die Bibel (Le Zarathoustra de Nietzsche et la Bible). Et bien des années plus tard, vers 1994, je fus invité par l’université de Greifswald à prononcer une conférence dans le cadre d’un colloque consacré aux Nietzschéens juifs. (Die jüdischen Nietzscheaner). Les actes de colloque furent publiés l’année suivante par Le professeur Werner Stegmaier de. l’université de Greifswald (RFA).

Ce qui frappe dans ce beau livre de PAT, c’est la diversité des influences exercées, sur des poètes comme René Char, des écrivains comme Albert Camus ou Stefan Zweig, pour ne citer que les plus connus. Cette affaire d’influence mobilise toute l’attention de l’auteur sur de très longues pages, peut-être même (je le dis gentiment) sur trop de pages. Certes, c’est nécessaire si l’on veut en avoir le cœur net et relever précisément les idées ou les concepts, les métaphores, les appréciations qui sont passées d’une source nietzschéenne à un emprunteur… Cela présente même un avantage puisque nous pouvons alors voir comment ces divers sujets ont été exploités ou intégrés à un autre environnement textuel. Enfin, en faisant la liste des influences, on peut cerner de plus près encore ce qu’était la pensée nietzschéenne proprement dite. Est-ce que les emprunteurs se contentent de transposer chez eux ce qu’ils ont puisé ailleurs ? Il n’en est rien car avant de contracter une dette intellectuelle on l’a retravaillée à l’intérieur de soi, on ne copie jamais une idée telle quelle sans l’avoir préalablement adaptée à soi, ce qui fait qu’on prend quelque chose qui, sous une certaine forme, nous appartient déjà.

Cette surreprésentation accordée aux influences exercées s’explique aussi par la nature absolument opposée des différents secteurs ou paysages intellectuels, devenus tributaires de la pensée de l’auteur de Ainsi parlait Zarathoustra. Certains ont été séduits par l’idée de surhumanité, les hyperboréens, d’autres par la critique de la science et du savoir, la morale de l’esclave, le dépassement des catégories morales, la critique féroce du christianisme, avec des phrases provocantes du genre, il n’y a jamais eu de chrétien et le seul qui a vraiment existé est mort sur la croix…

Nietzsche a eu aussi ce qu’on nomme une sœur abusive qui se chargea d’introduire des couplets politiques orientés vers l’antisémitisme. Cette dame Elisabeth Forster-Nietzsche a même offert la canne de son frère au Führer qui lui avait rendu visite dans sa villa….

La question que pose et repose PAT avec une certaine insistance est la suivante : quel est le vrai, l’authentique Nietzsche ? Je donne la parole à mon collègue : Mais on peut se demander s’il est possible d’aborder Nietzsche par delà l’éloge et le blâme, sans parti pris et cependant avec intelligence et volonté de comprendre. Car chacun a son «vrai Nietzsche», chacun croit posséder le vrai Nietzsche et semble y tenir en dépit de tout. De toutes études critiques et les mises au point philologiques… Difficile de mieux dire…

Il est très facile de franchir la ligne-frontière très ténue entre des interprétations justes ou injustes de la parole nietzschéenne, c’est bien ce qui ressort d’une conférence de Léo Strauss en 1941 ; l’auteur affirme qu’en établissant une connexion entre l’auteur et la révolution allemande on est injuste avec Nietzsche, mais on n’est pas ABSOLUMENT injuste avec lui. Strauss a tout dit. On pourrait aussi reprendre les stupéfiantes assertions concernant l’esclavage, son essence, sa nécessité et sa pratique. Même s’il faut se méfier des anachronismes, il me semble très difficile de justifier Nietzsche devant le tribunal des droits de l’homme.

Les spécialistes se sont interrogés sur le caractère dit auto contradictoire des pensées de Nietzsche où figurent presque toujours une déclaration et son contraire… C’est probablement dû à tous ces aphorismes, à cette forme lapidaire que revêt la pensée nietzschéenne. Me reviennent en mémoire quelques déclarations qui claquent comme des fouets. Par exemple : si tu vas chez les femmes, n’oublie pas le fouet… La femme tient en un mot, la maternité ! Et quand on pense à certaines déclarations sur les notions de bien et de mal, qui peuvent choquer (voir l’exemple de Bertrand Russell dans son livre paru en 1945) ou encore le ravalement de toute morale au ressentiment d’une classe d’esclaves incapables de se dépasser eux-mêmes… Et pourtant, si j’en crois PAT, il ne faut pas résumer tout Nietzsche à cela. Intéressantes aussi les spéculations sur la notion de vérité. On se souvient aussi de la déclaration au sujet des faits : il n’existe pas de faits mais seulement des interprétations…

Mais cela peut encore passer mais pas les déclarations concernant la dégénérescence, le déclin ou la décadence. Et pire encore l’affirmation selon laquelle l’homme n’a aucun droit imprescriptible à la vie, pas plus qu’un bœuf ou un autre être vivant. Au moins, Nietzsche est cohérent avec lui-même, si l’on rapproche de tout ceci ses attaques contre le christianisme, responsable d’avoir donné mauvais conscience aux membres de l’humanité supérieure : il ne faut surtout pas céder à la moindre pitié : les malformés, les porteurs d’une tare quelconque, les improductifs, les malades mentaux, etc.. ne méritent qu’une chose : disparaître…

Il me revient en mémoire le prologue du Zarathoustra où dès le prologue, le funambule est heurté par un autre homme, censé lui être supérieur… Voici ce que dit le texte : einem besseren als Du, sperrst Du den Weg (tu bloques le chemin à meilleur que toi !) Evidemment, aucun principe chrétien ne pourrait avaliser une telle attitude.

Il me faut dire un mot de l’antiélitisme ; Nietzsche, après sa rupture avec Richard Wagner, critiquât la présence d’antisémites dans l’entourage du grand compositeur. (Aucun monstre n’y manque, pas même l’antisémite). Et quand il apprend que sa sœur Elisabeth va épouser un grand braillard antisémite Förster, il rompt avec elle, comme il avait rompu avec sa mère pour les mêmes raisons. Cependant, il faut bien reconnaître que dans son jeune âge, Nietzsche n’avait pas manqué de mêler sa voix à celle des judéophobes de son temps. Mais il s’est vite détaché de cette débilité de l’âme, allant jusqu’à reconnaître qu’il n’avait encore jamais rencontré un Allemand favorable aux juifs, ce qui fut effectivement le cas vers 1880 où l’antisémitisme était très en vogue en Allemagne.

Il reste encore tant de choses à mentionner, même sans entrer dans les détails, mais ce compte-rendu est déjà trop long. Un mot encore, cependant, sur l’usage malhonnête que firent les Nazis des écrits de Nietzsche, lequel, rappelons le, a quitté ce monde en 1900 après une longue période de démence. C’est vers 1888 qu’il cessa d’écrire. Plus d’une décennie de souffrances…

Quand on ferme enfin ce livre si érudit et si nuancé, on comprend mieux le sous titre : avec, contre, pour (Nietzsche)… On se demande alors ce que voulait, ce que cherchait Nietzsche. On ne le saura probablement jamais ; mais le savait-il lui-même ?

En tout état de cause, ce grand livre fera date dans la philologie nietzschéenne car il est l’œuvre d’un chercheur qui a lu tout Nietzsche. Donnons la parole à notre ami PAT qui livre son sentiment profond:

A lq question de savoir pourquoi j’ai écrit ce livre bousculant un peu les canons académiques, je serais tenté de répondre qu’à travers cette exploration des écrits «nietzschéens» et «anti nietzschéens» , je me suis efforcé de comprendre à la fois ma propre compréhension de Nietzsche et ma perplexité à son égard. Il s’agit donc d’un exercice d’auto compréhension d’un «nietzschéen» embarrassé, celui d’un lecteur de Nietzsche , qui, après plus d’un demi siècle de fréquentation de ce penseur, s’interroge toujours autant sur ce dernier. C’est reconnaître que cette pensée est inépuisable…

 

 

 

 

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