Jérémie Galion, Henry Kissinger. L’Européen (Gallimard)
Voici un livre sans prétention, écrit dans un style sobre, mais qui pénètre bien le secret de cette vie unique, celle d’un garçon juif allemand, contraint de quitter son pays natal en 1938 , suite aux persécutions nazies, et qui débarquera à New York avec pour seul viatique une puissance intellectuelle rare et une volonté de survivre à tout prix. Mais le futur superman de la diplomatie américaine prendra sa revanche sur un sort néfaste lorsqu’il reviendra dans son ancienne partie, sur les décombres fumantes du IIIe Reich, sanglé dans un uniforme de l’armée américaine… Dès lors, ce fut une course ininterrompue vers les sommets. Certes, comme toute vie dans cette vallée des larmes, il y eut des zones d’ombre et des échecs, vite rattrapés par une célébrité à l’échelle de la planète.
Jérémie Galion, Henry Kissinger. L’Européen (Gallimard).
L’auteur rappelle que cet homme, appelé à devenir l’un des fils les plus brillants des USA, était un Européen qui admirait des hommes d’exception comme le général de Gaulle, Raymond Aron et quelques autres. Devenu professeur de relations internationales à Harvard, il se lia d’amitié avec son éminent collègue français qu’il considérait comme un maître, voire comme une divinité tutélaire. Certes, les pommes de discorde n’allaient pas tarder à ennuager le beau ciel bleu de leurs échanges, mais jusqu’au bout, jusqu’à la mort d’Aron, Kissinger continuera de penser et de dire le plus grand bien de son modèle. Les points communs entre les deux hommes ne manquaient pas : tous deux sont juifs, tous deux sont plus ou moins des produits de la culture allemande… Mais contrairement à son jeune collègue, Aron ne franchira jamais le Rubicon pour devenir un homme politique à part entière. Conseiller, éclairer le prince, oui, mais guère plus car il faut sauvegarder l’indépendance d’esprit de l’observateur, fût-il engagé. Kissinger était plus attiré par la Realpolitik que par le respect des valeurs éthiques. L’auteur de ce livre cite un passage où Kissinger souligne les limites de la perfection morale dans les relations entre nations, ajoutant que les adeptes d’une telle ligne diplomatique n’ont jamais assuré la paix et la prospérité à leurs peuples…
Kissinger était très impressionné par Charles de Gaulle ; il avait même publié un article où il dénonçait la myopie des dirigeants US qui parlaient de l’anti-américanisme de l’homme du 18 juin. Ce dernier avait tenté de convaincre le conseiller à la sécurité de quitter le Vietnam afin d’aboutir à une paix rapide. On devine l’effet produit par une telle suggestion sur Kissinger… Mais en règle générale, le futur Secrétaire d’Etat américain vouait au libérateur de la France une vive admiration que ne partageaient pas toujours les locataires successifs de la Maison blanche…
Si l’on en croit l’auteur, la passion de Kissinger pour le football lui fut d’une très grande utilité : depuis sa ville natale allemande, Fürth, jusqu'à son arrivée à Washington, le jeune réfugié adorait ce sport. Même à l’poque des Nazis qui interdisaient aux juifs la fréquentation des stades de football, le jeune homme bravait cette interdiction… On nous apprend aussi qu’il sut détendre l’atmosphère avec de redoutables négociateurs russes (Brejnev ou d’autres) en orientant la conversation sur con sport favori. Un fait unique : en analysant des photos prises par un avion espion au-dessus de Cuba, Kissinger réalise que des Russes se trouvent sur l’île car on préparait des stades de football ; or, les Cubains préfèrent le baseball alors que les Russes sont toujours été des fans de football… Il en conclut que les Russes ne respectaient pas les accords conclus avec les USA.
Une foule de petits détails en dit long sur les failles, voire les faiblesses de ce leader de la diplomatie mondiale. On pense à ce luxe ostentatoire, à cette façon de s’afficher avec les plus belles femmes de Washington, bref à sa grande vie mondaine où l’ancien professeur de Harvard manifeste son insatiable appétit de reconnaissance. L’auteur nous rappelle qu’à l’âge de quinze ans, ignorant l’anglais, il débarque dans cette Amérique dont il ignore tout et dont il parlera la langue avec un fort accent germanique. Ce qui explique ce glamour dont il s’entoure le plus souvent… On pourrait multiplier les exemples… Mais ce n’est qu’une façade car, au fond, cet homme a passé plus de temps sur les livres qu’auprès de belles starlettes qu’il se contentait souvent de raccompagner sagement chez elles pour se diriger, de son côté, vers son bureau, accompagné d’un essaim de gardes du corps. A certaines de ses apparentes conquêtes, il confiera qu’il a été malheureux en ménage, qu’il n’a jamais pu s’amuser et, en gros, qu’il avait une revanche à prendre et du bon temps à rattraper … Tout un programme ostentatoire qui tranche avec la partie cachée de l’iceberg. L’agitation de la vie politique trépidante va lui manquer et il tentera de revenir à des fonctions de Secrétaire d’Etat sous Donald Reagan, en vain. Mais il se lancera dans le monde des affaires avec succès, sans négliger l’écriture de ses Mémoires et les conférences payées à prix d’or.
Un bref retour en arrière ; les années passées à Harvard furent déterminantes pour l’avenir du jeune Kissinger qui fut démobilisé en Europe et qui revint chez lui aux USA. Une loi du Congrès permettait aux soldats démobilisés d’entamer des études supérieures. Le jeune réfugié judéo-allemand saisira la balle au bond et passera des années studieuses s’astreignant à un rythme de travail impressionnant. Notre homme fait connaissance avec les petitesses, voire les bassesses des milieux universitaires. Mais c’est dans ce cadre que le jeune Kissinger va affiner sa stratégie de conquête : comment se choisir des protecteurs, choisir un sujet de thèse et pouvoir ensuite présenter sa candidature à un poste de professeur titulaire… Et ce ne fut pas toujours facile, obligeant le jeune Kissinger à changer provisoirement d’université. Un tel succès ne pouvait pas laisser indifférents la cohorte des collègues frustrés et envieux, c’est une tradition qui s’est bien maintenue dans les cercles universitaires où celui ou celle qui s’écarte d’une fâcheuse médiocrité attire sur soi les foudres de tous les autres.
Mais après l’élection de Donald Reagan à la présidence, l’étoile de Kissinger avait indéniablement pâli. Et au cours des années suivantes, celui qui considérait que le pouvoir était le meilleur des aphrodisiaques, devint la cible de bien des commentateurs. La liste serait trop longue de toutes les vilaines actions qu’on lui imputait : la prolongement de la guerre au Vietnam, la campagne du Pakistan contre le Bangladesh, le non respect de la neutralité du Cambodge, le complot contre le Chili de Salvador Allende, la complicité avec l’Indonésie pour mater le Timor oriental, etc… Bref, ceci faisait de notre homme l’un des plus grands criminels de guerre alors que dans son dialogue avec l’ex URSS (la détente) comme avec d’autres partenaires aussi peu recommandables, Kissinger recherchait la stabilité. Cela s’appelle de la Realpolitik, qu’on l’aime ou qu’on ne l’aime pas. Dans sa critique de l’angélisme du président démocrate Jimmy Carter, Kissinger disait ceci : tous les présidents américains ont voulu changer le monde, mais le président Carter se conduit comme s’il l’avait créé. De même au sujet du dictateur Somoza, Kissinger eut l’honnêteté de rappeler que les USA l’avariant soutenu, voire créé : c’est un fils de p ;;;te, mais c’est notre fils de p…te.
Un aspect important de cette personnalité fascinante, la judéité de Kissinger, un destin qui l’a arraché à sa ville natale pour le propulser à la tête de la diplomatie de l’unique grande puissance mondiale. L’homme n’a pas tardé à prendre conscience des défis qu’il devait relever pour adhérer à son destin : pendant des années, il était resté refermé sur lui-même, puis il jeta son dévolu sur un humour salvateur ; désireux par dessus tout de prendre la lumière il a prouvé que le destinée n’était pas tout, il fallait aussi être à la hauteur. Voici ce qu’écrivaient des journalistes du New York Times pour illustrer la domination intellectuelle de Kissinger sur son propre patron, le président Richard Nixon : Kissinger suggère en commandant et Nixon commande en suggérant. Les rôles sont inversés…
Kissinger a servi le président Nixon dont il reconnaîtra plus tard qu’il n’était pas avare de réactions antisémites, mais il ajoutera dans le même souffle que son patron fut le premier à avoir donné au pays un secrétaire d’Etat juif… Pourtant, les relations de Kissinger avec ses origines sont très complexes, c’est-à-dire compliquées : son statut de juif lui rappelait des expériences douloureuses tant en Allemagne qu’une fois établi aux Etats Unis. Certes, il accompagnait son père à la synagogue, acceptait de vivre dans un environnement exclusivement juif, prendra femme au sein de sa communauté religieuse (mais se mariera en secondes noces avec une digne représentante des WASP). Lorsqu’il aura pris pied fermement dans la bonne société non juive, il considérera qu’être américain servait bien mieux ses ambitions personnelles que l’affichage d’un quelconque embrigadement communautaire… Cependant, on ne saurait parler de haine de soi juive, telle que la théorisa l’écrivain allemand, Théodore Lessing en 1930. Cependant, l’attitude à l’égard d’Israël et de sa politique pose question. Le secrétaire d’Etat dira à Golda Méir qu’il est d’abord américain, ensuite secrétaire e d’Etat et seulement après, juif. A quoi la dirigeante israélienne répondit avec esprit, qu’en hébreu on lit de droite à gauche et non de gauche à droite… Kissinger a compris qu’il n’ »tait pas le seul à faire de l’esprit…
Ce même Kissinger n’échappe pas aux règles de l’histoire ; le destin ou la Providence confie à d’humaines mains le soin de vous mener vers son but, en mettant sur votre route des êtres d’exception qui lisent en vous mieux que vous ne lisez en vous-même… Ce fut le cas dans au moins circonstances, la rencontre avec le singapourien Lee Kuwam Lev d’une part, et Fritz Kraemer. Le premier fut un modèle, le second un guide et un éveilleur des consciences. Il est frappant de voir comment de telles rencontres se produisent, d’une manière apparemment indépendante de notre volonté, et pourtant, sans elles, nous ne serions pas ce que sommes devenus.
Quel homme était Kissinger au fond de lui-même et par-delà la mise au point de tant d’ambitions ? On peut étudier deux types d relation : avec le président Richard Nixon auquel le liaient des liens complexes (voir la prière en duo dans les couloirs de la Maison blanche avant la démission dramatique du président) et avec son propre mère Paula qui fut à l’origine du départ de toute la famille pour les USA tandis que son idéaliste de mari Louis Kissinger, chassé de son poste de professeur, continuait de croire béatement que c’était une triste erreur et qu’il serait bientôt réintégré dans ses anciennes fonctions..
Le jour du 90e anniversaire de sa mère, les fils aîné (Heinz, devenu Henry) de Paula (Louis, son mari, était déjà mort), prit la parole pour rendre hommage à sa chère mère qui se dévoua à sa famille, qui la fit vivre en développant ses talents de cuisinière et de traiteur… Henry ne pouvait qu’être ému ce soir là car il était déjà secrétaire d’Etat… Il rappela qu’il revenait de très loin et que sans la détermination de sa chère mère, ils auraient suivi dans la mort treize autres membres de leur famille, victimes de la Shoah.
Pourquoi dire Kissinger l’Européen ? Cela a trait à la définition de la Realpolitik que l’on vient bien lui donner. On accusa Kissinger d’avoir importé une notion de politique étrangère, très éloignée de la nation qui croit en Dieu, prône un comportement éthique à la fois entre les particuliers mais aussi entre les Etats ; bref, d’avoir trahi l’essence même de la démocratie américaine, si chère à Alexis de Tocqueville. Ce terme de Realpolitik apparaît sous la plume de August Ludwig von Rochau (1810-1873) et Kissinger ne se souvient pas de l’avoir jamais mentionné dans ses écrits ou ses discours. En revanche, il est indéniable que Kissinger vouait un profond respect et de l’admiration à l’autrichien Metternich et au prussien Bismarck , deux redoutables diplomates qui ont passé leur vie à duper le Ciel et la terre…
Au terme de cette lecture attentive, je me pose la question suivante: mais qui était Henry Heinz Kissinger ? Un réfugié, un juif blessé, un amitieux qui n’était pas né au bon endroit ni dans la bonne famille (il suffit de lire ce qu’il écrivit sur son père), etc… En fait, il y a plusieurs personnages dans cette personne. Donnons lui la parole car il résume bien sa condition humaine et les épreuves traversées :
Vivre en tant que juif sous le joug nazi, puis en tant que réfugié en Amérique, et enfin en tant que soldat dans l’armée, n’est pas exactement le genre d’expérience qui nourrit la confiance en soi…
Tout est dit, et c’est la plus dense autobiographie que je connaisse.