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Abraham ben Shem Tov Bibago ( fin du XVe siècle)) : un philosophe judéo-espagnol oublié…

Abraham ben Shem Tov Bibago ( fin du XVe siècle)) : un philosophe judéo-espagnol oublié…

 

Voici un philosophe juif d’Espagne qui a vécu peu avant le décret fatal privant ses coreligionnaires de tout moyen d’existence dans l’ensemble de la péninsule ibérique, en 1492. Mais nous ne sommes même pas certains de la bonne orthographe de son nom. Certains manuscrits ne portent pas la mention BIBAGO mais BIVACH.

  

Abraham ben Shem Tov Bibago ( fin du XVe siècle)) : un philosophe judéo-espagnol oublié…

 

 

 

Né dans la province d’Aragon dans les premières décennies du XVe siècle, croyons nous, il a quitté ce bas monde vers 1490, après avoir rédigé son œuvre maitresse, Dérékh emounah (La voie de la foi). Ce livre n’a jamais connu de réédition moderne depuis sa publication en alphabet Rashi en 1521 à Constantinople, au moins deux décennies après sa mort. Certes, quelques tentatives  ont été faites pour porter ce livre et son auteur à la connaissance du public cultivé et des historiens de la philosophie médiévale ; par exemple, en 1970 fut publiée une reproduction anastatique de son œuvre majeure, citée plus haut. Et en 1978, Hawa Frankel-Goldschmidt a publié des extrais de cette œuvre majeure, avec quelques annotations. Mais nous n’avions toujours pas de présentation systématique de son système philosophique, largement fondé sur les enseignements du Guide des égarés de Maimonide et les commentaires d’Averroès sur certains traités d’Aristote. L’auteur a vécu à Huesca et s’est par la suite installé à Saragosse.. Nous ne disposons pas de nombreux indices biographiques sur ce philosophe qui vécut à une époque particulièrement critique de l’histoire juive en Europe. Il suffit de s’en référer au livre du grand spécialiste Fritz Isaac Baer (Die Juden im christlichen Spanien) pour s’en convaincre.

 

C’est un collègue américain Allan Lazaroff, disciple du regretté Alexandre Altmann, qui nous a donné un exposé systématique de sa philosophie en 1981. Depuis lors, aucune étape nouvelle et décisive n’a été franchie. Mais j’avais, dès l’année suivante, publié un compte-rendu très élogieux de ce livre sur Bibago dans la Revue des Études Juives e Lorsque j’effectuais mes recherches sur la philosophie et la théologie de Moïse de Narbonne (1300-1362). J’avais signalé que mon auteur a été maintes fois cité par Bibago qui appréciait ses commentaires et ses aperçus critiques, mais jamais foncièrement hostiles, sur la philosophie maImonidienne.

 

L plus grand savant allemand de la science du judaïsme au XIXe siècle en Allemagne, Moritz Steinschneider (Die hebräischen Übersztungen des Mittelalters und die Juden als Dolmetscher) évoquait le rôle joué par Bibago dans l’interprétation de Maimonide au Moyen Âge. Ayant une connaissance sûre de ses idées, l’éminent bibliographe le désignait comme un penseur croyant (ein Denkgläubiger) ; quant à Altmann il voyait en Bibago un robuste penseur orthodoxe. Les deux savants, Steinschneider et Altmann soulignent la double appartenance ou la double allégeance à la foi en tant que telle et à la spéculation philosophique qui pousse toujours plus join ses recherches. On a l’impression que la confrontation Révélation / Raison avait connu chez Bibago une certaine acuité.

 

Jusqu’à plus ample informé, je ne sache pas que quelqu’un prépare une édition critique de La voie de la foi… Quelques copies de cette œuvre, lacunaires partiellement, sont conservées au département des manuscrits orientaux de la Bibliothèque Nationale de Paris. La seule édition, difficilement déchiffrable, dont on dispose, est une reproduction de l’édition de 1521. C’est la copie dont je me sers et qui m’a été envoyée par mon ancienne étudiante / doctorante à l’Université de Heidelberg Madame Rosa Reicher que je remercie chaleureusement. Je remercie aussi par la même occasion Monsieur Jacques-Henri Abihssira qui a mis à ma disposition une version translittérée de ce texte, me permettant d’œuvre bien plus vite. Je l’en remercie grandement.

 

En quoi consiste l’originalité de cette œuvre, l’une des dernières probablement rédigée en terre d’Espagne avant l’expulsion ? Selon moi, elle apporte deux contributions : la prééminence de la foi, considérée comme la suprême perfection humaine et dépassant même, dans certains cas, la raison. Ensuite, on a l’impression que Bibago assume courageusement la défense de la religion d’Israël, à une époque où celle-ci était vigoureusement attaquée par ceux là même qui s’apprêtaient à lui donner l’estocade finale.

 

On assiste donc à une double tentative : restaurer la foi dans sa dignité première à un moment où l’averroïsme régentait encore les esprits pour environ un siècle et demi, et redorer le blason du judaïsme, religion si injustement décriée par l’église contemporaine.

 

C’est cet appel au secours qu’on rencontre dès les toutes premières lignes de La voie de la foi car Bibago y reprend le mythe de l’apanage exclusif des sciences en possession des juifs  qu’un interminable exil a fini par les priver de leur bien. Ce qui signifie que les sciences dont s’enorgueillissent les nations étaient en fait d’origine juive. On trouve cette idée même dans l’œuvre apologétique de Juda Ha-Lévi, Le Cusari… Lorsque les soldats ont conquis la ville de Jérusalem et incendié le temple, ils ont fait main basse sur les trésors intellectuels du peuple d’Israël. Je signale aussi un hommage indirect quoiqu’embarrassant à Aristote qu’on affuble d’une origine… juive.

 

Mais par-delà cette affirmation peu crédible que l’on retrouve dans la plupart des œuvres de la philosophie juive au Moyen Âge, il s’agissait pour Bibago de montrer que les controverses anti-maïmonidiennes et les débats autour des études scientifiques n’éteint plus d’actualité. Et que les communautés juives s’adonnaient librement à la spéculation philosophique, sans porter atteinte leur foi en le Dieu du Sinaï. Derrière cette idée se cache la conviction que l’on peut parvenir à un juste équilibre entre la fidélité à la tradition et la pratique des études philosophiques.

 

Il est bon de rappeler que l’expulsion des juifs de la péninsule ibérique a posé un grave problème politique et métaphysique aux penseurs juifs de cette époque et notamment à Bibago,  bien qu’il ait quitté ce monde peu avant ce drame. Il a vécu à une époque où la clame (relatif) précédait la tempête. Même des esprits philosophiques aussi rassis qu’ Isaac Abrabanel (mort en 1508) a écrit que cette calamité (l’expulsion) tombait du ciel car les juifs avaient cessé de s’intéresser à la Tora de Dieu pour ne s’occuper que de la pensée grecque. Il fallait donc recentrer  le débat dans sa globalité : je n’ose pas dire remettre l’église au centre du village mais bien la synagogue au centre du village. En faire la préoccupation première des juifs d’Espagne. Pour y parvenir, il fallait fortifier la foi, pas seulement par une pratique religieuse plus vigoureuse, mais aussi en raffermissant ses fondements théologiques et philosophiques. D’où le titre de cette œuvre qui est aussi, je le signale, tirée d’un Psaume : j’ai choisi la voie de la foi (dérékh émounah baharti) (Psaume 119 ; 30). Et la suite de ce court verset des Psaumes évoque les lois religieuses (mishpatékha).

 

Partant, Bibago a choisi son camp, celui de la foi et l’accomplissement des préceptes divins. Une foi fondée, selon lui, sur la raison. En fait, le judaïsme espagnol commençait à opérer un recentrage mettant à la toute première place le fonds religieux du judaïsme et non plus sa comparution devant le tribunal des idées philosophiques. C’est donc un équilibre précaire qui s’offore à nous. Il est un autre verset biblique qui met en avant la foi en tant que telle ; c’est Habcuq 2 ; 4 : le Juste vivra par sa foi… C’est tout le terme émouna qui connait une occurrence.

 

Comme le montre Allan Lazaroff dans sa thèse sur Bibago, l’auteur avait une bonne connaissance de la philosophie de son temps. Il savait l’arabe et le latin. Quand il cite des auteurs de sa religion, il n’omet pas de citer aussi des auteurs chrétiens comme Eusèbe de Césarée (Préparation évangélique).  Les thèmes traités dans La voie de la foi sont assez sensibles : les attributs divins, la science divine, la providence divine et la volonté divine, tous ces thèmes avaient fait l’objet  d’un traitement rigoureusement philosophique de la part de Maimonide et de ses épigones, à commencer par Moïse de Narbonne qui, on le sait bien, a infléchi les thèses maimonidiennes dans le sens d’un averroïsme foncier. Et tous ces commentateurs ont tenté de conceptualiser ou de naturaliser l’approche . On s’est éloigné de l’idée immédiate du Dieu biblique pour aboutir nolens volens, à un concept divin, dépourvu ou incapable d’effectuer tout acte volitif puisqu’il était devenu une sorte de Premier moteur d’Aristote (voir le livre VIII de la Physique)…

 

On peut dire que cette Voie de la foi est une défense et illustration de la science et de la volonté de Dieu. Ces thèmes avaient été au centre des débats opposant au sein de la religion islamique , le théologien Abu Hamid al-Ghazali (ob. 1111) avait formé le vœu d’infliger à la spéculation philosophique un coup dont elle ne se relèverait pas… Il a résumé dans un premier temps toutes les thèses réputées philosophiques sur ces sujets. Et ceci, afin de prouver qu’il savait de quoi il parlait. Ces intentions des philosophes étaient censées être réduites à néant dans un volume subséquent intitulé La destruction des philosophes … On connaît la suite : Averroès, à son tour, exerça sa grande ingéniosité exégétique sur ce texte qu’il nomma, La destruction de la destruction… Ghazali entendait prouver que Dieu avait bien créé le monde dans le temps, donc imposer l’adventicité de l’univers. Enfin, les philosophes avaient sévèrement limité la science divine et le champ d’application de la providence. Toutes modifications ou réinterprétations qui semblaient être des absurdités aux yeux du théologien musulman…

 

Bibago se sentait partie prenante d’un tel débat chez d’autres adeptes du monothéisme, les musulmans dont les élites étaient confrontées au même problème : la conceptualisation, voire la vaporisation des thèmes religieux qui se retrouvaient vidés de leur substance intrinsèquement religieuse. En outre, Maimonide avait largement abordé toutes ces questions, comme la providence, la science et la volonté de Dieu. Bibago en reprend la teneur mais il lui arrive aussi de s’en écarter pour opter pour une argumentation plus averroïste.

 

Et surtout ce dernier point qui marquait la différence entre une approche littéralement religieuse, fidéiste, et une autre approche, fondée sur des principes philosophiques ignorant la notion même de Révélation.

Nous y reviendrons dans de prochaines contributions.

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