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Moines de Tibhirine, Heureux ceux qui accueillent. Vive l’hospitalité. Le Cerf, 2023.

Moines de Tibhirine, Heureux ceux qui accueillent. Vive l’hospitalité. Le Cerf, 2023.

Moines de Tibhirine, Heureux ceux qui accueillent. Vive l’hospitalité. Le Cerf, 2023.

 

On aborde la lecture de ce livre avec une grande émotion, celle qui concerne la part la plus humaniste de la religion chrétienne, en l’occurrence aller en terre d’islam à la rencontre de l’Autre, pour partager avec lui, par delà toute attache confessionnelle, la foi en Dieu et l’espoir d’une meilleure compréhension entre les hommes. Cette foi, les moines l’ont portée, incarnée jusqu’au bout, ne reculant pas devant le sacrifice suprême. Je tiens à dire en peu de mots à quoi ce beau volume, précédé par tant d’autres, m’a fait penser : d’abord au patriarche Abraham dont le livre de la Genèse vante, à raison, la générosité et l’hospitalité à l’endroit de tous les êtres faits à l’image de Dieu. La tradition orale juive ne tarit pas d’éloges sur cet aspect du grand patriarche, qui ouvre sa tente dans le désert à tous les vents ; ce qui signifie qu’il ne tient pas compte des origines ou des croyances de ses invités : il accueille tout le monde. Évidemment les moines accueillent tout le monde eux aussi, et on ne peut pas leur reprocher de se prévaloir, par la même occasion, de l’enseignement du Christ et de la règle de saint Benoît... Nous avons affaire ici à des moines bénédictins.

 

Ce volume m’a aussi rappelé le grand ouvrage de Martin Buber (mort à Jérusalem en 1965), intitulé Je et Tu (1923) où nous voyons que ce qui compte c’est la rencontre avec l’Autre, l’accueil de l’étranger ; c’est cela qui constitue notre essence. L’auteur souligne que pour dire je il faut d’abord penser le tu, l’autre. Emmanuel Levinas a bien lu Buber et il a dit, à sa suite, que son moi, ce sont les autres. Ce qui signifie que je n’existe  que par la grâce de quelqu’un d’autre que moi-même. Chez Buber aussi se trouve un arrière-plan religieux puisque le tu suprême n’est autre que Dieu lui-même. Il existe donc une parenté idéologique entre ces deux sources. La philosophie bubérienne articulée autour de l’Autre et de Dieu s’explique aussi par des données autobiographiques

 

Buber a été abandonné par sa mère qui a fui avec son amant, alors qu’il n’avait que trois ans... Cette carence d’une mère, l’impossibilité de dire maman à quelqu’un a trouvé son expression philosophique dans un système de pensée. Devenu l’apôtre de la rencontre, en allemand Begegnung, il a parlé d’une rencontre ratée (Vergegnung) avec sa mère, bien des années plus tard, alors qu’il était lui-même déjà marié et père de deux enfants. Cette rencontre, des plus aléatoires en raison des circonstances, montre les limites de la rencontre en tant que telle : il faut un fondement de valeurs partagées par les deux parties... Avec les moines martyrisés de Tibhirine, il en fut, hélas, autrement.

Les lecteurs apprécieront la belle introduction où l’auteure développe ce que signifie l’hospitalité, le statut de l’hôte, les règles auxquelles il doit se soumettre, sans tenter d’imposer son propre système de valeurs. Être moine bénédictin en terre d’islam implique une certaine ouverture à l’Autre qui est nécessairement le tenant d’une autre culture. Mais ne nous leurrons pas : si toute cette affaire a tourné au drame sanglant que l’on sait, c’est précisément en raison de cette altérité qui ne fut pas comprise de la même manière, des deux côtés. Sans chercher à y voir plus clair en raison de l’épais mystère qui enveloppe cette tragédie, il fallait ne rien comprendre à la démarche de ces hommes de Dieu pour oser s’en prendre à eux et les assassiner. Ces moines étaient convaincus que le premier commandement religieux est d’aimer l’Autre, de l’accueillir et de le respecter ; ils furent les victimes de tueurs qui n’en avaient cure. Pourtant, les moines admettaient de vivre comme les hôtes de Dieu puisqu’ils nommaient leur monastère Domus Dei, la maison de Dieu. Ils étaient donc eux-mêmes hébergés par Dieu dans sa maison... Je note aussi que le monastère ne vivait pas dans l’autarcie mais était ouvert aux sollicitations de son environnement. Il jouissait d’une bonne insertion dans sa région. Le temps de construire une mosquée en dur, les villageois étaient accueillis dans une grande salle afin d’y faire leurs dévotions et  d’y réciter leurs prières musulmanes. Cela m’a fait penser à une pratique récurrente chaque année dans cet arrondissement de Paris. A l’occasion des fêtes solennelles de Tichri, l’affluence est telle dans les synagogues qu’il faut solliciter certaines communautés religieuses catholiques pour mettre à notre disposition des salles de prière... Quel bel exemple de solidarité interconfessionnelle. Eh bien, les moines la pratiquaient d’eux-mêmes.

 

On lit dans ce volume la réaction des autorités musulmanes en Algérie qui en appelaient à l’universalité du culte divin, même issu  des origines les plus diverses. Tous  ceux qui adressent leurs prières au même Dieu doivent unir leurs efforts pour ramener  la paix sur cette terre. C’est bien à cela qu’œuvraient les moines...

 

Mais il existe peut-être une petite contradiction dans le projet développé par les moines de ce monastère d’Algérie : était-ce un lieu de retraite ou un lieu de rencontre ? Je ne crois pas qu’il y ait là une vraie contradiction mais deux exigences différentes et après tout on n’est pas chez des moines  coupés du reste du monde, chaque frère disposant d’un certain laps de temps pour son édification personnelle tout en faisant droit à la tradition de l’coute et de la rencontre.

 

Je n’entre pas dans la nébuleuse des responsabilités de ces assassinats. Mais je suis frappé par la placidité avec laquelle  on a réagi à cet acte des plus odieux. Je sais que le Christ a demandé d’aimer même  son ennemi, mais de tout de même... C’est une démarche angélique dans un monde sans foi ni loi.

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