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Rachid Benzine, Les silences des pères. Le Seuil, 2023

Rachid Benzine, Les silences des pères. Le Seuil, 2023

Rachid Benzine, Les silences des pères. Le Seuil, 2023

 

Je connais un peu l’auteur et apprécie grandement ses indiscutables talents littéraires. C’est dire avec quel empressement j’ai entamé la lecture de ce beau roman. Et j’ai de suite ressenti des affinités littéraires avec des grandes figures européennes de la littérature. Comme dans l’Étranger de Camus, on nous annonce d’emblée un décès, celui d’un très proche, puisque le narrateur apprend qu’il vient de perdre son père, un père avec lequel il  a rompu toute relation depuis un grand nombre d’années.  Et c’est là une excellente transition vers la seconde évocation, celle de Kafka et de sa lettre au père. Une lettre demeurée à l’état de projet fini mais jamais reçu par le destinataire. Le conflit avec le père prend une tournure des plus inattendues puisqu’on a droit à la description détaillée d’un cérémonie rituelle en vigueur dans certaines traditions religieuses, comme le judaïsme et l’islam, la toilette mortuaire. Et là, le fils est contraint de s’y soumettre puisqu’il est le seul fils du défunt et que ses sœurs , pour des raisons évidentes, ne peuvent pas se substituer à lui.

 

Ce n’est pas le fruit du hasard si la mort occupe une si grande place dans ce roman. Un décès signifie une perte dont on ne se remet jamais entièrement et à laquelle personne ne peut échapper. La description de la toilette mortuaire souligne les différences à la fois cultuelles et culturelles. En fait, c’est la place de la religion qui est débattue ici : certains rites sont incontournables, on le  sent dans l’entretien avec l’imam chargé de veiller au bon déroulement de la future inhumation. Un imam compréhensif, bienveillant, tout le contraire d’un extrémiste, ennemi de la culture européenne. Son témoignage humanise l’approche de l’inéluctable, les rites deviennent des recommandations censées aider les endeuillés à surmonter cette dure épreuve.

 

Et puis, ce décès permet le passage à une autre génération de fils d’émigrés puisque lors de la libération de l’appartement, le fils qui a été affecté à ce débarras, découvre dans une cachette des plus inattendues une grande enveloppe contenant des cassettes audio numérotées selon les années définies par l’auteur, à savoir le père qui vient de passer à l’éternité. Intrigué il en écoute une et découvre que son propre père en est l’auteur, du temps où il avait quitté son bled pour travailler en Europe, en France. Et cette première cassette est adressée au grand père resté au pays : certaines déclarations sont sans intérêt mais d’autres évoquent en creux  les conflits civilisationnels, les différences climatiques et la nécessité de s’adapter à un nouvel environnement... In petto un résumé de ce que les premières générations d’émigrés ont dû consentir pour prendre pied et offrir à leur famille restée sur place de quoi subsister. Mais le fils qui a réussi son intégration et est devenu un virtuose de classe internationale commence à réaliser l’étendue des sacrifices auxquels les générations précédentes ont dû consentir pour paver la voie à leur progéniture. Un autre détail qui a toute son importance : le narrateur, donc le fils prodigue, n’aurait certainement pas connu une telle réussite sans le don de son père et de son grand père qui étaient tous deux de langue arabe : les cassettes ont été enregistrées dans cette langue. L’une des critiques adressée aux émigrés de culture islamique est de définir leur identité ethnique et religieuse de manière peu solide. Notamment leur ignorance de la langue arabe... Certes, il ne s’agit pas d’une langue châtiée et grammaticalement correcte, mais d’un simple vernaculaire (darija). 

 

Tout ce ci pour dire que ce roman est plus qu’un roman, il induit volontairement une réflexion sur les transferts à la fois culturels et humains quand des populations entières se déplacent, poussées par l’absence de ressources ou par la guerre et des calamités naturelles. Souvent, les polémiques occultent les souffrances humaines que cet arrachement induit. Certes, les adversaires des flux migratoires n’ont pas tort sur tout mais ils devraient aussi prêter une oreille attentive au drame que cela représente pour un être humain : quitter les cieux sous lesquels il est né pour faire un saut dans l’inconnu. Et toutes ces cassettes sont une sorte de mémoire d’un paradis perdu, un récit d’une autre sortie d’Égypte, une Égypte imaginaire, innommée   mais bien là, présentes dans toutes les mémoires. Le fait aussi que l’auteur, le père du narrateur, ait choisi la transmission euphonique et non scripturaire met l’accent sur l’indigence des personnes concernées. L’acquisition d’une langue est la porte d’entrée dans la culture d’un pays qui n’est pas le vôtre mais qui finira par le devenir. Mais ce sera l’apanage de la génération suivante, car le destin immuable de toute avant-garde est d’être sacrifiée.

 

Le sujet est clairement abordé par ce vieillard aveugle, ancien compagnon du père du narrateur dans les houillères du nord. Le narrateur entend des choses dont il n’avait pas la moindre idée et s’en étonne. Le vieil homme explique ce silence du père : que ces traitements inhumains et dégradants cessent avec leur seule génération, comme on l’écrivait plus haut : les avant-gardes sont naturellement sacrifiées et on trouve admirable cette propension à souffrir en silence, recroquevillés sur une foi naïve, animée de la croyance inusable que le bien et la fraternité finiront par l‘emporter. C’est une arme quand on est désarmé au fond de la mine dont d’innombrables hommes ne remonteront  jamais ou y laisseront leurs yeux  en devenant aveugles. Déjà le vieil homme a les mains blanches  car ses doigts ne sont plus vascularisés à force d’extraire du charbon...

 

On peut dire que l’objet de ce beau roman fait penser à la recherche du temps perdu. Le narrateur se lance sur les traces d’un père  disparu.

 

Je vous recommande la lecture de ce roman qui a tant de qualités. Certaines pages sont authentiquement émouvantes. Un excellent roman pour l’été.

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