La politique de civilisation, une réponse à la mondialisation…
S’il avait voulu faire réagir l’ensemble de la presse à une formule à l’emporte-pièce qui résume bien toute sa volonté de changement, Nicolas Sarkozy n’aurait pas pu choisir une meilleure formule que celle-ci. Cette conférence de presse de la rentrée nous offre, déjà en soi, une nouvelle illustration de l’idée de rupture ; alors qu’on entendait génaralement une banale présentation de vœux, cette rencontre avec la presse a pris l’allure d’une véritable déclaration de politique générale et d’une profession de foi politique,. Ce dernier terme, à l’état substantivé, constitue la clef de voûte, une sorte de principe architectonique de la pensée du président de la République qui a introduit son propos en revenant sur une expression controversée, utilisée lors de la présentation des vœux à la nation, la politique de civilisation.
Pour ramener une polémique artificielle à de plus justes proportions, il convient de rappeler une formule lapidaire de Martin Luther qui se lançait au début du XVIe siècle, à la fois dans une véritable croisade contre le joug de la Curie romaine et dans un vibrant plaidoyer en faveur du libre examen des Ecritures : Ideen sind zollenfrei (les idées sont exemptes de droits de douane)… Elles n’appartiennent à personne, chacun peut les avoir, les concevoir ou s’en saisir à sa guise. Même le philosophe allemand Hegel qui se vantait, à bon droit, d’avoir fait le tour des concepts, ne peut pas revendiquer un titre exclusif de propriété à propos d’un fonds de pensée ou d’un produit intellectuel.
Mais que signifie, au juste, la politique de civilisation, telle qu’évoquée par le président Sarkozy ? A l’évidence, une architecture d’ensemble, soutenue par une pensée générale, une idée directrice qui ne laisse rien en-dehors de son champ d’activité et place l’homme et ses besoins au centre même de ses préoccupations. C’est le dénominateur commun d’une action politique dans toutes ses ramifications. Cela rappelle la célèbre phrase du philosophe antique, que rien d’humain ne me soit étranger. C’est cela, la politique, au sens classique du terme. Gagner les élections met en situation de déployer et de réaliser ses idées. Mais, à elle seule, une victoire électorale ne saurait tenir lieu de politique.
Dans ce sens là, le mot civilisation peut se confondre avec la notion de culture. C’est donc un élargissement sémantique considérable du terme civilisation qui rappelle, d’ailleurs, le tire d’un célèbre ouvrage de S. Freud, Unbehagen in der Kultur, toujours traduit en français par Malaise dans la civilisation.
On a l’impression que dans cette expression «politique de civilisation», le premier terme représente le principe agissant, fécondant, une sorte d’âme tandis que le second joue le rôle du corps et de la matière ; le premier in-forme, modèle et sculpte le second. C’est donc la politique qui joue un rôle primordial. Avoir une idée claire de la politique à suivre signifie qu’on est porteur d’un projet et animé d’une vision. Ceci a conduit le président à nous livrer ses idées sur ce que c’est que faire de la politique. Et cette politique de civilisation se veut principalement une réponse française à la mondialisation.
Evitant le double écueil du débat académique et des définitions politiciennes, véritable caricature de ce qu’est, en vérité, l’art de gouverner la cité, Nicolas Sarkozy ne s’est pas contenté d’en parler comme de l’art du possible. Fidèle au volontarisme qui le caractérise, il veut investir l’action politique de contenus nouveaux permettant à l’Homme de s’épanouir et de vivre heureux. Il privilégie donc la qualité sur la quantité et veut adopter de nouveaux instruments de mesure du progrès et du bonheur. Ces accents nouveaux pourraient rappeler les envolées lyriques, à la fois séduisantes mais éphémères de François Mitterrand parlant avec enthousiasme du «temps de vivre» et du «temps d’aimer». Mais tant les prédécesseurs que le successeur du défunt président socialiste ont plus promis que tenu : la France gouvernée au centre, une société égalitaire, la fracture sociale… A voir les chantiers que le gouvernement ouvre chaque jour sous nos, on se rend vite compte qu’il y a loin des projets à leur réalisation.
Le nouveau président veut redorer le blason de la politique qui reçoit de nouvelles lettres de noblesse. Au fond, il a tracé les contours d’une nouvelle gouvernance, d’un nouvel art de conduire et de diriger la cité. Le style est, certes, direct, et tranche par rapport à ce que les Français connaissaient auparavant. Ce qui explique peut-être cette incompréhension qui semble marquer les relations du pouvoir avec une importante partie des média. On a aussi l’impression qu’après les mesures socio-économiques proprement dites (paquet fiscal, réforme des trente-cinq heures, réduction des droits de succession, promesse de stimuler le pouvoir d’achat, etc…) le président a voulu définir un cadre beaucoup plus large qui rétablit un équilibre, longtemps ignoré par ses prédécesseurs, entre la politique intérieure et la place de la France dans le monde. Alors que la politique étrangère permettait ces dernières années à l’ancien pouvoir de s’extraire d’un environnement intérieur pesant et difficile à maîtriser, l’activité internationale du pays est replacée à la place qui lui revient.
C’est nettement perceptible dans la nouvelle vision de l’ordre international : un partage plus équitable entre les droits et les devoirs des uns et des autres, un plus grand respect de la diversité qui doit être prise en compte de part et d’autre et une plus juste représentation des pays émergeants au Conseil de sécurité de l’ONU. Il y a là un rejet implicite de cette «haine de soi» chère au philosophe allemand (mort en 1933) Théodore Lessing, qui s’est insidieusement emparée de la culture européenne dans son ensemble, coupable à ses propres yeux d’avoir généré un monde si injuste et si imparfait, comme si toute civilisation n’était pas contrainte de se développer sur un humus d’injustice… Le terrorisme n’est pas oublié et se voit justement qualifié de barbarie. On s’abstient désormais de le comprendre, à défaut de l’excuser, en arguant des injustices criantes qui lui auraient donné néiassance.
Cette politique de civilisation inclut aussi le dialogue des cultures avec un appel à la tolérance et à l’acceptation de l’autre. Mais pour une fois, on reconnaît que cet effort doit être fourni par toutes les parties. L’une des multiples pistes ouvertes ce jour par la président invite à s’interroger sur les rapports entre l’identité française et la culture européenne, voire la culture tout court.
Le 11 mars 1882, Ernest Renan prononçait en Sorbonne une célèbre conférence intitulée Qu’est-ce qu’une nation ? Il concluait que c’était un lien spirituel et une volonté de vivre et d’œuvre ensemble. C’est la tonalité générale du discours présidentiel. Une sorte de nouvelle frontière.
Dans quelle mesure, la France peut-elle redevenir un phare, un modèle, une source d’inspiration ? Ses moyens le lui permettent-ils ?
C’est un courageux pari. On n’avait encore jamais assisté à un tel coup de projecteur balayant la France et le monde.