L’ELECTION DU NOUVEAU GRAND RABBIN DE FRANCE ET SES CONSEQUENCES
En portant Gilles Bernheim à la tête du grand rabbinat de France, le dimanche 22 juin, les électeurs du grand collège, près de trois cents hommes et femmes, ont opéré un changement presque révolutionnaire, dans le calme et la sérénité. Un vrai miracle, diront certains, puisque c’est une majorité écrasante de dirigeants séfarades, venus de la France entière, qui a désigné un rabbin ashkénaze, d’origine alsacienne, et donc un pur produit de la tradition française… D’aucuns commençaient à désespérer des chances de ce véritable Michel Rocard du rabbinat français d’accéder enfin aux plus hautes fonctions auxquelles le destinaient naturellement sa formation, son brio et sa rigueur intellectuelle et morale. Les mutations induites par cette élection seront lourdes de conséquence. Enfin, la nature même du judaïsme religieux de notre pays qui renferme la plus forte population juive d’Europe va évoluer.
Le prédécesseur de Gilles Bernheim n’était, certes, pas dépourvu de qualités intrinsèques, mais la communauté juive, toutes tendances confondues, a fini par réaliser que derrière une façade souriante et enjouée, se cachait une orthodoxie qui n’ambitionnait rien d’autre que son propre maintien, comme si le temps s’était figé en éternité … Cependant, ce grand rabbin a œuvré durant trois mandats (21 ans !) comme guide spirituel du judaïsme français et fait désormais partie du l’histoire religieuse de notre pays.
Pour mesurer la profonde mutation sociologique d’un judaïsme français devenu l’ombre de lui-même après la seconde guerre mondiale, il faut se souvenir d’un mot du regretté Alain de Rothschild qui le comparait à un désert… La célèbre métaphore du prophète Ezéchiel (ch. 37) contenue dans sa vision des ossements desséchés qui ressuscitent illustre bien l’apport vivifiant du judaïsme séfarade, notamment d’Algérie, qui redonna des couleurs au judaïsme hewagonal après 1962. Commença alors une longue période au cours de laquelle un homme comme Gilles Bernheim faisait figure d’îlot alsacien isolé dans un environnement séfarade puisant son inspiration dans un continent non européen. Et voici qu’en moins de quarante ans,, on assiste à une fusion harmonieuse des deux branches du judaïsme français. Par ses origines et sa sensibilité, le nouvel élu va redéployer un judaïsme originellement français, plus apte à s’intégrer dans son environnement d’origine, c’est-à-dire la tradition judéo-européenne qui retrouve ainsi tous ses droits.
Les orientations du nouvel élu sont connues, ils les a maintes fois annoncées et sa rigueur morale garantit qu’il s’y tiendra. Doté d’une solide formation philosophique et de très bonnes connaissances rabbiniques, Gilles Bernheim fut aumônier de la jeunesse avant d’être en poste à la grande synagogue de la Victoire ; le Consistoire de Paris, dirigé par Moïse Cohen, avait créé à son intention un département intitulé Tora et société. Cette création visait à pallier une carence qui se faisait cruellement sentir : l’ouverture au monde moderne sans que cela n’entraîne le moindre auto-reniement. Cette mission visait aussi à faire ressortir ce qui unit en profondeur l’identité juive et la culture européenne. Homme de convictions, Bernheim fait partie de la mouvance orthodoxe, à ce détail près qu’il ne rejette personne et accepte les autres orientations. Cette attitude constitue une nouveauté qu’il convient de saluer.
Enfin, cet homme veut faire entendre une voie juive qui aille bien au-delà des limites de sa seule communauté. Le dialogue judéo-chrétien va connaître une accélération, non point en vue d’une unification religieuse mais afin de mieux se connaître et de mieux se comprendre. Depuis un certain temps, les membres de la communauté juive ressentaient douloureusement un décalage entre eux-mêmes et ceux qui étaient censés les encadrer aux plans spirituel et religieux. Un certain courant charismatique, puisant largement dans un fonds superstitieux, va devoir céder devant une approche plus rationnelle, voire maïmonidienne. La culture philosophique et rabbinique du nouvel élu devrait aider à combler le fossé qui sépare une orthodoxie repliée sur elle-même et le monde contemporain. La formation des rabbins de demain sera donc revue, améliorée et complétée. On disait jadis que les rabbins français de l’entre-deux-guerres avaient plus de familiarité avec les écrits de Sophocle et d’Eschyle qu’avec le Talmud et le Midrash… La comparaison est à peine exagérée, elle restitue bien le divorce qui séparait jadis l’identité juive de la culture européenne. Le rééquilibrage se fera cette fois de façon harmonieuse.
Transparence et éthique : deux thèmes auxquels le nouvel élu attache une importance particulière. Il rejoint ainsi les exigences trois personnalités éminentes qui firent la grandeur du judaïsme de l’Hexagone: Jacob Kaplan, André Neher et Emmanuel Levinas. Ce dernier tenait que l’altérité juive était plus éthique que rituelle.
Mais les difficultés à venir sont à la mesure des défis à relever : le corps rabbinique et le paysage communautaire existant vont-ils suivre. Est-ce que les structures existantes supporteront sans rechigner la modernisation qui s’impose ? Plus généralement, cette institution centralisatrice, issue d’un esprit excessivement jacobin qu’est le grand rabbinat de France a-t-elle encore un avenir dans une Europe en voie de construction où les Etats se dépouillent progressivement de leurs structures nationales pour se fondre dans un vaste ensemble continental en devenir ? L’avenir nous le dira.