L’EXIL DANS LA PENSÉE JUIVE
RÉFLEXIONS SUR UNE CATÉGORIE MENTALE
DU JUDAÏSME
Conférence à GENEVE dans le cadre
du cercle Martin Buber
Le mardi 13 janvier 2009 à 20h
Uni Mail, 40 Bd du Pont d’Arve à GENEVE
Salle MR070
Remarques préliminaires
Mon propos ce soir, n’est pas de traiter la question de l’exil sous l’angle politique, notamment développant une sorte de tension dialectique entre l’Etat d’Israël, d’une part, et la Gola devenue diaspora, d’autre part. C’est un aspect important, certes, et peut-être même y reviendrons nous, si d’aucuns le souhaitent, dans la discussion qui s’ensuivra. Mon propos est de nature philosophique et historico-critique. Il cherche à voir l’impact de l’exil dans le penser et le vécu d’Israël, son influence à travers les âges et la vie dans un judaïsme apatride pendant près de deux millénaires. De cet aspect de la question fait partie une problématique non négligeable : pendant ce long exil, les juifs se sont conduits comme une simple communauté religieuse (eine Religionsgemeinschaft) ou comme une authentique communauté nationale (un peuple, eine Volksgemeinschaft) .
L’exil est inséparable de l’imaginaire, du penser et du vécu des juifs. Si l’on en croit les récits bibliques, eux-mêmes pétris des affres de l’exil puisqu’ils furent rédigés presque tous à cette période là, cette expérience d’être extirpé, chassé de chez soi (toujours en expiation de péchés commis à l‘encontre des préceptes divins) est un peu le frère jumeau de l’histoire. A l’instar de l’antisémitisme, comme le rappelait le célèbre historien allemand de la Rome ancienne, Théodore Mommsen.
Le thème de l’exil dans la Bible et la tradition orale.
Quand les anciens historiographes hébreux se mirent à écrire leur histoire et qu’ils établirent leur origine généalogiques, notamment en posant le prologue patriarcal (Abraham Isaac et Jacob), ils mentionnèrent immédiatement la promesse faite à Abraham : ses descendants seraient retenus en esclavage pendant un certain temps en Egypte avant de prendre possession de la Terre promise. La graine de l’exil est déjà présente : aux origines même de l’ancien Israël, l’une des composantes de son avenir se trouve être l’exil.
Et si l’on voulait remonter encore plus haut, c’est-à-dire aux origines de l’humanité, telles que la Bible se les figure, on pourrait signaler l’expulsion d’Adam et d’Eve du paradis, un processus qui se veut la forme archétypale de tout exil à venir.
La critique biblique nous enseigne que la mise par écrit des grands thèmes de l’histoire de l’ancien Israël (âge patriarcal, esclavage en Egypte, sortie d’Egypte, traversée du désert, conquête et installation en Terre promise) eut lieu peu avant -mais surtout pendant et après- l’exil et la chute du premier Temple (587-539). Il suffit de lire avec soin les chapitres de la Genèse ou ceux du Deutéronome, ou encore quelques chapitres du livre d’Ezéchiel (ch. 33), le prophète de l’exil, pour s’en convaincre. La pire des menaces brandies contre un peuple d’Israël, rebelle, insoumis et désobéissant aux préceptes divins, est toujours l’exil. Voir le chapitre 28 ; 49ss du Deutéronome.
Et ceci ne remonte pas à hier. En 734 déjà puis en 722 (date de la chute du royaume du nord, tombé finalement sous les coups des armées assyriennes et en 702-1 : c’est l’exil qui planait sur le peuple d’Israël et de Judée. Chez tous les prophètes, dans les livres historiques (Samuel, Rois, Chroniques), c’est la menace la plus grave, la plus inquiétante parce qu’elle risquait d’entraîner la disparition du peuple d’Israël et sa dissolution au sein d’autres ethnies.
La littérature talmudique, quant à elle, insiste sur l’aspect punitif de l’exil qu’il lie indissolublement à la rédemption. La tradition ne cherche pas à accabler Israël ni à le désespérer, elle vise à le mettre en garde et l’inciter à persévérer dans le repentir afin d’ouvrir la voie à la rédemption finale. C’est ainsi qu’il faut interpréter cette légende hébraïque ancienne qui fait naître le Messie le jour même de la destruction du peuple… Il s’agit là d’une idée rabbinique profonde, mais accommodée à un public de gens simples : la défaite annonce de futures victoires, l’exil (galut) une rédemption durable (guéoula).
On se souvient de cet adage que développe (pur le rejeter) le chapitre 18 d’Ezéchiel : les pères ont mangé du verjus mais ce sont les dents des enfants qui en furent agacées (Avot achlou ha-bosser we-shinné ha-banim tikhéna. Le prophète Jérémie avait lui aussi mentionné ce diction qui exprimait la colère du peuple : ce sont nos pères qui ont désobéi à Dieu, ils furent exilés, mais nous, qu’avons nous fait à Dieu pour qu’il nous mentionne en exil ? Et ces douloureuses interrogations remontent au moins au VIe siècle avant l’ère chétienne…
Tant de choses, tant de comportements, d’attitudes et de réflexes n’eussent jamais existé au sein de la religion juive, si l’exil n’avait pas été imposé à Israël pour une Histoire aveugle ou par une providence divine qui manifestait ainsi sa main mise sur le devenir du peuple juif.
Problématiques liées à l’exil…
Sans se lancer dans je ne sais quel exercice de fiction historique, on peut se poser les questions suivantes :
1/ A quoi aurait ressemblé le judaïsme s’il n’avait été condamné à l’exil ? Aurait-on eu les livres du Lévitique, du Deutéronome, célèbres pour leurs codes de pureté, de sainteté et pour ce que certains nomment «le particularisme juif» ?
2/ Le judaïsme rabbinique, c’est-à-dire biblico-talmudique, aurait-il pris naissance avec ses innombrables interdits alimentaires et son endogamie stricte ?
3/ L’identité juive, telle qu’on la connaît depuis près de 2000 ans , serait elle la même aujourd’hui ?
On peut donc avancer sans risque de se tromper que l’exil a façonné l’identité et la vie du peuple d’Israël, lequel a passé plus de temps de son existence, à l’extérieur qu’à l’intérieur de ses frontières nationales. Et je ne parle même pas de toutes celles et de touts ceux qui ont contracté des unions maritales exogamiques et qui se retrouvent rejetés ou refusés par des institutions religieuses orthodoxes.
Quand on voit ce que le peuple juif a fourni comme effort intellectuel et spirituel durant sa longue histoire, on relève que seule la littérature biblique (et encore pas totalement) est née en terre d’Israël alors que l’immense majorité des œuvres hébraïques et juives (à commencer par le Talmud) a vu le jour en exil, dans la Gola.
Quelques idées sur l’exil.
Rares sont les auteurs et les penseurs qui ont considéré l’exil comme une bénédiction, un cadeau divin, même au plan dialectique, en arguant, par exemple, d’une mission monothéiste dévolue au peuple d’Israël ; même lorsque les juifs se seront, des siècles durant, attachés à leur pays d’accueil ou d’adoption, ils conserveront une affection particulière pour la terre ancestrale. Chacun se souvient du vœu devenu presque rituel : l’an prochain à Jérusalem : ha-shana ha-ba’a bi-yrushalayim.
Juda-ha-Lévi (1075-1141) et Moïse Maimonide (1138-1204) sur la Galout
Voici deux penseurs juifs médiévaux absolument opposés quant à leur attitude face à la recherche philosophique et aux études scientifiques. Comment réagirent-ils à l’exil ? De la même manière, en priant pour qu’il prenne fin mais en reprenant à leur compte un vielle légende, de façon différente : à la chute du Temple, les païens pillèrent non seulement les richesses du Temple de Jérusalem, mais aussi les science et le savoir accumulés par les juifs anciens. Cette ancienne légende servit à Maimonide dans son Guide des égarés pour réhabiliter le statut de la philosophie et du savoir scientifique… Juda ha-Lévi, adversaire de la philosophie grecque, affirme que le roi Salomon, doté d’une sagesse proverbiale, n’a pas manqué d’inspirer Socrate et Platon…
Maimonide ne va pas aussi loin, mais il souligne avec force que la sagesse n’a jamais été étrangère à la mentalité hébraïque et cite les livres sapientiaux de la Bible ( Proverbes, Ecclésiaste, Psaumes etc…). L’exil a exercé une influence néfaste puisqu’il a tari cette tradition et a rendu Israël tributaire de la nation grecque en voulant se réapproprier un bien intellectuel qui faisait partie de son legs patrimonial depuis les origines. Un véritable mythe des origines…
La mystique juive : le Zohar et la kabbale lourianique :
Un thème aussi central que l’exil, la galout (en araméen : gaoutah) ne pouvait laisser la mystique juive indifférente, tant la vieille kabbale espagnole, milieu produteur du Zohar, que celle, postérieure à l’expulsion d’Espagne et qui porte le nom de son fondateur, Isaac Louria. La kabbale lourainique.
Dans un texte passé dans la liturgie juive, surtout sefarade, et intitulé Patah Eliyahou we-amar (le prophète Elie introduisit son propos en ces termes) il est dit que tant que le peuple d’Israël vit en exil, la présence divine (Shekhintah, en araméen) connaît, elle aussi, les affres de l’exil. C’est-à-dire qu’elle subit les mêmes dérèglements, les mêmes avanies, les mêmes souffrances que le peuple. On veut dire par là que la co-extensivité d’Israël et de Dieu fait que lorsque l’un traverse une période trouble ou de dysfonctionnement, l’autre s’en ressent. Il est vrai que le Zohar affirme aussi que trois choses sont intimement liées l’une à l’autre : le Saint béni soit-il, la Tora et Israël… Or, l’exil transforme la vie d’Israël et donc les lois de la Tora. Tant qu’il perdure, même la vie intime de la divinité (l’univers sefirotique) est troublée.
La kabbale lourianique accorde à l’exil une place encore plus centrale, en raison même de l’exil que cette communauté d’Espagne venait de subir quelques années plus tôt. La kabbale lourianique s’articule autour des trois thèmes suivants :
a) l’auto-contraction (tsimtsum) de la divinité qui se recroqueville sur elle-même pour libérer un espace primordial où le monde pourra prendre place. Ce thème du retrait de la divinité est évidemment une préfiguration ou une typologie de l’exil, de l’expulsion des juifs d’Espagne : de même que le peuple d’Israël est arraché au pays qui lui a servi de pays durant des siècles, ainsi Dieu lui-même est contraint de s’exiler, de se retirer…
b) le bris des vases (shevirat ha-kélim) : lorsque Dieu se replie sur lui-même pour permettre au monde d’exister, cet univers nécessite un flux vivifiant lui permettant de persister dans l’être. C’est évidemment un symbole phallique que Louria utilise ici : le monde est comparé à un vase, à un réceptacle où se déverse l’influx divin, un peu comme le mâle féconde la femelle en y plaçant sa semence. Mais comme le flux divin est trop puissant pour être contenu dans des réceptacles terrestres, ceux-ci rompent sous l’effet de la puissance divine. D’où cette notion de catastrophe cosmique, de naufrage, qui rappelle, lui aussi, une sorte d’exil. Car ces parcelles de lumières divine (on passe du symbolisme sexuel au symbolisme lumineux) ne sont plus à leur place, elles errent dans un univers de ténèbres qu’est l’exil. Ce qui amorce la troisième phase
c) la restauration de l’harmonie cosmique (tikkun) : dans un univers d’où Dieu est absent et où ses parcelles de lumière errent à la suite d’un grave accident à l’échelle cosmique, il incombe aux hommes de foi de restaurer l’harmonie universelle d’avant la création. En quoi faisant ? Eh bien, l’orant juif, en priant et en récitant ses oraisons avec sa foi kabbalistique, contribue à ramenant le parcelles de lumières vers leur région supérieure qu’elles n’auraient jamais dû quitter… Cette opération doit se poursuivre jusqu’à la rédemption finale, c’est-à-dire l’époque messianique qui doit marquer la fin de l’exil.
Un essai classique sur la notion d’exil, le livre GALOUTH de Baer
Lorsque Baer écrivit son opuscule allemand sur la créativité de l’exil il se trouvait tout comme Scholem à Jérusalem. Ce texte, originellement paru en langue allemande en l’année 1936, se voulait à la fois un acte de foi et un cri d’alarme. Sa valeur documentaire pour tout exposé futur sur l’historiographie juive est cruciale.
Ecrire sur l’histoire juive et singulièrement sur sa longue période médiévale, à une époque où les Nationaux-Socialistes étaient au pouvoir et que les lois raciales de Nuremberg avaient été promulguées, implique plus qu’une simple présentation historique. On note les paradoxes productifs de cette petite œuvre de Baer : spécialiste du judaïsme d’Espagne, donc du monde séfarade, cet éminente historien émigré en Terre sainte, cite en exemple , à ses coreligionnaires d’Allemagne, un judaïsme qui, tout comme le leur, mais près d’un demi millénaire auparavant, avait, au sommet de sa gloire, fait naufrage : il s’était brisé sur les écueils inévitables de l’antisémitisme. Mais parallèlement à son admiration pour ce judaïsme qui produisit Maïmonide, Nahmanide Gersonide et Moïse de Léon, Hasday Crescas et tant d’autres, Baer n’hésite pas à critiquer l’attitude de ceux qui se sont en quelque sorte, accommodés de l’exil, thème central de ce petit livre : en somme c’est cette Galout qui a généré la Gola, la diaspora, responsable du creusement de l’âme juive en exil.
Une époque matricielle pour le judaïsme
Loin d’avoir été une époque matricielle pour le judaïsme, ce long et insupportable exil n’aura été, aux yeux de l’auteur, qu’une longue série d’occasions manquées, de rendez-vous -sans cesse repoussés- des juifs avec la terre d’Israël. On ne partagera pas toutes les thèses du grand historien mort en 1980, à l’âge de 92 ans ; mais comment ne pas célébrer ses excellentes études qui vont du judaïsme du second Temple à l’arrière-plan socio-politique du Zohar ? Enfin, il y a cette probité intellectuelle qui sous-tend certaines déclarations, étonnantes sous sa plume : le caractère en définitive énigmatique de l’histoire juive, la seule à supporter aussi une interprétation purement théologico-religieuse… En d’autres termes une histoire que Dieu aurait sous sa coupe. C’est presque un lointain écho de la thèse de Nahman Krochmal qui écrivait dans son Guide des égarés de notre temps (Moreh Nebukhé ha-Zerman) que tous les peuples –à l’exception du peuple d‘Israël- connaissaient le déclin après l’apogée. Israël poursuit, lui, sa trajectoire qui, sans cesse, le rapproche de Dieu…
Une philosophie ou une théologie de l’exil ?
Existe-t-il une théologie ou une philosophie de l'exil? C'est la question à laquelle Bær tente de répondre en examinant quelques sources juives qui s'étendent de l'Antiquité à la fin du XIXe siècle. Il est certain qu'en écrivant un tel essai Bær ne disposait pas de sources aussi fiables ni aussi exhaustives que celles que nous avons aujourd'hui; mais ses analyses nous intéressent par le jugement qu'elles portent sur les Lumières médiévales comparées à celles des XVIIIe-XIXe siècles. En somme Bær établit un bilan de la présence juive en Europe durant près de vingt siècles, à un moment où l'Allemagne est gouvernée depuis plus deux ans par le national-socialisme. De ce jugement des faits, les plus anciens comme les plus récents, dépendait une certaine orientation de l'écriture de l'histoire.
L'œuvre de Bær est immense et gravite presque exclusivement autour de l'histoire des juifs de la péninsule ibérique: dès 1913 l'auteur soutint sa thèse de doctorat sur l'histoire des juifs du royaume d'Aragon aux XIIIe-XIVe siècles. Dix ans plus tard il consacra une étude approfondie aux sources et à la composition du Shévét Yehuda de Salomon ibn Verga. Après avoir rédigé de très nombreux articles d'encyclopédie sur le judaïsme de la péninsule ibérique il se pencha sur les disputations auxquelles participèrent rabbi Yéhiél de Paris et Nahmanide, sans omettre celle de Tortose (1413-1414). Après avoir publié une importante étude sur Les juifs dans l'Espagne chrétienne, accompagnée d'actes de l'Inquisition (Berlin, 1936), Bær écrivit une série d'études en hébreu dont l'une des plus importantes porte sur l'arrière-plan historique du Berger fidèle [Ra'ya Méhémna] qui constitue une partie importante du corpus zoharique. Enfin, Bær fut l'un des tout premiers historiens juifs à étudier les écrits d'Abner de Burgos, l'apostat juif devenu Alfonso de Valladolid, contre lequel le philosophe judéo-averroïste Moïse de Narbonne écrivit un vibrant plaidoyer en faveur du libre arbitre (1362).
L’identité juive et la culture européenne…
Bær n’hésita pas à écrire (en 1936 !) que les puissances de l'Europe avaient contracté une dette morale à l’égard du peuple juif qu'elles avaient désormais chassé de ce continent. Elles devaient donc l'aider à s'installer en Palestine afin d'y fonder un état. Mais dans l'épilogue rédigé pour l'édition américaine de 1947 Bær se saisit de l'actualité tragique la plus récente: la catastrophe, écrit-il, qui vient de s'abattre sur le judaïsme européen, dépasse tout ce que l'on pouvait imaginer. Existe-t-il au monde un seul historien à même de se mesurer à une telle catastrophe en vue d'en rendre compte? Dès leurs tout premiers pas sur la scène de l'Histoire les Hébreux ont apporté une contribution originale au devenir de l'humanité; ils fécondèrent le monde gréco-romain à l'aide d'idées humanistes et redonnèrent à la culture universelle un lustre qu'elle n'avait plus connu depuis les VIe-Ve siècles à Athènes. En traçant un si profond sillon dans l'histoire spirituelle et intellectuelle de l'humanité, le peuple juif donna à l'Europe le christianisme qui irrigua ce continent d'un sang nouveau: les valeurs juives, reprises et amplifiées par le christianisme, dominent l'Europe depuis près de deux mille ans. Cependant, la culture chrétienne de ce continent n'est pas parvenue à prévenir la plus horrible sauvagerie de l'histoire, l'extermination planifiée des juifs. L'idée même de martyre que le christianisme a illustré par la suite avait connu ses débuts en Terre sainte où les juifs furent les premiers à mourir pour leur foi: ils défièrent courageusement, sinon victorieusement, les légions romaines et réussirent même, quelquefois, à empêcher des défilés dans la cité de Jérusalem. Pour le malheur des juifs, la défaite militaire entraîna l'occupation multiséculaire de leur territoire et leur dispersion aux confins de la terre. Bær écrit alors des phrases terribles qu'il convient de traduire fidèlement:
“Nous ne sommes allés au sein des nations ni pour les exploiter ni pour les aider à bâtir leurs civilisations. Tout ce que nous fîmes en terre étrangère fut une trahison de notre propre esprit. Ce ne fut pas un zèle convertisseur qui nous poussa à rejoindre les nations: cet esprit missionnaire a cessé d'être le nôtre depuis la fin de l'Antiquité, date à laquelle il fut repris par les adeptes du christianisme.”
Notre place au sein de l'univers, poursuit Bær, transcende les règles qui ont cours ici-bas: notre histoire obéit à ses lois propres et maintient le cap qui est le sien en dépit des menaces de désintégration, de sécularisation, de fossilisation et de pétrification morale. C'est en demeurant fidèle à ce principe de transcendance que le peuple juif réussira à survivre, à remplir sa mission et à renaître.
Définition de la Galouth
Au début de son ouvrage Bær se posait la question suivante: comment définir la galut? C'est l'exil et la dispersion mais c'est aussi la nostalgie de la libération et du regroupement, la faute qui a causé un tel rejet et la volonté millénaire de réintégrer le sol ancestral. Les juifs ont eux-mêmes varié dans l'appréciation de ce qu'il faut bien nommer un malheur: après avoir été conçu comme le mal absolu, l'exil fut considéré comme la condition du ralliement de toutes les nations à la véritable religion d'Israël. Mais graduellement de nouvelles tendances se firent jour. C'est à leur propos que Bær parle des Lumières nouvelles qu'il distingue dans le judaïsme après l'époque de la Renaissance.
De manière assez paradoxale, les théories “pré-scientifiques” sur l'exil sont apparues à l'époque d'un important foisonnement mystique au sein du judaïsme. Les Lumières juives de ce temps là voulaient établir une science du judaïsme aux visées purement apologétiques. Pour sa part, l'Occident chrétien persistait dans sa volonté de convertir les juifs mais il avait radicalement changé de méthode: l'humanisme, la réforme, les idéaux de tolérance et de convergence dans la recherche de la vérité devaient, en principe, faciliter le passage des juifs vers la religion dominante. Cette stratégie nouvelle n'avait guère échappé à la sagacité des juifs de l'époque: Azaria de Rossi qui écrivit son Mé'or Enayim [Luminaire des yeux] entre 1571 et 1575 y intégra un important chapitre où il insistait sur la loyauté des juifs envers les autorités auxquelles ils furent respectivement soumis au cours des âges. Son intention était de désarmer ceux qui considéraient le messianisme juif comme une menace pour les états qui accueillaient des juifs sur leur sol. Un auteur aussi libre que Léon de Modène n'hésita pas à admettre certains “défauts” qui déparaient, selon lui, ses frères. L'oppression de l'Europe chrétienne fut telle qu'une certaine frange de l'aristocratie juive reprenait une partie des critiques faites aux juifs.
D’Isaac Abrabanel à Salomon ibn Verga
Mais l'auteur auquel Bær accorde une réelle importance -après Isaac Abrabanel- n'est autre que Salomon ibn Verga qui avait, aux débuts de sa carrière, retenu toute son attention. Issu de la grande bourgeoisie juive d'Espagne, chassé de ce pays avec les siens, il trouva refuge dans le Portugal voisin où il dut vraisemblablement camoufler son identité juive. Il finit ses jours en Italie après avoir rédigé un recueil intitulé, Shévét Yehouda. Ce livre est une série de nouvelles où l'auteur tente d'élucider, par-delà l'apparence fictive et romanesque, les raisons historiques de l'expulsion des juifs d'Espagne. Remontant comme Abrabanel à l'histoire du premier et du second temple, ibn Verga rassemble de nombreux témoignages historiques qu'il soumet à une critique d'où l'apologétique n'est cependant pas absente. Peut-on fait appel à des causes naturelles pour expliquer la chute des deux temples et la destruction de l'Etat juif qui s'ensuivit? Le cours des choses ici-bas veut qu'après l'apogée du bonheur s'instaure plus ou moins vite un processus de stagnation, de recul, voire de décadence. Mais les juifs avaient accéléré leur chute en se livrant à des luttes intestines et en faisant appel à des étrangers qui les divisèrent un peu plus pour enfin les dominer sur leur propre territoire. Ibn Verga ne s'en tient pas à ces arguments traditionnels: la littérature rabbinique regorge d'anecdotes retraçant la déchéance morale du peuple qui finit par provoquer l'ire divine. L'auteur du Shévét Yehouda s'éloigne quelque peu de ces idées reçues et juge, pour sa part, que les juifs avaient aussi négligé la préparation militaire, ce qui précipita leur chute. Ibn Verga reprend ici un argument de Flavius Josèphe qui avait expliqué qu'une trop grande confiance en Dieu pouvait entraîner les conséquences les plus fâcheuses. L'exilé d'Espagne cherche à analyser les causes objectives de la Galut: celle qu'il vivait lui-même ne lui semblait être qu'un lointain écho de l'exil originel.
L’exil, une mise à l’épreuve décrétée par l’insondable volonté divine ?
Et si l'exil n'était, après tout, qu'une mise à l'épreuve décrétée par l'insondable volonté divine? Ibn Verga revient dans le giron traditionnel: si les mérites des générations qui se sont succédées depuis l'exil avaient été un peu plus grands l'exil, même voulu par Dieu, n'aurait pas perduré aussi longtemps… Mais dans sa spéculation ibn Verga se pose une question relativement nouvelle, au moins dans sa formulation: pourquoi hait-on les juifs? Pourquoi leur voue-t-on une haine aussi implacable alors que l'humanité leur doit l’apostolat de l'idée monothéiste? La réponse est offerte à l'auteur par les lois de la nature: les éléments se livrent entre eux une bataille et l'élément dominant dans la société (i.e. le christianisme) cherche à conquérir une position hégémonique. Mais cette réponse n'a qu'une portée globale. Pourquoi les individus de la société chrétienne vouent-ils, presque tous, une haine inexpiable à ce qui est juif? Selon ibn Verga il faut distinguer entre la foule des incultes soumis au fanatisme des moines et l'aristocratie qui reçoit quelques juifs dans ses châteaux, leur confie souvent la défense de ses intérêts financiers et se prête même volontiers à des discussions courtoises avec eux sur les racines de la foi religieuse.
Dans l'exposé des raisons ayant conduit à l'édit d'expulsion des juifs d'Espagne ibn Verga omet de mentionner ce qui, officiellement du moins, semble avoir joué un rôle déterminant dans la prise d'une telle mesure: la propagande religieuse des juifs ! Bær souligne que les critiques sempiternelles adressées aux juifs ont développé chez ces derniers une vision spécifique de soi-même qui ne correspond pas nécessairement à la réalité historique: ibn Verga le remarquait déjà avec l'ironie qui caractérise tant l'homme de la Renaissance qui n'en souligne pas moins le fait que l'exil grossit démesurément les prétendus défauts des juifs. De fait, ils font preuve de solidarité avec les membres de leur peuple, distribuent aux pauvres des aumônes et endurent avec une admirable constance les tourments du martyre.
Mais peut-on persévérer dans une telle situation où les juifs seraient persécutés? Ibn Verga répond assurément par la négative et propose un certain nombre de mesures destinées à mettre fin aux tensions entre les juifs et les non-juifs: les gouvernements ou les autorités en général, doivent réguler les privilèges économiques des juifs qui doivent faire preuve de plus de discrétion et ne plus faire étalage de leurs richesses. Mais la mesure la plus efficace est la promulgation d'une sorte d'édit de tolérance qui commencerait pas s'appliquer dans les cours des rois et des princes; le réalisme politique d'ibn Verga lui fit comprendre que la généralisation d'une telle mesure relève de l'utopie. Pour corroborer son plaidoyer en faveur de la tolérance ibn Verga mentionne la fameuse parabole des trois pierres précieuses, devenue, plus tard, dans la pièce de Lessing Nathan le sage, la parabole des trois anneaux. Ibn Verga fait alors preuve d'un relativisme religieux assez poussé: il souligne que toutes les religions positives sont vulnérables sous certains aspects et qu'elles font toutes appel à un certain degré d'imaginaire. Faire preuve de tolérance envers l'une plutôt qu'envers l'autre relève d'un mauvais régime politique: l'acceptation de l'autre est une obligation pour l'Etat et sert ses intérêts bien compris. Pour finir, ibn Verga se gausse de ses contemporains qui croyaient pouvoir hâter l'avènement de la fin; néanmoins, sa foi en un avenir messianique demeure inentamée.
Simone Luzzato et son Discorso…
Bær analyse ensuite l'écrit de Simone Luzzato, intitulé Discorso circa il stato de gl'Hebrei (Venise, 1638) qui poursuit avec d'autres arguments les mêmes objectifs qu'ibn Verga. L'écrivain italien avait écrit son plaidoyer afin de prouver à la cité des Doges que les juifs étaient de bons citoyens, utiles à leur pays. Outre sa grande érudition traditionnelle, Luzzato fait montre, dans cette œuvre, d'une grande familiarité avec les écrits politiques de son temps. C'est probablement cette formation politique qui lui permet d'aborder le problème de l'exil des juifs d'un point de vue économique.
La démonstration de l'auteur est claire: pour que le commerce soit florissant il faut qu'il y ait des juifs; partant, leur présence s'impose. Ceux qui les rejettent se privent injustement de toute prospérité économique. Dans l'Europe mercantile du XVIIe siècle, l'argument n'etait pas dépourvu d'une certain poids. Et Luzzato insistait sur l'absence de danger politique de la part des juifs: ils ne pouvaient pas acquérir de biens fonciers ni expatrier leurs capitaux car ils n'ont pas d'Etat: où seraient-il donc en parfaite sécurité sinon dans leur pays d'origine? Luzzato invoque le célèbre exemple de Joseph, l'ancien esclave affranchi, qui fit la prospérité de l'Egypte et dont le monarque n'avait rien à craindre puisque son poids politique était infime. Conscient des critiques de la société chrétienne à l'encontre des juifs, Luzzato explique que le don du commerce n'est pas congénital chez les juifs; ce sont les conditions de vie en diaspora qui en firent le métier de prédilection des juifs. Ne pouvant acquérir aucun titre foncier ils durent se contenter de prêter et d'emprunter de l'argent. Dispersés sur toute la surface de la terre, ils surent mettre à profit leurs relations internationales pour développer leurs activités commerciales: quel homme de bonne foi pourrait bien leur en faire reproche? Partant, c'est la vie en exil qui a contraint les juifs à jeter leur dévolu sur le commerce.
Quelle est, dans ce cas, la réelle nature des juifs, ou leur essence?
Luzzato s'applique à en donner une description sans concession. Nous sommes, écrit-il, une nation composée d'hommes assez faibles, incapables de prendre la moindre décision politique, constamment préoccupés par une foule d'intérêts particuliers et ayant entièrement perdu de vue l'intérêt général. Les juifs sont tellement attachés au passé qu'ils en oublient qu'ils ont aussi un avenir; ils s'attachent scrupuleusement à des pratiques ancestrales, parfois même jusqu'à l'excès, du moins au jugement des étrangers et négligent presque entièrement les science et l'apprentissage des langues. Mais ils n'ont pas que des défauts: ils font preuve d'une admirable fidélité à leurs traditions, ils maintiennent une unité religieuse presque parfaite en dépit des disparités régionales et des distances; leur résistance stoïque aux persécutions leur vaut l'admiration secrète mais réelle de leurs bourreaux tandis que leur connaissance des textes sacrés est absolument incontestable. Ils font preuve d'une solidarité sans faille envers leurs coreligionnaires provenant des contrées les plus lointaines, se soumettent aux règles de l'éthique et ont des mœurs irréprochables. Ils ne sont nullement disposés à se lancer dans des réformes religieuses ni à fomenter des troubles politiques. Enfin, ajoute l'auteur, les derniers soulèvements des juifs remontent à l'époque de Trajan! Aucun juif n'est effleuré par l'idée de propager sa foi tant il est absorbé par les insurmontables difficultés de sa vie quotidienne. Par ailleurs, les juifs observent une règle sacro-sainte: ne jamais s'immiscer dans les affaires politiques des princes qui les gouvernent.
Comment s'explique alors le maintien du judaïsme? Toutes les autres nations, écrit Luzzato, connaissent la décadence après avoir atteint le niveau le plus élevé de leur développement. Elles finissent pas disparaître en fusionnant avec d'autre groupes humains et ne subsistent que très partiellement. Le peuple juif aurait dû, lui aussi, disparaître; pour des raisons connues d'elle seule, la Providence a voulu qu'il subsistât et que son essence intrinsèque fût préservée.
La formation historico-politique de Luzzato lui permet de faire maintes comparaisons avec d'autres peuples ou d'autres civilisations: les Grecs, par exemple, ont connu une défaite politique qui ne s'est pas accompagnée d'une ruine spirituelle. Les valeurs qu'ils incarnaient furent reprises par leurs conquérants, ce qui ne fut guère le cas du judaïsme dont l'essence fut constamment niée par le christianisme. Luzzato développe la comparaison suivante: si le fragment d'une statue de Lysippe ou de Phidias vaut encore quelque chose, alors les restes des vieux Hébreux ne sauraient être dépourvus de toute valeur, malgré la marque d'une longue captivité et de si terribles épreuves.
La Galut ne revêt pas de signification particulière aux yeux de Luzzato; elle est entièrement négative et entraîne l'absence de toute liberté politique. Il en allait tout autrement pour le marrane portugais Samuel Usque qui publia un ouvrage sur La consolation d'Israël Pour l'auteur, la Providence n'est jamais entièrement absente de l'histoire d'Israël.
L'Histoire elle-même est une succession de péchés et d'expiations.
Les épreuves qui s'abattent sur Israël contribuent à sa purification mais Dieu ne manquera pas de tirer vengeance de ceux qui persécutent son peuple. Mais plus on avilit les juifs ici-bas et plus leur mérite croît auprès du Tout-Puissant. Les souffrances endurées par Israël en Espagne et au Portugal marquent le terme du processus historique. Dieu se venge des persécuteurs de son peuple en suscitant des guerres fratricides entre les Italiens d'une part et les Turcs et les Allemands d'autre part. L'Espagne, considérée comme l'un des confins de la terre, a déjà commencé à rendre ses exilés à la Terre sainte dont les plaines et les vallées retentiront bientôt des chants du retour: la résurrection et l'avènement messianique marqueront la fin de l'Histoire universelle.
Bær évoque ensuite les Marranes en général et le cas de Manassé ben Israël en particulier qui plaida le retour des juifs en Angleterre; il fallait, disait-il, que ce pays prît la place de l'Espagne qui ne faisait plus figure de “confin de la terre” [ketsé ha-aréts]. En admettant les juifs dans son pays Cromwell se ferait, en quelque sorte, le docile instrument de la providence divine qui avait décrété que les juifs devaient être disséminés sur toute la surface de la terre… Mais même pour Manassé l'exil ne s'expliquait que par une série de malheurs politiques.
Bær (1882-1980) n'accorde pas à la période moderne de substantiels développements au motif que le thème de la galut ne se retrouve plus que dans certaines sources peu sensibles au combat en faveur de l'Emancipation. Mais ce qui frappe le plus, c'est la conscience d'un historien contemporain de l'extermination des juifs et pour lequel un bilan négatif s'impose au sujet de deux millénaires d'histoire intellectuelle judéo-européenne.
Perspectives…
A l’évidence, l’exil a rénové de fond en comble le judaïsme sous tous ses aspects, au point que l’on peut se demander si le judaïsme de l’exil, donc bi-millénaire, n’est pas un judaïsme d’accident et non un judaïsme d’essence, pour parler comme Aristote qui oppossait la substance aux accidents. Quelle eût été l’essence du judaïsme si l’exil n’avait pas existé, n’avait pas disloqué la continuité historique du judaïsme tant en tant que phénomène religieux, politique et social ? Toutes ces lois visant à la préservation, à la survie plus qu’au développement harmonieux et naturel de la religion d’Israël, n’auraient probablement jamais vu le jour… Un penseur de l’époque la Renaissance mais qui pensait encore dans des catégories mentales héritées du Moyen Age, le célèbre Maharal de Prague, donna à un recueil de sermons le titre de Bé’ér ha-Gola, le Puits de l’exil. Intelligemment, il a suggéré de faire d’une terrible et longue épreuve une force.
La question qui demeure posée est néanmoins celle-ci : est-ce que l’exil n’a pas irrémédiablement déformé le judaïsme ? Avons nous vraiment hérité du judaïsme de nos ancêtres ? Le Pentateuque, tel que transmis par le couple Esdras-Néhémie, n’aurait peut-être pas comporté certains passages, l’identité juive ou judéenne n’aurait pas été celle que nous avons, sans l’expérience terrifiantes de l’exil. Je crois que l’identité juive et l’essence du judaïsme en furent profondément transformées : souvenons nous des divorces forcés provoqués par Esdras et Néhémie afin de restructurer et édifier une identité juive qui s’est posée en s’opposant, afin de résister à l’assimilation.
Mais cet exil qui s’est prolongé a aussi provoqué un enlisement, un enkystement dans une attitude conservatrice dont la préoccupation majeure fut de sauver l’héritage du passé plus que d’affronter l’avenir avec confiance et sérénité. Cette fracture dans l’histoire juive a laissé des traces profondes.
Pouvons nous considérer que la renaissance politique de l’Etat d’Israël est la solution ? Cela prendra du temps, mais indéniablement oui. L’existence juive est absolument normale en terre d’Israël. Il suffit de passer un chabbat ou les fêtes juives en Israël pour s’en convaincre.
Mais est ce que le sionisme a sonné le glas de la galout, cela est une autre affaire. L’avenir nous le dira. Mais il a incontestablement ramené la souveraineté juive sur un pays juif et rapproché l’existence juive de la normalité. Si l’on peut dire…