Véra-Irène STEINER ( 1924-2009)
Une militante de l’anti-racisme et de la tolérance
Véra-Irène Steiner nous a quittés, le 26 juillet de cette année 2009 et fut portée en terre dans le carré juif de Genève, deux jours plus tard. La plupart de ses amis et de ses connaissances étaient absents en raison de la trêve estivale et l’auteur de ces lignes, pourtant si proche de cette grande dame, était lui aussi, très loin, retenu par un deuil familial. Je n’ai donc appris le triste nouvelle qu’à la mi-août, le 13 très exactement, lorsque Madame Bernstein m’a appelé de Genève pour me l’annoncer.
Mon émotion fut très grande car depuis quelques semaines déjà Madame Steiner ne répondait plus au téléphone ; je m’inquiétais et échafaudais toutes sortes d’éventualités en prenant soin d’écarter celle du pire . C’était pourtant la bonne.
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Véra-Irène STEINER ( 1924-2009)
Une militante de l’anti-racisme et de la tolérance
Véra-Irène Steiner nous a quittés, le 26 juillet de cette année 2009 et fut portée en terre dans le carré juif de Genève, deux jours plus tard. La plupart de ses amis et de ses connaissances étaient absents en raison de la trêve estivale et l’auteur de ces lignes, pourtant si proche de cette grande dame, était lui aussi, très loin, retenu par un deuil familial. Je n’ai donc appris le triste nouvelle qu’à la mi-août, le 13 très exactement, lorsque Madame Bernstein m’a appelé de Genève pour me l’annoncer.
Mon émotion fut très grande car depuis quelques semaines déjà Madame Steiner ne répondait plus au téléphone ; je m’inquiétais et échafaudais toutes sortes d’éventualités en prenant soin d’écarter celle du pire . C’était pourtant la bonne.
Mais comment y croire ? Madame Steiner Avait été très éprouvée par un séjour antérieur en gériatrie . Elle m’ en avait prévenu et je tentais de l’appeler le plus souvent possible pour la rassurer.. Je me demande, a posteriori, si l’on peut alors comprendre la détresse d’un être qui sent ses forces le quitter et ses facultés s’altérer… Après maintes tentatives infructueuses, elle finit par regagner son domicile où d’autres difficultés l’attendaient. Comment faire ? Comment continuer à vivre seule alors que son autonomie décroît inexorablement ?
J’avais alors mis cette réaction sur le compte d’une hypocondrie soudaine et que je croyais passagère… D’autant que Madame Steiner avait, exactement 16 jours avant sa disparition, écrit à Danielle une carte de condoléances pour le décès de sa mère et rien dans son écriture ne trahissait les prodromes d’une disparition imminente. Elle m’avait pourtant dit, au téléphone, au début du mois de juin, qu’elle risquait de disparaître et qu’elle ne supportait plus certains signes avant-coureurs du vieillissement : pertes de mémoire, malaises récurrents, tension élevée, inquiétudes dues au simulateur cardiaque, difficultés de la vie quotidienne, et surtout une conscience de plus en plus douloureuse de la solitude… Elle ajouta en guise de conclusion : vous saurez quoi écrire si je venais à disparaître…
A mes dénégations, elle répondit, comme à son habitude, en réitérant ses propos. En posant le téléphone, je me suis dit qu’elle traversait un moment de fatigue passagère et que tout redeviendrait comme avant. Je me trompais.
Avec elle disparaît tout un pan de l’histoire juive contemporaine : originaire de Turquie, issue d’une famille ashkénaze dont un lointain parent s’était vu confier par l’Empereur la direction des chemins de fer autrichiens avant la première guerre mondiale, elle était polyglotte et comprenait aussi bien le turc et l’arabe que les principales langues européennes : l’allemand, le français et l’anglais puisqu’elle avait travaillé, des années durant, pour la représentation diplomatique des USA à Genève..
Ayant eu le privilège de côtoyer cette grande dame au cours de la décennie qui vient de s’écouler, je tente de me souvenir de tous ces échanges riches que nous eûmes et qui m’ont tant appris.
Aujourd’hui, il m’incombe de témoigner de la mémoire d’une grande dame que je vis pour la première fois, vers 1992 en salle 108B, à l’Uni-Bastions, dans le séminaire que Madame le professeur Esther Starobinski-Safran donnait le lundi après-midi. Je devais faire une conférence dans le cadre de ce séminaire et je me souviens encore très bien d’une dame d’un certain âge, assise au premier rang, au regard perçant qui attestait une grande vivacité intellectuelle. Depuis ce jour, je revis Madame Steiner tous les lundis à Genève, lorsque je m’y rendais pour les conférences.
La curiosité intellectuelle de Madame Steiner était étonnante : maintes fois elle me fit des remarques critiques mais absolument justifiées dont je dus tenir compte tant elles étaient fondées. Elle aimait passionnément l’histoire intellectuelle du judaïsme et souhaitait que ni la religion ni l’idée nationale ne viennent en réduire la portée. Cet universalisme judéo-hebraïque qui a offert le monothéisme éthique à l’humanité lui tenait à cœur. Et lorsqu’elle défendait la mémoire de la Shoah, elle ajoutait toujours qu’il convenait d’épouser toutes les luttes en faveur des droits de l’homme. Son rejet de l’antisémitisme s’accompagnait d’un amour ardent pour l’ensemble du genre humain.
Son attitude à l’égard d’Israël était claire : elle admirait ce pays qui symbolisait à ses yeux une renaissance à la fois nationale et culturelle tout en revendiquant une large autonomie pour les communautés juives de la Diaspora. Elle suivait aussi avec une certaine inquiétude la moindre manifestation d’antisémitisme, qu’il fût d’inspiration politique ou religieuse. Tout en condamnant fermement le terrorisme, elle était d’avis que les Palestiniens devaient eux aussi avoir un avenir aux côtés de l’Etat juif.
Cette femme nous a beaucoup apporté et beaucoup donné. Elle était très attachée à la communauté libérale, au GIL, de Genève. Elle m’a personnellement offert son aide pour m’intégrer à la société genevoise où je ne connaissais alors presque personne, à l’exception du regretté grand rabbin Alexandre Safran (Zal) et du professeur Alain de Libera, mon collègue et ami. Madame Steiner favorisa ma relation avec le rabbin François Garaï qui, à sa demande, m’invita régulièrement à donner des conférences dans le cadre de sa communauté, si sympathique et si chaleureuse. Je lui suis redevable de cette amitié qui m’unit désormais au guide spirituel de la communauté libérale de Genève. Ensuite, elle parla de moi en termes si aimables à Monsieur le professeur Marc Faessler qui m’invita à prendre la parole devant l’imposant public de l’Uni-III… Comment me souvenir de tous ces actes bienfaisants, de tout ce qu’elle faisait ex mera gracia ?
Enfin, lorsque nous devînmes amis, Madame Steiner se déclara prête à promouvoir la publication en français du dernier livre posthume de Léo Baeck Dies Volk. Jüdische Existenz (Ce peuple. L’existence juive) (Armand Colin, 2007) : la version française d’une telle œuvre n’eût jamais paru sans l’aide décisive de cette femme de cœur, dont l’exigence mais aussi la droiture pouvaient aller parfois jusqu’à de la raideur que ses qualités de cœur compensaient largement. Elle fut donc la mécène de la culture juive, notamment celle produite par les juifs d’expression germanique, elle qui parlait si souvent avec moi dans cette langue allemande qu’elle maîtrisait parfaitement.
Je l’entretenais souvent de ma volonté de sauver le legs culturel et spirituel du judaïsme allemand, ce grand et prestigieux judaïsme d’Europe, aujourd’hui disparu, et qui, à un demi millénaire de distance, subissait le même sort que son illustre devancier de la péninsule Ibérique : la destruction et l’expulsion. Certes, l’expulsion des juifs d’Espagne ne fut pas accompagnée d’une Shoah avant la lettre, mais la similitude est frappante entre ces deux apogées du judaïsme en terre d’Europe. La culture de Madame Steiner était telle que je trouvais en elle une interlocutrice de qualité. Je lui avais même dit un jour en allemand, Sie sind eine ebenbürtige Gesprächpartnerin… Cela lui avait beaucoup plu.
J’allais oublier la générosité intellectuelle de Madame Steiner ; elle conservait pour moi toutes les coupures de journaux suisses (en français et en allemand) qu’elle m’envoyait à Paris, parfois annotés à la marge de sa main… Cet altruisme n’apparaissait pas au premier coup d’œil mais pour qui savait observer avec bienveillance, il apparaissait au grand jour. Pour peu que l’on sût aller au-delà d’une dureté de surface.
Chaque fois que mon ami M. Pascal Décaillet m’invitait à sa belle émission «Genève à chaud», elle me suivait fidèlement devant son écran de télévision et ne manquait jamais de m’appeler pour me féliciter. Jamais la moindre phrase convenue, la même formule conventionnelle, toujours un regard à la fois neuf, exigeant et bienveillant
Je notais plus haut l’engagement de cette femme de cœur et de conviction en faveur des droits de l’homme, de l’amour du genre humain et de la tolérance : je pense notamment à ce fameux concert au Victoria Hall qu’elle sponsorisa et dont elle me parlait tant. Toute la ville de Genève put alors mesurer la philanthropie de cette dame.
Pendant les séminaires du lundi qu’elle ne cessa de fréquenter qu’environ un an et demi avant sa disparition, Madame Steiner faisait preuve d’une attention redoublée, posant des questions, prenant des notes et me demandant aussi, parfois au téléphone, des précisions sur des points que je n’avais pas assez explicités…
Je ne pourrai donc plus l’appeler du train qui me reconduisait vers Paris… Elle me manque déjà.
Cette grande dame dont le souvenir restera enfoui dans nos cœurs mérite bien plus que ces quelques lignes qui ne prétendent nullement résumer ses qualités ni évoquer à grands traits son existence : elle me remet en mémoire les paroles émouvantes de la poétesse : ashré ha-zor’im we’eynam kotsrim : Bienheureux ceux qui sèment mais ne récoltent point…