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JOSEPH ROTH (1894-1939) Une vie sous le signe de Job

JOSEPH ROTH (1894-1939)

Une vie sous le signe de Job

Il y a tout juste soixante-dix ans disparaissait le grand écrivain judéo-autrichien Joseph Roth, à Paris où il vivait en exil dans un petit hôtel, aujourd’hui disparu, situé rue de Torunon, à un jet de pierre du Sénat de la République . Le musée d’art juif lui consacre une exposition bien méritée et qui connaît un grand succès.

Dans son livre sur La haine de soi ; le refus d’être juif (Berlin, 1930 ; Paris, 1990) Theodor Lessing qui dresse un constat implacable de l’aveuglement volontaire de l’establishment judéo-allemand d’avant-guerre relate l’anecdote suivante : un opulent banquier juif reçut l’écrivain Joseph Roth à dîner. Au cours du repas l’écrivain fit part de la vive inquiétude que lui inspirait la montée du nazisme et la probable prise du pouvoir par Hitler. Son hôte lui fit l’étonnante réponse suivante : “Ne vous inquiétez pas ! Hitler ne s’en prendra jamais à nous. Tout au plus tuera-t-il quelques Ostjuden .” Indigné, Roth le gifla en le traitant de Saujude … L’auteur d’un superbe roman intitulé en allemand Hiob ou l’histoire d’un homme simple (en français Le poids de la grâce, Paris, 1965, Calmann-Lévy) se souvenait qu’il était lui-même issu de la Galicie orientale, ce berceau des juifs d’Europe de l’est si méprisés par leurs coreligionnaires des métropoles allemandes.

 

 

Joseph ROTH (1894-1939

Une vie sous le signe de Job

Il y a tout juste soixante-dix ans disparaissait le grand écrivain judéo-autrichien Joseph Roth, à Paris où il vivait en exil dans un petit hôtel, aujourd’hui disparu, situé rue de Torunon, à un jet de pierre du Sénat de la République . Le musée d’art juif lui consacre une exposition bien méritée et qui connaît un grand succès.

Dans son livre sur La haine de soi ; le refus d’être juif (Berlin, 1930 ; Paris, 1990) Theodor Lessing qui dresse un constat implacable de l’aveuglement volontaire de l’establishment judéo-allemand d’avant-guerre relate l’anecdote suivante : un opulent banquier juif reçut l’écrivain Joseph Roth à dîner. Au cours du repas l’écrivain fit part de la vive inquiétude que lui inspirait la montée du nazisme et la probable prise du pouvoir par Hitler. Son hôte lui fit l’étonnante réponse suivante : “Ne vous inquiétez pas ! Hitler ne s’en prendra jamais à nous. Tout au plus tuera-t-il quelques Ostjuden .” Indigné, Roth le gifla en le traitant de Saujude … L’auteur d’un superbe roman intitulé en allemand Hiob ou l’histoire d’un homme simple (en français Le poids de la grâce, Paris, 1965, Calmann-Lévy) se souvenait qu’il était lui-même issu de la Galicie orientale, ce berceau des juifs d’Europe de l’est si méprisés par leurs coreligionnaires des métropoles allemandes.

Adolescent, Roth passa huit années au lycée allemand de Brody où les fêtes catholiques romaines, catholiques orthodoxes et juives étaient également chômées. Les cours de judaïsme étaient assurés par un certain docteur Oser Frost qui traduisait avec ses élèves des passages des Psaumes ainsi que des extraits de la liturgie quotidienne. Mais malgré une indéniable fidélité à ses origines, qui transpire notamment dans ses descriptions émouvantes d’un univers en voie de disparition (e.g. Le poids de la grâce), Roth ne sera pas profondément marqué par l’enseignement traditionnel. Son enterrement le 27 mai 1939 à Thiais donna lieu à un débat houleux parmi ses amis : certains juifs convertis au catholicisme soutinrent que le défunt avait abandonné la religion dans laquelle il était né, d’autres restés fidèles au judaïsme comme Joseph Gottfarstein affirmèrent le contraire et manifestèrent le désir de réciter un Kaddish. En définitive, un “service minimum” fut assuré par un prêtre catholique : le cercueil ne fut pas introduit dans une église, aucune prière ne fut prononcée devant l’autel, aucune croix ni aucune étoile de David ne surmonte la stèle funéraire. Le cimetière de Montmartre où repose Heinrich Heine s’avéra trop onéreux, ce qui explique le choix de Thiais. A partir de 1947, l’Ambassade d’Autriche à Paris acquitta les droits de la concession tombale et en 1970 le ministère autrichien de l’enseignement commanda une nouvelle pierre tombale sur laquelle fut gravée la mention : Ecrivain autrichien.

La figure emblématique de l’écrivain juif allemand, originaire d’Allemagne ou d’Autriche, et qui cherche asile en France ou ailleurs pour fuir les nouvelles autorités de son pays, est incarnée le plus souvent par Walter Benjamin, l’ami de Gershom Scholem, qui vécut à Paris avant de mettre fin à ses jours à Port-Bou, à la frontière franco-espagnole lorsque l’Alcade menaça de renvoyer tout le convoi ferroviaire en France occupée. Ces écrivains émigrés ont donné ce que l’on nomme la littérature de l’émigration dont Roth fut l’un des plus beaux fleurons. Il faut lire les lettres et les mémoires de ces malheureux, chassés de leur pays, souvent démunis et isolés, pour comprendre les affres de l’exil : Joseph Roth a erré entre Marseille, Antibes et Paris pour ces mêmes raisons.

Le souvenir de celui que l’on considérait à juste titre comme l’écrivain judéo-autrichien le plus connu de l’entre-deux-guerres n’a pas complètement disparu en France. Bien avant la seconde guerre mondiale, des maisons d’éditions françaises avaient accueilli des traductions de ses œuvres : La révolte (Valois), La fuite sans fin (Valois) Job. Histoire d’un homme simple (Valois ; retraduit en 1965 sous le titre Le poids de la grâce chez Calmann-Lévy), La marche de Radetzky (Plon) Notre assassin (Laffont), Fausses mesures (Bateau) et La crypte des capucins (Plon). Nous laissons volontairement de côté les nouvelles et les récits traduits dans des revues comme Les Nouvelles Littéraires. Il y a quelques mois paraissait une nouvelle traduction d’un de ses livres.

Mort dans le plus complet dénuement en 1939 à Paris où il s’était réfugié, cet homme épuisé et malade avait été, comme tous les jeunes talents juifs de sa génération, happé par les Lumières de Vienne et de Berlin où il poursuivit ses études. Admirateur de l’empire austro-hongrois, il se porta volontaire pour combattre en 1916 dans les rangs de l’armée de son pays. La guerre finie, il vécut de sa plume en devenant le correspondant de la Frankfurter Zeitung. S’il n’a écrit que treize romans et un peu moins de dix récits, il laissa plus de mille reportages et articles de journaux.

Si l’on laisse de côté de réels talents littéraires, on peut dire que la chance n’avait pas toujours souri à un écrivain exilé, errant d’un hôtel à l’autre (celui situé jadis au numéro 18 rue de Tournon fut sa dernière adresse connue à Paris) et qui avait abandonné son épouse Friedl dans un sanatorium des environs de Vienne. Dans ses lettres mais aussi dans les témoignages de ses amis on peut lire qu’il ingurgitait parfois jusqu’à trente verres de “Suze à la mirabelle” par jour : était-ce pour oublier le sort de son épouse atteinte de maladie mentale, pour ne plus se dire que sa vie avait fait naufrage ou simplement pour se donner du courage et continuer d’écrire ? Cet homme qui mourut d’alcoolisme, aggravé d’un delirium tremens dans une salle commune de l’hôpital Necker, entravé aux barreaux de son lit et bâillonné, était hanté par l’idée de la mort. Dans un roman au titre prédestiné, La légende du saint ivrogne,, il place dans la bouche de son héros la phrase suivante : “ …Abandonné à ce long déclin auquel les ivrognes se résignent et que nul être sobre ne connaîtra jamais, Nicolas se rendit de nouveau sur le quai de la Seine, situé sous les ponts…”

Atterrés par la détérioration rapide de sa santé, ses amis parisiens se dirent un jour : “Il décroche.” Mais l’humour aidait cet homme à assumer son triste sort ; ainsi avait-il coutume de dire que ses amis faisaient les “trois huit” auprès de lui : les premiers, les plus mondains (des journalistes, des comtesses, des aristocrates autrichiens etc…) lui tenaient compagnie au café depuis le crépuscule jusqu’à minuit. La seconde fournée était composée d’amis proches et intimes comme Arthur Koestler et Stefan Zweig qui restaient à ses côtés jusqu’aux environs de trois heures du matin. Enfin arrivait le tour de Joseph Gottfarstein, l’ami de toujours, qui demeurait avec lui jusqu’à l’aube. Ma mort, disait pourtant Roth, sera sûrement aussi solitaire que l’est déjà mon existence présente…

Lorsque paraît ce roman intitulé Job (en français Le poids de la grâce) qui se déroule au beau milieu du judaïsme d’Europe de l’est, un sinistre compte à rebours a déjà commencé à l’insu des futures victimes : mû par de sombres pressentiments, Roth cherche à ériger un monument à des juifs que la barbarie nazie va éliminer en tout premier lieu.

Un misérable melammed, maître d’instruction religieuse, vit avec son épouse Déborah et ses trois enfants. Les conditions de vie sont extrêmement dures mais au moins toute la famille se porte bien jusqu’au jour où la mère met au monde un troisième fils qui présente des caractéristiques génétiques étranges. Le père comme la mère hésitent à consulter se fiant à la miséricorde divine puisque, comme chacun sait, la guérison ne peut venir que de Dieu. A la faveur d’une vaccination obligatoire des habitants du Ghetto, le diagnostic d’un médecin russe tombe comme un couperet : ce dernier né que ses parents ont nommé Menouhim ce qui signifie consolations en hébreu, souffre d’épilepsie… Les descriptions que Roth donne des malformations de l’enfant sont terribles : tête disproportionné par rapport au reste du corps, jambes courtes et arquées, un regard d’où toute expression est absente et un mutisme inquiétant. Deborah ne se remet pas d’avoir donné naissance à un enfant si gravement atteint à la naissance. Méditant jour et nuit sur le malheur qui l’accable elle décide de se rendre dans une ville voisine afin de solliciter l’avis d’un célèbre rabbi. Là, les description des sentiments de la jeune femme constituent un véritable chef-d’œuvre : on assiste à cette nuit sans sommeil précédant l’entrevue si ardemment désirée, on voit Déborah fendre la foule des gens qui attendent, on l’imagine pénétrant dans la petite pièce où se tient le saint homme, donnant le dos à la porte… La consultation -pour ne pas dire la prédiction- est à la fois brève et violente : le rabbi n’accorde guère plus d’une œillade à l’enfant dans les bras de sa mère qu’il rassure sur son avenir : il vivra, prospérera et sera heureux… Mais surtout, ajoute-t-il, n’abandonnez jamais cet enfant ! Cette injonction sonne comme un rappel, voire une mise en garde prémonitoire. Revenue chez elle, la maman confia Menouhim à ses deux grands frères et à sa sœur qui le martyrisent : ils lui maintiennent la tête sous l’eau de longues minutes afin de le noyer, lui font ingurgiter du pain moisi, voire même des vers de terre, l’abandonnent sur le sable, lui font avaler du plâtre, le laissent lourdement chuter sur le sol… Rien n’y fit : Dieu ne voulait pas la mort de cet enfant. On devine la fin : les parents ne tiennent pas leur promesse, tous croient que Menouhim est mort alors qu’il se présente un jour, sous une fausse identité mais bien vivant, devant son père Mendel.

On serait tenté de voir dans cet heureux dénouement à la fois une testament et une variation sur la prophétie (Isaïe 40 ; 4) qui prédit que le “saillant deviendra uni” (wé-haya hé-‘aqob le-mishor) ou que Job, tout simplement, est comme Ménouhim, régénéré.

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