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Aristote, Averroès et Maimonide : le legs philosophique grec dans les religions révélées

Aristote, Averroès et Maimonide :

le legs philosophique grec dans les religions révélées

Conférence du 29 octobre 2009 à la Mairie du XVIe

Arrondissement à 20h 30

La conférence de ce soir se veut une appréciation juste et objective de ce que les penseurs religieux de l’islam, du judaïsme et du christianisme ont voulu faire du legs aristotélicien : l’ont-ils trahi ou l’ont fidèlement servi ? Par delà l’aspect érudit et académique de cette question, il y a une considération plus polémique qui ne sera pas traitée ici : il s’agit des sources culturelles et spirituelles de l’Europe : sont-ce les penseurs musulmans (qu’ils fussent arabes ou persans) qui transmirent le savoir grec aux lettrés d’Europe ? Pour nous, cette question est loin d’être tranchée dans un sens comme dans un autre mais nous insistons sur l’apport spécifique des traducteurs et commentateurs de langue arabe, qu’ils fussent chrétiens ou musulmans comme al-Kindi, al-Farabi, Avicenne, Ibn Badja, Ibn Tufayl et Averroès.

Mais le thème précis de cette conférence ce soir est le legs aristotélicien dans les religions chrétienne, juive et musulmane, même ceux qui ont cultivé la pensée d’Aristote avaient de leurs croyances proprs et de leur confession spécifique une approche bien particulière… Les résultats de notre recherche font apparaître que les textes d’Aristote parvenus entre les mains de ces théologiens ou de ces philosophes-théologiens (Religionsphilosophen, dirait-on en allemand) ont été interprétés dans un sens bien défini : on les a interprétés dans un esprit accomodatice et harmonisateur car le maître (Platon, dit le divin) et le disciple (Aristote, dit le sage) ne pouvaient diverger au plan doctrinal. Ensuite, on a attribué à Aristote des écrits qui ne provenaient pas de sa plume mais qui naquirent dans le giron de disciples tardifs de son maître Platon. Ainsi naquit le néoplatonisme. Si l’on excepte Alexandre d’Aphrodise, le plus ancien commentateur d’Aristote, tous ceux qui l’interprétèrent par la suite orientèrent sa philosophie dans un esprit nettement néoplatonicien. : Plotin (205-270), son disciple Porphyre, Jamblique et Proclus (412-486) forment la trame du néoplatonisme.

Le Moyen age islamo-christiano-juif a donc hérité d’un Aristote largement théologisé comme le montre l’attribution d’écrits largement néo-platoniciens au philosophe natif de Stagire (Aristote)= Le Liber des Causis (Livre des causes ou Livre du bien pur) et la Théologie d’Aristote qui reprend en fait les trois dernières Ennéades de Plotin où souffle un esprit tout sauf aristotélicien. Ce livre fut con !u au Moyen Age comme un complément à la Métaphysique d’Aristote

Un exemple, la présentation donnée par al-Farabi grand admirateur d’Aristote de son maître grec dans son traité De l’harmonie entre les opinions des deux Sages, le divin Platon et le sage Aristote : le second est toujours platonisé . Et l’on met l’accent sur tout ce qui pourrait être compris dans un sens théologique. En fait le philosophe musulman reprend la même procession et la même hiérarchisation trouvées chez Plotin mais qu’il attribue généreusement (mais sans discernement) à Aristote : l’Un, l’intellect, l’âme et la nature, ce qui fait penser à Plotin et à ses Ennéades dont les trois dernières ont formé la pseudo Théologie d’Aristote. La même remarque vaut du Liber de Causis qui est de la même veine. On y interprète la causalité comme la création, c’est ce qui a le plus contribué à la popularité du Liber de causis.

Un mot d'un livre à l’influence si grande au Moyen Age…

La grande fortune de livre est due à sa version latin qui résulte certainement d’une traduction de l’arabe laquelle a aussi service support à de nombreuses traductions hébraïques Fort de plus de 80 chapitres ou sections, il se nomme aussi le livre du bien pur, comme la traduction allemande de son éditeur (en arabe avec en vis à vis la version allemande, Das Buch über das reine Gute… (Otto Bardenhewer)

L’inspiration néoplatonicienne de ce texte se retrouve dans la correspondance qu’il établir entre deux ordres, celui de la réalité et celui de l’idéal. Bien qu’attribué à Aristote comme complément «théologique» à sa Métaphysique, le livre fait plus penser à Proclus et à Plotin. Au sommet de l’être se trouve l’Être primordial, le bien absolu qui gît au fondement de tous les êtres, l’unité fondamentale qui se retrouve dans toutes les diversités. De cet être absolument in cognoscible, indéfinissable émane un intellect. De celui-ci émane à son tour l’âme qui occupe un échelon intermédiaire entre l’intelligible et le sensible.

On se rend vite compte qu’un tel raisonnement et une telle configuration (par cette procession purement plotinienne ou même proclienne) sont résolument étrangers à la pensée aristotélicienne mais le prestige du philosophe de Stagire était telle que chacun souhaitait retrouver en lui ses propres idées et lui en attribuer la paternité.

Dans son sagace commentaire de ce Liber de causis, Saint Thomas avait repéré la source de cet écrit, Proclus ou le cercle de ses disciples. Même s’il donne dans certains passages l’impression de ne pas tout compris dans ses sources documentaires, le Liber de causis trahit une inspiration monothéiste évidente lorsqu’il reprendre la doxologie musulmane (Dieu que son Nom soit béni et exalté). Des qualificatifs qu’il ne peut avoir trouvé ni chez Plotin ni même chez Proclus. Et le livre évite soigneusement toutes formules polythéistes. Son but primordial est d’établir une hiérarchie qui soit compatible avec une genèse religieuse (créationniste) de l’univers : La Cause première fait émaner l’intellect premier qui donne lui-même naissance à l’âme laquelle précède le dernier échelon, celui de la Nature.

La Cause première transcende toute prédication car son être véritable se dérobe à l’appréhension. Il est à l’origine de tout être dont il est pourtant radicalement coupé… Cette cause première primordiale a un pouvoir causal supérieure à toute autre cause. Ce qui facilita son assimilation au Dieu créateur des religions monothéistes.

La pseudo-théologie d’Aristote : reprise des trois dernières Ennéades de Plotin (205-270)

Comme on le notait plus haut, les néoplatoniciens, mais surtout les théologiens des religions monothéistes avaient besoin d’un substrat religieux qu’ils espéraient trouver en Aristote, le philosophe par excellence. On trouva chez Plotin le texte tant souhaité : les Ennéades. Plotin passe à juste titre pour le fondateur du néoplatonisme dont on peut énoncer quelques principes fondamentaux : a) la transcendance d’ l’Un en tant que principe antérieur à l’être. b) le multiple dérive de l’être. c) l’auto-intellection de l’intellect suprême dont les pensées produisent les idées des êtres existants

Cet Un comment le caractériser ? Aucune prédication ne peut s’appliquer à lui : aucun attribut ne saurait le caractériser, pas même la pensée, l’intellection, car cette activité introduirait en lui une scission ou une désunion. Même si le monde a pour source l’Un, il ne découle d’un acte créateur. Car l’Un est immuable, immobile, reclus dans une sorte de narcissisme éternel, recroquevillé sur lui-même, désintéressé du sort des hommes et du monde. Le contraire du Dieu omniscient et provident. L’être réel suit l’ordre suivant de haut en bas : l’Un, l’intellect, l’âme et la matière (monde naturel).

Ces deux textes, le Liber de causis et la pseudo-théologie d’Aristote sont responsables de la tournure théologique conférée à la pensée d’Aristote pendant le Moyen Age.

En fait, ce qui se présente sous le vocable d’aristotélisme n’est en réalité que du néoplatonisme.

Nous allons voir à présent comment les doctrines d’Averroès ont réussi à louvoyer entre ces deux pôles tout en tentant de coller instinctivement le plus possible à l’Aristote authentique.

 

AVERROES (1126-1198)

UN PHILOSOPHE MUSULMAN

AU SEIN DE LA CULTURE EUROPÉENNE

PLAN

Etat de la question : les présentations d’Ibn Rushd en français, en anglais et en allemand, depuis Ernest Renan.

I.LA VIE D’IBN RUSHD

Entre la philosophie et la politique : la situation d’un penseur musulman dans le société islamique du Moyen Âge.

Naissance à Cordoue

La découverte de la pensée grecque : Aristote et ses traductions commentées venues d’Orient.

Juge islamique : Qadi al-Qudda Philosophe et jurisconsulte

A/ La protection du philosophe Ibn Tufayl qui le présente au Calife.

B/ Philosopher dans la cité islamique : hellénisme et islam

C/ Le dogme et la loi dans l’islam médiéval

II. L’ŒUVRE D’IBN RUSHD

LA NAISSAINCE DE LA FALSAFA : LE LEGS INTELLECTUEL GRÉCO-MUSULMAN

Science et philosophie

Les commentaires des œuvres d’Aristote :

A/ Logique et Organon

B. Physique

C/ Métaphysique

Philosophie et religion.

Le rejet des thèses du théologien Al-Ghazali, adversaire de la philosophie :

A/ Les thèse d’al-Ghazali dans sa Destruction des philosophes (Tahafot al-Falasifa : Destructio philosophorum)

B/ La réponse d’Averroès : Destructio de la Destruction : Tahafot al-Tahafot : Destructio Drestructionis

C. Le duel d’Averroès et d’Al-Ghazali : fin de la philosophie en Islam ?

D/ La pensée philosophique d’Averroès : la fin d’un Islam éclairé.
E : La voie libre au fanatisme ?

III.LA POSTERITE :

D’AVERROES A L’AVERROÏSME :

 

A/ Un philosophe musulman orphelin ?

B/ L’averroïsme : un gigantesque malentendu productif ?

C/ Des héritiers juifs : les traduction et les commentaires hébraïques

D : Des héritiers chrétiens : les traductions et les commentaires latins.

E/ Le paradoxe de l’averroïsme latin.

Conclusion ; Rendre à Averroès sa place dans la culture européenne.

Identité musulmane et culture européenne : Compatibilité ou exclusion mutuelle ?

Maimonide, un philosophe néoplatonicien

Si l’on a dit de Maimonide qu’il a pensé en grec, prié en hébreu et écrit en arabe, Averroès a lui, imposé sa marque à la pensée grecque, influencé les penseurs juifs et chrétiens, sans avoir d’héritiers dignes de ce nom dans sa propre culture religieuse.

Quel paradoxe ! L’un des pères de l’histoire intellectuelle de l’Europe, exclu, dans les faits, de la culture européenne ! Car, l’averroïsme n’a été détrôné à Padoue qu’à l’époque de la Renaissance, avec le départ et la mort de son dernier représentant et thuriféraire patenté Helias Cretensis (1460-1493), le Maître d’hébreu de Pic de la Mirandole.

A quoi aurait ressemblé aujourd’hui la culture européenne si le Ibn Rushd des Arabes n’a pas donné naissance à l’Averroès latin ? Que serait l’Europe d’aujourd’hui si le Averroès et l’averroïsme d’Ernest Renan (1852) n’avait pas été la pierre tombale de l’Ibn Rushd de la tradition arabe ?

*

· *

Dans les pages qui vont suivre on tentera de restituer à la fois l’existence mouvementée de l’homme, les grandes idées de son oeuvre et la postérité de celle-ci .

Ibn Rushd, le Ben Rushd des juifs et l'Averroès des Latins a été lu, traduit et étudié en trois langues, l'arabe, l'hébreu et le latin; on a aussi tenté de l'enraciner dans trois communautés religieuses, la sienne propre, l'islam, le judaïsme et le christianisme. Au sein de l'Europe judéo-chrétienne est né le vocable d'averroïsme.

C'est dire qu'ibn Rushd peut être légitimement considéré comme l'un des père spirituels de l'Europe; on parle d'averroïsme, comme on a parlé de thomisme et de maïmonidisme.

Ce livre veut aussi recentrer les thèses de Renan qui ne pouvait pas, dans la version première d'Averroès et l'averroïsme (1852) connaître la foule d'informations dont on dispose aujourd'hui. On a tenté par la même occasion d'illustrer de manière plus substantielle la reprise des doctrines d'Averroès au sein des écoles philosophiques juive et chrétienne au Moyen Age. Dans ce contexte, il semble indiqué de donner la parole à un grand orientaliste, Georges Vajda, qui écrivit ce qui suit dans son Isaac Albalag :

"A l'époque où nous sommes (dans le 3è tiers du XIIIè siècle), le savant chrétien dispose, en plus des Ecritures Saintes et de la documentation profane, patristique et scolastique léguée par le XIIè, d'un nombre considérable de versions latines d'Aristote, d'Avicenne, d'Averroès et de Maïmonide, ainsi que d'autres Grecs et Arabes. Le savant juif, lui, surtout s'il sait l'arabe, ce qui est encore assez souvent le cas, peut travailler, outre la Bible et la littérature rabbinique, sur presque toute la documentation gréco-arabe qui comprend aussi des textes que son homologue chrétien n'aura pas la possibilité de consulter, car ils ne seront traduits que beaucoup plus tard[1]. Ce que la littérature en langue latine offrait en plus n'avait pas, pour le philosophe juif, un grand intérêt, puisqu'il en possédait à peu près l'équivalent dans sa propre tradition religieuse." (p 256)

L'interprétation peut souvent donner lieu à des malentendus et le cas d'ibn Rushd n'a pas constitué une exception. Si certains de ses commentateurs juifs ont parfois tenté de le tirer vers eux un peu singulièrement, d'autres l'ont soumis à un examen fortement critique tandis que d'autres enfin, même parmi les plus fidèles comme Albalag (seconde partie du XIIe siècle), lui ont faussé compagnie lorsqu'il y allait de l'unité de l'intellect et de ses conséquences sur la rétribution des âmes dans l'au-delà. Moïse de Narbonne dont la profondeur d'analyse est généralement alliée à un don peu commun de mélanger les sources de provenances diverses, a peut-être tenté d'accentuer un aspect "mystique" de son Maître musulman, notamment dans son commentaire du Hayy ibn Yaqzan d'ibn Tufayl où il mêle intimement ces deux auteurs à ibn Badja.

Peut-on passer sous silence la fameuse théorie de la "double vérité" attribuée à Averroès par ses commentateurs chrétiens ? Il semble que l'on doive plutôt parler avec Harry Austrin Wolfson d'une "double foi"[2]

LES DOCTRINES D'IBN RUSHD

1. Relations entre la philosophie et la religion : Le Traité décisif (Façl al-ma­qal). Légitimation de la spéculation philosophique en Islam. Les masses et les élites.

Outre les grands commentaires et les oeuvres indépendantes telles le Tahafut al-Tahafut ibn Rushd a écrit un traité spécial portant sur les relations entre la philo­sophie et la religion, intitulé Kitab façl al-maqal wa-taqrir ma bayn al-shari'a wa-l-hikma min al-itiçal (Livre de la décision de la question et de l'établissement de ce qui est entre la loi religieuse et la philosophie en fait d'accord)[3]. Ce traité fut suivi de deux autres : a) Kitab kashf al-manahidj al 'adilla fi 'aqa'id al-milla wa ta'rif ma waqa'a fiha bi-hasb al-tawil min ash-shobah al mozigha wa-l-bid'a al-modhilla (Livre de l'enlèvement du voile qui couvre les méthodes de preuve tou­chant les dogmes de la religion et exposé des doutes dangereux et des hérésies ré­sultant de l'interprétation de ces dogmes). b) Damimat al-masa'alat allati dhaka­raha Abu-l-Walid fi façl al-maqal (Appendice à la question mentionnée par Abu-l-Walid /Averroès/ dans le Traité décisif).

Comme on le notait dans le titre de ce paragraphe, ibn Rushd va tenter de légi­timer en religion le recours à la philosophie en général et à la logique d'Aristote en particulier. Il commence par se référer à la théorie dite des " cinq qualifica­tions " (al-ahkam al-khamsa) selon laquelle tout acte ressortit à l'une de ces ap­préciations. A cette théorie ibn Rushd joindra celle des trois classes d'arguments et d'esprits dont on parlera infra. Dans ces cinq qualifications on peut distinguer deux couples antithétiques : l'action obligatoire dite wadjib dont l'accomplissement entraîne une récompense et le non-accomplissement un châtiment. En face on trouve l'action strictement interdite dite haram dont l'accomplissement entraîne nécessairement un châtiment et le non-accomplissement une récompense. Il y a en­suite l'action purement méritoire ou agréable aux yeux de Dieu qui est dite mos­tahib ou mandoub laho dont l'accomplissement entraîne une récompense mais dont le non-accomplissement ne saurait être sanctionné par un châtiment; en face nous trouvons l'action symétrique dite makhour, blâmable : son accomplissement n'entraîne évidemment aucune récompense mais son non-accomplissement peut en entraîner une. Entre ces deux couples antithétiques il y a une sorte d'action neutre, parce que permise, mobah, qui n'entraîne dans les deux cas ni châtiment ni ré­compense. L. Gauthier note avec raison que cette théorie est intégralement mu­sulmane mais celle qui divise les esprits (et les arguments auxquels ils sont sen­sibles) en trois classes est aristotélicienne. Ces catégories d'esprits ou d'arguments sont : démonstratifs, dialectiques et persuasifs . La connexion des deux livre la clef de l'entente entre la religion et la philosophie. Voici ce que dit ibn Rushd :

" Notre but dans ce traité est d'examiner du point de vue de la spéculation reli­gieuse si l'étude de la philosophie et des sciences logiques est permise ou défendue par la loi religieuse ou bien prescrite par elle, soit à titre méritoire soit à titre obligatoire. "[4]

Comme le note Gauthier ibn Rushd n'utilise pas ici le terme général de hikma (sagesse) mais celui plus technique de falsafa (philosophie). Toutefois, dans tout le reste du traité, c'est hikma qui est le plus récurrent. Ibn Rushd part du raisonne­ment suivant : la philosophie a pour but l'étude de l'univers afin de parvenir à la connaissance de son créateur, Dieu. Or la loi religieuse ordonne de s'instruire par la contemplation de l'univers; partant, la loi religieuse ordonne aussi l'étude de la philosophie. Celle-ci est donc soit méritoire soit obligatoire de par la loi divine. Ibn Rushd cite deux versets du Coran (88;17-18) :

" N'ont-ils pas réfléchi sur le royaume des cieux et de la terre, et sur toutes les choses que Dieu a créées ?... Ne voient-ils pas les chameaux, comment ils ont été créés, et le ciel, comment il a été élevé ! "

Voici autant de textes faisant de l'étude de la philosophie une obligation. Lors donc que la loi religieuse ou divine nous ordonne d'appliquer la réflexion et la raison pour élucider les mystères de l'univers, la meilleure manière de passer du connu à l'inconnu porte un nom, le syllogisme. Cet outil existe chez les Grecs, il convient de le leur emprunter car il serait insensé de tout vouloir réinventer. Tacticien consommé ibn Rushd écrit :

" Ce qui sera conforme à la vérité, nous le recevrons d'eux (les Grecs) avec joie et reconnaissance; ce qui ne sera pas conforme à la vérité nous le signalerons pour qu'on s'en garde, tout en les excusant."

Pour parer à une ultime objection de la part des théologiens ibn Rushd souligne qu'on ne saurait interdire la spéculation philosophique au motif qu'elle provoque parfois des erreurs pas plus qu'on n'est habilité à interdire à un homme assoiffé de se désaltérer pour la seule raison que d'autres se sont noyés dans de l'eau. Car, correctement interprétée, la religion n'est jamais en désaccord avec la philosophie puisque " la vérité ne saurait contredire à la vérité, elle s'accorde avec elle et té­moigne en sa faveur. " C'est ici qu'ibn Rushd fait intervenir l'idée de la dualité du sens du Coran; il y a un sens obvie ou apparent, zahir, et un sens caché ou pro­fond, batin, auquel on parvient par l'intermédiaire du tawil, l'exégèse spirituelle. Que devons nous entendre par l'interprétation ?

" Interpréter veut dire faire passer la signification d'une expression du sens propre au sens figuré, sans déroger à l'usage où est la langue des Arabes de nom­mer telle chose pour désigner métaphoriquement sa semblable, ou sa cause, ou sa conséquence, ou une chose concomitante, ou d'employer telle autre métaphore couramment indiquée parmi les figures de langage. "[5]

Il est un autre verset coranique (3;5), d'importance capitale pour notre propos, et sur lequel ibn Rushd s'appuie pour montrer que le recours à l'exégèse et aux maîtres de celle-ci est parfaitement légitime :

" C'est Lui qui t'a révélé le livre dont certains versets sont clairs et positifs et constituent la mère du livre et d'autres sont ambigus. Ceux qui ont dans le coeur une propension à l'erreur s'attachent à ce qui s'y trouve d'ambigu par amour de la sédition et par désir d'interpréter ces textes; or nul n'en connaît l'interprétation si ce n'est Dieu <> et les hommes de science profonde <ils> disent : nous y croyons, tout cela vient de notre Seigneur. Car nul ne réfléchit si ce n'est ceux qui sont doués d'intelligence. "

Ce verset peut être entendu de deux façons différentes, voire même opposées : a) en mettant un point après /et les hommes d'une science profonde/; b) en mettant un point juste avant /et les hommes d'une science profonde/. Dans le premier cas, on insiste sur l'ingéniosité et l'habileté des savants pour interpréter les textes, mais dans le second les érudits avouent leur soumission en disant : nous y croyons. On comprend aisément que ibn Rushd ait opté pour la première solution. Gauthier (p 63) trouve " quelque peu forcée la construction choisie par ibn Rochd. " Mais pour le philosophe musulman, ce verset coranique prouve bien que l'étude de la logique et de la philosophie n'est plus seulement méritoire mais obligatoire.

Mais alors pour quelle raison le Seigneur ne s'est-il pas exprimé plus simple­ment dans ses oracles ? C'est que, répond ibn Rushd, la masse des hommes n'acquiesce qu'aux arguments d'exhortation :

" Dieu a fait à ceux de Ses serviteurs qui n'ont aucun accès à la démonstration... la grâce de leur donner de ces choses trop abstruses des figures et des symboles; et Il les a invités à donner leur assentiment à ces figures car ces figures peuvent ob­tenir l'assentiment au moyen des preuves accessibles à tous. Je veux dire les preuves dialectiques et les preuves oratoires. C'est la raison pour laquelle la loi divine se divise en ésotérique et en exotérique. L'exotérique, ce sont ces figures employées comme symboles des intelligibles et l'ésotérique, ce sont ces intelli­gibles qui ne se révèlent qu'aux hommes de démonstration. "

On peut dire à présent qu'aux trois classes d'arguments correspondent trois caté­gories d'hommes : les savants, les théologiens et les hommes d'exhortation, i.e. la masse des incultes. Les premiers doivent s'élever jusqu'à la vérité tandis que les derniers s'en tiendront au sens extérieur. Ibn Rushd s'élève contre tout " mélange des genres ". Il incrimine les théologiens tels al-Ghazali qui eurent recours à des méthodes hybrides, responsables de tous les maux dont souffre la religion. Le philosophe musulman dénonce " certains spéculatifs comme les Mu'tazilites et les Ash'arites qui usent d'une seule et unique méthode envers trois classes différentes d'individus. " ( p 81)

" C'est pourquoi les interprétations ne doivent être exposées que dans les livres du genre démonstratif parce qu'alors il n'y a que les hommes de démonstration qui puissent en prendre connaissance; tandis que si on les expose dans d'autres livres.... et au moyen des méthodes poétique, oratoire et dialectique comme le fait Abu-Hamid (al-Ghazali), c'est une faute contre la loi divine et aussi contre la phi­losophie. "[6]

Puisque la philosophie est désormais légitimée en religion on peut passer à l'exposé des thèses d'ibn Rushd sur Dieu, l'univers et l'homme.

2. L'essence divine : Dieu, Premier Moteur

La seule preuve irréfragable établissant l'existence de Dieu se fonde sur le mouvement. Le temps est un accident du mouvement qu'il mesure. Par ailleurs, le mouvement a besoin d'un support, donc d'un corps. Parler du temps, c'est donc parler de la vitesse suivant laquelle se déplace un corps ou ses parties. Pour démontrer l'existence de Dieu on ne peut que recourir à la preuve par le mouvement qui nous permet d'aboutir à un Premier Moteur placé en tête d'une série de moteurs qui ne peut s'étendre à l'infini; ce moteur meut éternellement un univers à l'extérieur duquel il se trouve.[7] Et si ce moteur premier est Un, immatériel et éternel, il ne peut être qu'un intellect, à savoir l'intellect suprême. Ibn Rushd explicite bien ses vues dans son commentaire de la Métaphysique (livre Lambda) et aussi dans son Epitomé de ce même livre.

Ibn Rushd commence par rappeler les thèses démontrées dans la Physique. Tout mobile, dit-il, a un moteur, et ce mobile est mû en tant qu'il est en puissance tandis que le moteur meut en tant qu'il est en acte. S'il cesse parfois de mouvoir, le moteur demeure mobile sous un certain aspect puisque le pouvoir d'imprimer le mouvement existe en lui alors même qu'il ne meut pas. Si nous admettions que le moteur ultime de l'univers meut seulement de temps à autre il s'ensuivra néces­sairement qu'il existe un autre moteur antérieur. A supposer que cet autre moteur ne meut lui aussi que par intermittence, la conséquence qui vaut pour le premier vaudra pour le second. Ainsi donc, nous irions ou bien à l'infini ou bien nous ad­mettrions qu'il existe un moteur qui n'est point mû et dans la nature duquel il n'est pas de se mouvoir, ni par essence ni par accident. Le moteur en question sera né­cessairement éternel et le mobile mis en mouvement par lui le sera aussi. Ibn Rushd poursuit : Si, en effet, à un moment quelconque il n'était mû qu'en puis­sance par le moteur censé être éternel il existerait nécessairement un moteur an­térieur à celui-ci. Du moment qu'on sait avec certitude qu'il existe un mouvement éternel qui ne peut être que celui de la translation et que l'expérience sensible nous enseigne que ce ne peut être que celui du corps céleste, il faut en tirer que c'est le mouvement des corps célestes qui est le mouvement éternel, son moteur étant éternel et dont l'existence a été démontrée (Voir Physique, Livre VIII, cité en note 5). Ibn Rushd poursuit sa démonstration en usant de l'argument du temps. Si nous le supposions produit, il existerait alors après avoir été non-existant avant qu'il n'existe; mais avant et après sont des dénominations des parties du temps; le temps aura donc existé avant d'exister, ce qui est absurde (Epitomé de la Métaphysique, § 33).

Pour ibn Rushd Dieu est aussi la substance la plus simple, la plus haute simpli­cité étant synonyme de la distance la plus lointaine par rapport à la matière; par­tant, la substance la plus simple est aussi la plus immatérielle. Le Premier Moteur est le plus éminent de tous les autres moteurs bien qu'ils soient tous immatériels. Mais, comme l'explique ibn Rushd, il y a des degrés dans l'immatérialité :

"Toutefois, sous le rapport de l'unité, une gradation d'excellence s'établit entre eux : le plus digne d'être qualifié d'Un est le Premier absolument simple; les autres se rangent, relativement à lui, dans un ordre descendant. En bref, la sim­plicité des principes décroît selon le nombre des principes dont chacun d'eux a be­soin pour se représenter son essence; réciproquement, moins l'un d'entre eux a besoin de principes à cette fin, plus il est simple. A la limite, le principe vérita­blement premier dans sa simplicité est celui qui n'a besoin de rien d'extérieur à lui afin de se représenter son essence ( § 43; traduction inédite de Georges Vajda)

Il ressort de ce qui précède que le moteur le plus éminent est celui de la sphère étoilée. De ce moteur émane nécessairement plus d'une forme; c'est lui qui con­fère la forme à la sphère étoilée et l'existence au moteur de la sphère qui avoisine celle-ci dans l'ordre descendant. Or, de l'être unique et simple en tant que tel, un être seulement peut procéder : comment donc une multiplicité graduée quant à l'éminence pourrait-elle en dériver ? C'est que le moteur est nécessairement plus éminent que la forme de la sphère ; dès lors, l'essence d'où procèdent ces deux êtres est nécessairement composée de parties qui diffèrent sous le rapport de l'éminence. Tel étant le caractère du moteur de la sphère étoilée, son existence a une cause." Ce ne peut être que Dieu exalté et béni, car introduire un autre prin­cipe antérieur serait superflu alors qu'il n'y a rien de superflu dans la nature. " ( § 54)[8]

3. Le monde : la production éternelle de l'univers

Cette idée de production éternelle de l'univers a pour corollaire la notion de volonté divine éternelle. Ibn Rushd y revient surtout dans le Tahafut al-Tahafut, notamment lors de la première discussion. Il y cite un bref mais important pas­sage de son adversaire le théologien al-Ghazali d'où il ressort que " une volonté éternelle peut très bien avoir décrété l'existence du monde à un moment déter­miné; l'existence n'avait pas été voulue avant, et au moment précis où elle com­mencera d'exister, son existence a été due (=voulue) par une volonté éternelle. " Ibn Rushd réfute cette théorie en arguant que les propositions d'al-Ghazali et donc ses conclusions, sont des sophismes : comment un agent qui aurait de toute éternité décidé d'agir pourrait-il retarder l'apparition de l'effet ? Certes, concède ibn Rushd, l'effet peut être retardé par l'agent, mais il ne peut plus l'être sitôt qu'il est devenu une cause en acte. On sent bien que le problème du vouloir divin est insé­parable de celui de l'éternité ou de l'adventicité de l'univers. Pour un philosophe comme ibn Rushd Dieu a créé l'univers de toute éternité; dire qu'il a été créé à un moment donné dans le temps nous contraint d'envisager l'apparition d'une cause en Lui qui aurait alors provoqué une sorte de changement. D'inactif Dieu serait devenu actif sans raison : c'est dans ce dilemme que le philosophe tente d'enfermer son adversaire théologien : ou bien l'activité de l'agent n'implique en lui aucun changement requérant un principe extérieur, ou bien il s'agit de muta­tions s'opérant sans concours externe, ce qui impliquerait que l'essence divine subit des mutations sans l'intervention de quiconque et affaiblirait fortement sa perfection . Voici deux passages du Tahafut al-Tahafut qui semblent bien résumer le point de vue d'ibn Rushd :

" Si l'univers est existant et éternel par lui-même (non point en ce qu'il est mû car chaque mouvement se compose de parties produites) alors il n'aurait pas du tout d'agent. Mais si par éternel on entend une production pérenne et que cette production n'a ni commencement ni fin, alors le terme production est mieux ap­pliqué à celui qui produit une production pérenne qu'à celui qui produit une pro­duction limitée. Dans ce sens le monde est la production de Dieu et le terme pro­duction est mieux indiqué que le terme éternité; les philosophes n'ont dit du monde qu'il était éternel que pour se garder du terme production au sens où une chose est produite temporellement et en passant du non-être à l'être. " (pp96-97)

" Au gré des philosophes, le monde ressemble à un Etat unique : un Etat se constitue d'un monarque et de représentants qui lui obéissent; tous les représen­tants de l'Etat sont reliés au monarque suprême car l'autorité de chacun d'eux re­pose sur lui seul... Et pour les philosophes il était évident que celui qui assigne leurs fins à ces êtres immatériels est le même que celui qui leur confère l'existence, car pour eux la forme et la fin ne font qu'un en ce type d'existant, c'est-à-dire que celui qui leur confère la forme et la fin est leur Agent.... Quant à la relation aux êtres existants, attendu qu'il leur confère l'unité d'où émane leur pluralité ainsi que l'unité de celle-ci, il est leur Cause à tous, étant leur forme, leur agent et leur fin, et tous les êtres existants recherchent leur fin par un mou­vement dans leur direction. " (Ibid. p 138)[9]

On a donc bien compris que Dieu, forme simple, Premier Moteur et intellect suprême[10] produit l'univers de toute éternité. Ceci présuppose en Dieu une volonté éternelle (voir supra) laquelle implique à son tour une activité et une science éter­nelles. Mais un problème nouveau surgit et sur lequel le philosophe et le théolo­gien s'opposeront dans le Tahafut al-Tahafut : la volonté divine éternelle et im­muable, est-elle libre ?

Ibn Rushd cherche à montrer dans sa réponse que la terminologie humaine appliquée à Dieu est non seulement inopérante mais aussi génératrice d'erreurs. Il pense que al-Ghazali a péché contre les philosophes de deux manières : il a feint de mal les comprendre en leur imputant des opinions qu'ils n'ont jamais profes­sées et il a sciemment confondu les différentes acceptions d'un même terme appli­qué à Dieu et aux hommes. A al-Ghazali qui explique dans la discussion du Tahafut al-Tahafut que les philosophes qui professent l'éternité de l'univers ne peuvent attribuer de créateur à celui-ci, ibn Rushd réplique en exposant sa propre théorie de l'agent. Il y a, selon lui, deux types d'agent, l'un qui peut disparaître sitôt après avoir accompli son oeuvre (e.g. l'architecte vis-à-vis de la maison), et l'autre enfin qui est toujours indispensable au produit de son art, faute de quoi celui-ci ne pourrait persister dans l'être. Dieu se trouve dans ce second cas. Mais cet Agent ci est-il libre ? Ibn Rushd pense que Dieu est la cause de l'univers et que cette cause est identique à son acte car celui-ci est inengendré et éternel. Toutefois, cet acte a été voulu, certes non point au sens où l'entendrait l'homme qui n'obéit qu'à une impulsion donnée par un manque ou une imperfection. On va citer un passage crucial d'ibn Rushd, tiré de la onzième discussion, où al-Ghazali tentait de prouver que l'attribution à Dieu d'une volonté libre, puissante et agissante par les philosophes n'était rien d'autre qu'un leurre.

" Chez l'homme et l'animal le sens du terme volonté est celui d'un désir qui suscite un mouvement en vue de parachever une imperfection dans leur essence; mais il est inconcevable que le Créateur puisse éprouver un désir en raison d'une imperfection de son essence, car ce serait alors la cause d'un mouvement ou d'une action en lui-même ou en quelque chose de différent de lui. Et comment imaginer qu'une volonté éternelle puisse être à l'origine d'un acte sans accroissement du désir en ce même moment... De plus, le désir et le mouvement ne se retrouvent que dans les corps, et le premier n'existe qu'au sein d'êtres animés. C'est pour­quoi, lorsque les philosophes parlent de volonté chez Dieu, ils signifient seulement que chaque acte procède de Lui par la science...Et le savant est dit parfait en ce sens que c'est toujours le meilleur des deux opposés qui dérive de lui, à l'exception de l'autre. C'est pour cette raison que les philosophes affirment que trois attributs correspondent le mieux au Créateur, à savoir la science, la perfec­tion et la puissance. Et ils ajoutent que Sa puissance n'est pas inférieure à Sa vo­lonté, alors que c'est le cas chez l'homme. "

Avant de passer au point suivant il convient d'évoquer succinctement la ques­tion des êtres immatériels ou intellects séparés. Dans son Epitomé de la Métaphysique ibn Rushd se pose à leur sujet les cinq questions suivantes : a) quel est leur mode d'existence ? b) quel est leur nombre ? c) quelle est leur relation avec le monde sensible ? d) quelles relations entretiennent-ils entre eux ? e) qu'ont-ils de commun, et s'il existe entre eux une sorte de hiérarchie causale, en quoi consiste-t-elle ? (§ 10)

Ces principes immatériels sont les intellects moteurs des sphères. Mais, com­ment, interroge ibn Rushd, impriment-ils le mouvement aux sphères célestes ? Ceci ne peut se faire que par la représentation intellectuelle suivie de désir, de la " même manière que la forme de l'être aimé meut l'amant. " (§ 10). Ibn Rushd en vient enfin à l'un des aspects les plus difficiles de la question qui nous occupe, à savoir quelles relations ces entités séparées entretiennent-elles les unes avec les autres ? On a vu supra que ibn Rushd se demandait s'il existait entre elles une sorte de hiérarchisation causale. En examinant de près ces intellects séparés on se rend bien compte, dit ibn Rushd, que les uns sont plus nobles que les autres. Un exemple : le moteur de la sphère du mouvement diurne est l'entité séparée la plus éminente puisqu'elle meut toutes les autres alors qu'elle-même n'est mûe par au­cune autre. Par ailleurs, plus le mouvement d'une telle entité est rapide et plus son corps est grand, et plus elle est élevée en noblesse. Les corps célestes sont donc rangés selon une gradation hiérarchique. Mais tous les intellects séparés appar­tiennent à une espèce unique; il ne reste plus qu'à expliquer leur altérité par l'antériorité de l'une par rapport à l'autre (§ 32). On peut dire qu'il existe ici un rapport de cause à effet. L'intellect séparé qui est antérieur à tous les autres est la cause ultime.

Un mot à présent de l'influence exercée par ces entités immatérielles sur le monde sublunaire. Les mouvements effectués par les corps célestes contribuent à l'existence et à la préservation des êtres d'ici-bas, de sorte que si l'un d'entre eux venait à disparaître l'ordre du monde sublunaire en serait immédiatement per­turbé. Il y a une certaine loi qui régit la mécanique céleste et tous les mouvements célestes, si divers soient-ils, sont donc ordonnés à une fin unique.

On sait que chacun de ces intellects séparés s'intellige lui-même, mais peut-il appréhender quelque chose d'extérieur à son essence ? Le traité De l'âme, rappelle ibn Rushd, nous apprend que l'intelligible est la forme ou l'entéléchie de l'intelligent. Si nous admettons qu'un intellect intellige quelque chose hors de lui-même, il intellige de manière à se parachever grâce à lui. Cet intelligible par le­quel il devient plus éminent existait nécessairement avant lui. Il lui est donc anté­rieur et est la cause de son existence. Comme le dit ibn Rushd " il est, en effet, impossible que le causé ait une représentation de soi sans se représenter ce par quoi il subsiste. " (§ 41). Parvenu à ce stade de son exposé ibn Rushd se pose la question suivante : comment des principes aussi éminents ignoreraient-ils des ef­fets issus d'eux mêmes ? Seraient-ils semblables à la nature qui produit de manière mécanique certaines choses, par exemple le refroidissement de la neige et la com­bustion du feu ? Une telle opinion avait été exposée par al-Ghazali qui se gaussait à cette occasion des philosophes.[11] Ibn Rushd cite ici un passage du Coran (67;14) : Ne connaît-il pas ceux qu'il a créés alors qu'Il est le Subtil, l'Informé ? Au terme de développements substantiels ibn Rushd parvient à la conclusion que tous les in­tellects connaissent ce qui procède d'eux, faute de quoi il s'agirait d'une proces­sion semblable aux choses naturelles (§ 44).

A quel schéma parvient-on en ce qui concerne les intellects séparés et leur pro­cession à partir de l'intellect suprême ? la nomenclature proposée par ibn Rushd dans son Epitomé ne diffère pas de celle qu'il développera ailleurs, notamment dans son grand c

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