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Maimonide et l'Islam

Maimonide et l’Islam : les limites de la symbiose judéo-arabe.

par Maurice-Ruben HAYOUN

Conférence à la Mairie du XVIe arrondissement

Le jeudi 11 février 2010 à 20h 15

Pour saisir Maimonide dans son intégralité, il faut l’appréhender sous ses deux aspects : judéo-hébraïque (biblique, midrachique et talmudique) d’une part, et judéo-arabe (la falsafa, i.e. le legs philosophique gréco-musulman), d’autre part. Outre les méthodes d’investigation intellectuelles nécessaires pour découvrir le vrai, Maimonide a été influencé par l’usage qu’il convenait d’en faire : fallait-il garder la vérité pour soi et pour les membres de la confrérie, c’est-à-dire respecter strictement la discipline de l’arcane ? Ou pouvait-on, au contraire, confier la vérité philosophique au tout venant ? Maimonide s’inscrit ici dans la tradition judéo-arabe de son temps qui recommande de ne pas livrer au vulgaire des vérités qu’il ne saurait appréhender correctement et qui pourraient le conduire à l’impiété, voire à l’hérésie. Le seul cas où Maimonide s’écarte de cette discipline de l’arcane concerne l’incorporéité divine : alors que les falasifa -et notamment ibn Rushd- interdisaient de communiquer aux masses la vérité sur l’incorporéité divine, Maimonide, lui, viole cette règle et statue que cette doctrine philosophique est le seule qui doive être communiquée impérativement aux masses. Ceci les vaut d’être exalté par Moïse de Narbonne (1300-1362) qui s’exclame : sans cela, il n’aurait pas mérité d’être appelé le Guide…

Maimonide et l’Islam : les limites de la symbiose judéo-arabe.

Cette attitude est exprimée clairement dans le passage suivant qui insiste sur l’impossibilité pour l’homme de science de livrer son savoir dans son intégralité :

«Il faut savoir que lorsqu'un des hommes parfaits désire, selon le degré de sa perfection, se prononcer, soit verbalement, ou par écrit, sur quelque chose qu'il a compris en fait de ces mystères, il ne lui est pas possible d'exposer même ce qu'il en a saisi avec une clarté parfaite et par ordre, comme il le ferait pour les autres sciences dont l'enseignement est répandu. Au contraire, il lui arrivera pour l'enseignement des autres ce qui lui est arrivé dans ses propres études; je veux dire que la chose apparaîtra et se fera entrevoir, et qu'elle se dérobera; car on dirait que telle est la nature de cette chose, qu'il s'agisse de beaucoup ou de peu. C'est pourquoi tous les savants métaphysiciens et théologiens, amis de la vérité, quand ils voulaient quelque chose de ce genre, n'en parlaient que par des allégories et des énigmes, et, multipliant les allégories, ils en employaient de différentes espèces et même de différents genres; ils en formaient la plupart de manière à faire comprendre le sujet qu'on avait en vue, ou au commencement de l'allégorie, ou au milieu, ou à la fin, à moins qu'on ne pût trouver une image qui s'appliquât à la chose en question depuis le commencement jusqu'à la fin. Quelquefois aussi le sujet qu'on avait pour but d'enseigner à l'étudiant, quoique ce fût un sujet essentiellement un, on le divisait, en le mettant dans plusieurs allégories éloignées les unes des autres; mais ce qui est encore plus obscur, c'est lorsqu'une seule et même allégorie s'emploie pour divers sujets, de manière que le commencement de l'allégorie s'applique à un certain sujet et la fin à un autre. Parfois aussi toute l'allégorie s'emploie pour deux sujets analogues dans ce genre de science. Enfin, quand quelqu'un voulait enseigner sans l'emploi d'allégories et d'énigmes, il y avait dans ses paroles une obscurité et une brièveté qui tenaient lieu de l'emploi des allégories et des énigmes. On dirait que les savants et les docteurs sont guidés sous ce rapport par la volonté divine, de même que leurs dispositions physiques les guident sous d'autres rapports.»[1]

En Guide I, 32 Maimonide évoque les quatre Sages talmudiques qui pénétrèrent dans le Pardès, c'est-à-dire la paradis mystique: Ben Azaï, Ben Zoma, Elisha ben Abouya et rabbi Aqiba. De tous, seul le dernier sortit indemne de ses spéculations métaphysiques. Le premier mourut en raison de la hardiesse de sa vision, le second en perdit la raison tandis que la troisième, Elisha, ravagea les plantations, i.e. perdit la foi. Il devint gnostique, ce qui lui valut le sobriquet de Ahér l’autre. Maimonide nous exhorte à nous inspirer du si bel exemple de rabbi Aqiba lors de nos spéculations métaphysiques:

«Pareille chose t'arrive dans les perceptions purement intelligibles; car si tu t'arrêtes devant ce qui est obscur, si tu ne t'abuses pas toi-même en croyant avoir trouvé la démonstration pour ce qui n'est pas démontrable, si tu ne te hâtes pas de repousser et de déclarer mensonge quoi que ce soit dont le contraire n'est pas démontré, et qu'enfin tu n'aspires pas à la perfection de ce que tu ne peux pas percevoir, alors tu es parvenu à la perfection humaine et tu es au rang de rabbi Aqiba qui entra en paix et sortit en paix en étudiant ces choses métaphysiques. Mais si tu aspires à une perception au dessus de ta faculté perceptive ou que tu te hâtes de déclarer mensonge les choses dont le contraire n'est pas démontré, ou qui sont possibles, fût-ce même d'une manière très éloignée, tu te joins à Elisha Aher, et non seulement tu ne seras pas parfait, mais tu deviendras tout ce qu'il y a de plus imparfait; il t'arrivera alors de laisser prendre le dessus aux imaginations et d'être entraîné au vice, à la dépravation et au mal, parce que l'esprit sera préoccupé et sa lumière éteinte, de même qu'il se présente à la vue toute espèce de vains fantômes lorsque l'esprit visuel s'affaiblit chez les malades...»[2]

Maimonide trouve aisément dans les sources juives anciennes des références qui abondent dans son sens. Elles l'incitent à pratiquer le non-partage de la vérité. De quoi s'agit-il?

Il s'agit de l'attitude qui redoute le contenu explosif du vrai et qui appréhende le danger qu’il représente pour l’ordre social. Cette attitude a été très analysée par Léo Strauss dans son recueil d’articles intitulé, Persécution et l’art d’écrire.[3] Une publication non restrictive des théories avérées sur l'être visible et invisible pourrait nuire à l'ordre social. Certains hommes voudraient tout savoir sans fournir d'efforts préalables; prenons l'exemple de l'essence divine.. Si le commun des mortels savait que Dieu ne marchait ni ne parlait il douterait de l'existence et de l'omnipotence divines. Les conséquences qui s'ensuivraient dépasseraient –et de loin- les bienfaits escomptés. Il ne sert à rien de semer de telles idées dans des esprits inaptes à saisir les subtilités physiques ou métaphysiques. Maimonide recense cinq causes qui interdisent de commencer l'enseignement par la métaphysique. On y trouve la subtilité intrinsèque de ces matières mais aussi la paresse naturelle de l'homme ainsi que sa grande répugnance à fournir des efforts soutenus.

Cette attitude élitiste caractérise toute une tradition philosophique gréco-musulmane dont les racines remontent jusqu'à Aristote lui-même. Dans son Guide[4] Maimonide s'en réfère justement à l'Aristote arabe pour noter que «l'homme est social par nature». Ce qui signifie que toutes les entreprises humaines, qu'elles soient d'ordre physique ou spirituel, doivent se dérouler dans le cadre de la société. L'esseulement, le départ de la société des hommes est-il forcément pernicieux? Maimonide a longtemps été tiraillé entre deux idéaux opposés: l'un recommandant le contact avec la société des hommes (ce que recommande le talmud dans les Pirqé Abot) et représenté par l'illustre philosophe musulman Abu Nasr al-Farabi, et l'autre exigeant la solitude et l'esseulement. Tel était l'idéal du philosophe ibn Badja, l'Avempace des Latins, développé dans son Régime du solitaire. Voyons ce que dit Maimonide sur ce point:

«Il est donc clair qu'après avoir acquis la connaissance de Dieu, on doit avoir pour but de se consacrer à lui et occuper constamment la pensée et l'intelligence de l'amour qu'on lui doit. On n'y arrive, la plupart du temps, que par la solitude et l'isolement; c'est pourquoi tout homme supérieur cherche souvent à s'isoler et ne se réunit avec personne, si ce n'est en cas de nécessité.»[5] (c’est nous qui soulignons)

Maimonide n'a probablement pas connu l'ensemble des textes (ou leurs variantes) qui seront cités ici mais il a sûrement baigné dans le milieu idéologique dans lequel ils sont nés[6]. On commencera donc chronologiquement avec al-Farabi pour terminer avec ibn Rushd (Averroès) même si Maimonide avait tout juste survolé, au soir de sa vie, les oeuvres du grand grand Cordouan, alors que le Guide des égarés était déjà achevé. Il existe une continuité dans l'ensemble de la falsafa, à une exception près, ibn Badja, qui prônait l'esseulement. On parle de son dernier cas comme d'une «déviation individualiste».

Al-Farabi a délibérément opté pour le maintien du cadre social et l'acquisition de la félicité par l'homme parfait dans cet environnement. Pour lui rien ne s'oppose en principe à l'épanouissement de l'être humain auprès de ses congénères. Il n'a pas besoin de se retirer sur une île déserte pour parvenir, comme on disait au Moyen Age, à la conjonction avec l'intellect agent. Ceci signifiait au sein de la cosmologie médiévale le degré suprême que l'homme pouvait atteindre puisqu'il parvenait à devenir l'intellect agent et à penser comme lui. Il transcendait ainsi sa propre condition humaine pour s'élever au rang des anges ou des intelligences séparées (de la matière).[7] Cette tendance fondamentale d'al-Farabi qui continue de voir en l'homme un animal social déterminera la pensée politique de tous ses successeurs à une seule exception près[8].

Avicenne (Ibn Sina) reprit une large partie de l'héritage philosophique de son prédécesseur. Ce qui nous importe ici, c'est le récit du Hayy ibn Yaqzan qui est un conte philosophique où sont envisagés la nature, la vocation et l'avenir de l'Homme. Ce récit a été traduit et commenté admirablement par Henry Corbin[9] qui en fait ressortir cinq articulations majeures: la rencontre avec l'ange, l'initiation (c'est-à-dire la description de la nature spirituelle de l’homme), la quête de l'Orient (qui pourra guider l'âme vers sa source et son idéal), l'occident (la «gauche du cosmos»), en route vers l'orient. Restent bien entendu l'Orient lui-même, sorte de port idéal, et enfin l'épilogue. Il est probable que Maimonide n'a pas eu connaissance de ce texte tel qu'il nous est présenté par Corbin; en revanche, il a sûrement connu le Hayy ibn Yaqzan d'ibn Tufayl. Mais Il y a quelques passages dont la tonalité rappelle un peu les chapitres terminaux du Guide des égarés:

«Alors je demandais au Sage de me guider sur le chemin du voyage, de me montrer comment entreprendre un voyage tel qu'il en faisait lui-même. Je le fis sur le ton dont pouvait l'en requérir un homme qui en brûlait d'envie, en avait le plus ardent désir. Il me répondit: Toi et tous ceux dont la condition est semblable à la tienne, vous ne pouvez entreprendre le voyage que je fais moi-même. Il vous est interdit; à vous tous la voie en est fermée, à moins que ton heureux destin ne t'aide, toi, en te séparant de ces compagnons. Mais maintenant, l'heure de cette séparation n'est pas encore venue: un terme lui est fixé, que tu ne peux anticiper. Il faut donc te contenter pour le moment d'un voyage coupé de haltes et d'inaction; tantôt tu es en route, tantôt tu fréquentes ces compagnons. Chaque fois que tu t'esseules pour poursuivre ta marche avec une parfaite ardeur, moi je fais route avec toi, et tu es séparés d'eux. Chaque fois que tu soupires après eux, tu accomplis un revirement vers eux, et tu es alors séparé de moi; ainsi en sera-t-il jusqu'à ce que vienne le moment où tu rompras totalement avec eux.»[10]

On voit ici toutes les composantes d'un voyage initiatique: l'homme prédisposé à découvrir les régions élevées dont il est issu dialogue avec la figure de l'intellect agent symbolisé ici par la figure d'un vieillard éternellement jeune, Hayy ibn Yaqzan (Vivens filius Vigilantis: Vivant fils de l'Eveillé). Les compagnons dont il est périodiquement question sont les autres facultés de l'âme qui peuvent empêcher l'homme en quête de perfection de parvenir à son idéal. Le terme final qu'il est impossible d'anticiper n'est autre que la mort. Mais l'âme humaine veut en savoir plus:

«Finalement l'entretien me conduisit à l'interroger sur chacun des climats où il était allé, ceux qu'il embrassait dans sa connaissance et dont il avait pleine information. Il me dit: Les circonscriptions de la terre sont triples: l'une est intermédiaire entre l'orient et l'occident. C'est celle que l'on connaît le mieux; de nombreuses informations en sont parvenues jusqu'à vous et ont été parfaitement comprises. Parvenue également jusqu'à vous la notification des choses merveilleuses que contient ce climat. Mais il existe deux autres circonscriptions étranges: l'une au-delà de l'occident, l'autre au-delà de l'orient. Pour chacune il y a une barrière faisant obstacle entre ce monde-ci et cette autre circonscription, car nul ne peut y arriver ni ne peut en forcer le passage, hormis les Elus d'entre la masse, ceux qui ont acquis une force n'appartenant pas initialement à l'homme par droit de nature.»[11]

En Guide III, 51 Maimonide développe brièvement une allégorie, celle du palais du roi; elle ne laisse pas d'évoquer une tonalité -même lointaine- qui fait penser au second texte d'Avicenne qu'on citera ici. Mais voici, pour commencer, le texte de Maimonide:

«Le souverain était dans son palais, et ses sujets étaient en partie dans la ville et en partie hors de la ville. De ceux qui étaient dans la ville, les uns tournaient le dos à la demeure du souverain et se dirigeaient d'un autre côté; les autres se tournaient vers la demeure du souverain et se dirigeaient vers lui, cherchant à entrer dans sa demeure et à se présenter chez lui, mais jusqu'alors ils n'avaient pas encore aperçu le mur du palais. De ceux qui s'y portaient, les uns, arrivés jusqu'au palais, tournaient autour pour en chercher l'entrée; les autres étaient entrés et se promenaient dans les vestibules; d'autres enfin étaient parvenus à entrer dans la cour intérieure du palais et étaient arrivés à l'endroit où se trouvait le roi, c'est-à-dire la demeure du souverain. Ceux-ci toutefois, quoique arrivés dans cette demeure, ne pouvaient ni voir le souverain, ni lui parler; mais après avoir pénétré dans l'intérieur de la demeure, ils avaient encore à faire d'autres démarches indispensables, et alors seulement ils pouvaient se présenter devant le souverain, le voir de loin ou de près, entendre sa parole, ou lui parler. Je vais maintenant t'expliquer cette parabole que j'ai imaginée:

Ceux qui étaient hors de la ville, ce sont tous les hommes qui n'ont aucune croyance religieuse, ni spéculative, ni traditionnelle, comme les derniers Turcs à l'extrême nord, les nègres à l'extrême sud et ceux qui leur ressemblent dans nos climats. Ceux-là sont à considérer comme des animaux irraisonnables; je ne les place point au rang des hommes, car ils occupent parmi les êtres un rang inférieur à celui de l'homme et supérieur à celui du singe, puisqu'ils ont la figure et les linéaments de l'homme et un discernement au-dessus de celui du singe.

Ceux qui étaient dans la ville mais tournaient le dos à la demeure du souverain, ce sont des hommes qui ont une opinion et qui pensent, mais qui ont conçu des idées contraires à la vérité, soit par suite d'une grave erreur qui leur est survenue dans leur spéculation, soit parce qu'ils ont suivi ceux qui étaient dans l'erreur. Ceux-là, par suite de leurs opinions, à mesure qu'ils marchent, s'éloignent de plus en plus de la demeure du souverain; ils sont bien pires que les premiers, et il arrive des moments où il devient même nécessaire de les tuer et d'effacer leurs traces de leurs opinions, afin qu'ils n'égarent pas les autres. Ceux qui se tournaient vers la demeure du souverain et cherchaient à y entrer, mais qui n'avaient pas encore aperçu la demeure du souverain, c'est la foule des hommes religieux, c'est-à-dire des ignorants qui s'occupent des pratiques religieuses.

Ceux qui étaient arrivés jusqu'au palais et qui tournaient autour, ce sont les casuistes qui admettent par tradition les opinions vraies, qui discutent sur les pratiques du culte, mais qui ne s'engagent point dans la spéculation sur les principes fondamentaux de la religion, ni ne cherchent en aucune façon à établir la vérité d'une croyance quelconque. Quant à ceux qui se plongent dans la spéculation sur les principes fondamentaux de la religion, ce sont ceux qui étaient entrés dans les vestibules, où les hommes se trouvent indubitablement admis à des degrés différents. Ceux qui ont compris la démonstration de tout ce qui était démontrable, qui sont arrivés à la certitude dans les choses métaphysiques, partout où cela est possible, ou qui se sont approchés de la certitude, là où l'on ne peut que s'en approcher, ce sont ceux qui sont arrivés dans l'intérieur de la demeure du souverain.»[12]

Voici à présent la parabole du Roi chez Avicenne; répétons qu'il n'y a pas nécessairement entre les deux auteurs une relation de source à emprunteur, mais la culture arabo-musulmane de Maimonide a dû contribuer à cette similitude:

«Au-dessus d'eux il est un peuple qui a commerce plus intime avec le Roi, et qui est attaché sans relâche à son service. Ils ne sont point humiliés d'avoir à remplir cet office; leur état est préservé de toute atteinte, aussi ne changent-ils pas d'occupation. Ils ont été choisis pour être des intimes, et ils ont reçu le pouvoir de contempler le palais le plus élevé et de se tenir tout autour. Ils ont été gratifiés de la contemplation du visage du Roi, en une continuité sans rupture. Ils ont reçu en parure la douceur d'une grâce subtile dans leur nature, la bonté et la sagesse pénétrante dans leurs pensées, le privilège d'être le terme final auquel réfère toute connaissance. Ils ont été doués d'un aspect éblouissant, d'une beauté qui fait trembler d'admiration, d'une stature qui a atteint sa perfection. Pour chacun d'eux une limite a été fixée qui lui appartient en propre, un rang déterminé, un degré divinement ordonné, que nul autre ne lui conteste et dans lequel il n'a pas d'associé, car tous les autres, ou bien sont au-dessus de lui, ou bien trouvent de la douceur, chacun respectivement, à son rang inférieur. Parmi eux, il en est un dont le rang est plus proche du Roi, et c'est leur père, eux-mêmes en sont les enfants et les petits enfants. C'est par lui qu'émanent vers eux le verbe du Roi et son ordre. Et leur condition comporte entre autres merveilles celle-ci: que jamais le cours des temps n'expose leur nature aux marques et flétrissures de la vieillesse et de la décrépitude. Loin de là, celui d'entre eux qui est leur père, tout en étant le plus ancien en durée, n'en abonde que plus en vigueur, et son visage n'en a que plus encore la beauté de l'adolescence. Tous habitent le désert, ils n'ont besoin ni de demeure ni d'abri.»[13]

Ces êtres supérieurs au contact du Roi sont assurément les intelligences séparées de la cosmologie alfarabo-avicenniennes. Le Père de ces êtres immatériels est l'intelligence première qui joue le rôle de premier moteur puisque Avicenne, contrairement à Aristote et à Averroès, statue l'existence d'une intelligence entre Dieu lui-même et les autres intelligences séparées. Rompant avec le principe physique connu selon lequel la nature ne créé jamais rien en vain, Avicenne avait jugé inférieur à la dignité de Dieu l’attribution d’une fonction dans l'économie générale de l'univers. Maimonide l'a d'ailleurs suivi dans cette voie, s'attirant parfois les foudres de certains de ses commentateurs.[14]

Avicenne a aussi introduit la distinction entre l'être d'existence nécessaire, Dieu, et les êtres dits d'existence possible. Dieu, exempt de tout mélange ou composition, n'est redevable de son existence à personne, et est donc le seul être d'existence nécessaire tandis que tous les autres existants, du plus haut de la chaîne ontologique (l'intelligence première) jusqu'aux êtres les plus inférieurs, ne sont que d'existence possible.[15] Il appert de cela qu'Avicenne a influencé Maimonide bien plus qu'on ne le croit:

«Le Roi est entre eux tous le plus retiré en cette solitude. Quiconque le rattache à une origine s'égare. Quiconque prétend s'acquitter envers Lui d'une louange qui soit à Sa mesure, est un frivole bavard. Car le Roi échappe au pouvoir des gens habiles à donner des qualifications, de même que manquent ici leur but toutes les comparaisons. Que nul donc ne s'enhardisse à Le comparer à quoi que ce soit. Il n'a point de membres qui le divisent: il est tout entier un visage pour sa beauté, une main pour Sa générosité. Et Sa beauté efface les vestiges de toute autre beauté. Sa générosité avilit le prix de toute autre générosité. Quand se propose de le méditer un de ceux qui entourent Sa vastitude, son oeil cligne de stupeur et il en revient ébloui. Peu s'en faut que les yeux ne lui soient ravis, avant même qu'il n'ait porté le regard vers Lui. Il semblerait que Sa beauté soit le voile de Sa beauté, que Sa manifestation soit la cause de Son occultation, que Son épiphanie soit la cause de son abscondité. Aussi bien est-ce en se voilant légèrement que le soleil peut alors d'autant mieux être contemplé; lorsqu'au contraire l'héliophanie déverse toute la violence de son éclat, le soleil se refuse au regard, et c'est pourquoi sa lumière est le voile de Sa lumière. En vérité, le Roi manifeste sa beauté à l'horizon des siens; il n'est point avare envers ceux de sa vision; ceux qui sont privés de Le contempler, c'est à cause de l'état misérable de leurs facultés. Il est doux et clément. Sa générosité déborde. Sa bonté est immense. Ses dons submergent; vaste est sa cour, universelle sa faveur. Quiconque aperçoit un vestige de Sa beauté, pour toujours fixe sur elle sa contemplation; jamais plus, fût-ce un clin d'oeil, ne s'en laisse distraire.»[16]

Il serait superflu de faire une exégèse serrée de ces pages qui comptent parmi les plus belles du mysticisme philosophique; on retrouve toutefois -et c'est dans le présent contexte le plus important- des lignes qui font penser à l'enseignement de Maimonide: outre le caractère incomparable de Dieu, on dira aujourd'hui son altérité absolue, il y a les mises en garde du Guide qui interdisent de multiplier au sein même de la prière les glorifications de Dieu. A sa manière, Maimonide s'en prend lui aussi aux bavards:

«Tu connais aussi un passage célèbre des docteurs auquel je voudrais que toutes leurs paroles fussent semblables; bien que ce soit un passage qu'on sait par coeur, je vais te le citer textuellement, afin d'appeler ton attention sur les idées qu'il renferme. Voici ce qu'ils disent (Berakhot 33b): Quelqu'un, venu en présence de Rabbi Hanina, s'exprima ainsi (en faisant sa prière): O Dieu grand, puissant, redoutable, magnifique, fort, craint, imposant...! Le Rabbi lui dit en l'interrompant: As tu achevé toutes les louanges de ton Seigneur? Certes, même les trois attributs, si Moïse ne les avait pas énoncés dans la Loi et que les hommes du grand synode ne fussent pas venus les fixer dans la prière, nous n'oserions pas les prononcer; et toi, tu en prononces un si grand nombre! Pour faire une comparaison: un roi mortel, par exemple, qui posséderait des millions de pièces d'or, et qu'on vanterait pour posséder des pièces d'argent, ne serait-ce pas là une offense pour lui?»[17]

Le passage qui illustre les propos de Maimonide est certes talmudique mais l'auteur du Guide avait l'habitude se servir des sources juives anciennes pour illustrer ses idées philosophiques. Mais revenons pour finir au terme des propos d'Avicenne qui rejoignent l'intention de Maimonide dans sa parabole du palais:

«Parfois certains esseulés d'entre les hommes émigrent vers Lui. Tant de douceurs il leur fait éprouver qu'ils plient sous le poids de ses grâces. Il les rend conscients de la misère des avantages de votre climat terrestre. Et lorsqu'ils reviennent de chez Lui, ils reviennent comblés de dons mystiques.

Le Sage Hayy ibn Yaqzan me dit alors: N'était qu'en conversant avec toi je me rapproche de ce Roi par cela même que je provoque ton réveil, j'aurai à lui consacrer des soins me détournant de toi. Maintenant, si tu le veux, suis moi, viens avec moi vers Lui. Paix.»[18]

Avec ibn Badja, l'Avempace des latins (mort en 1138), nous renouons avec une tradition aristotélicienne plus authentique. L'auteur nous a laissé deux textes importants traitant à la fois de la nature de l'homme et des conditions de sa félicité: le Régime du solitaire (Tadbir al-mutawahid; Hanhagat ha-Mitbodéd) dont l'original arabe fut tenu pour perdu jusqu'au milieu des années quarante mais qu'une dissertation hébraïque, fournie par Moïse de Narbonne à la fin de son commentaire du Hayy ibn Yaqzan d'ibn Tufayl, a remplacé jusqu'à cette date[19]; et l'Epître de l'adieu (Risalat al-wada'; Iggérét ha-Petira) où l'auteur tempère quelque peu ses vues radicales et atténue ce qu'on nomme généralement sa «déviation individualiste». Dans les lignes qui vont suivre on tentera de montrer de quelle manière les idées d'ibn Badja ont influencé l'auteur du Guide; il ne faut pas omettre que Maimonide a lui-même suivi l'enseignement d'un disciple d'ibn Badja.[20]

Les régimes (tadbir) existants sont soit bons soit mauvais. C'est ce que Platon a expliqué dans la République en parlant de la cité idéale laquelle se distingue par l'absence de médecins et de juges car le lien le plus fort entre les hommes est l'amour. Quand l'amour vient à faire défaut et que la discorde menace, il importe de rétablir la justice et de nommer quelqu'un pour l'administrer. Le juge devient alors indispensable. Par ailleurs, toutes les actions de la cité sont bonnes: c'est là une caractéristique dont elle ne se départit jamais. C'est aussi la raison pour laquelle ses habitants ne consomment jamais de nourriture dangereuse. Les juges et les médecins ne sont requis que dans les cités imparfaites. Enfin, plus une cité est éloignée de la cité idéale, plus elle a besoin de ces deux agents qui y occupent un rang élevé. Dans la cité parfaite, l'homme reçoit le mieux ce à quoi il a droit.

Dans la cité idéale seule l'opinion habituelle des habitants est la bonne, toutes les autres sont mauvaises. C'est pourquoi il n'existe pas dans la cité de discours traitant de ceux qui pensent et agissent autrement. C'est en revanche le cas des autres Etats, imparfaits par essence. Lorsqu'un homme parvient, malgré les obstacles dressés sur sa route, à parfaire sa conduite et sa pensée, il est appelé plante[21]. Ce nom est donné à celui dont le point de vue n'est pas celui du peuple de la cité imparfaite. On le compare à une plante qui pousse d'elle-même au milieu d'autres graines volontairement semées. Si de telles plantes peuvent se muer en gens heureux de telles cités ils ne connaissent que le bonheur de l'unité isolée. Le régime qu'ils doivent alors se choisir est le régime de l'individu isolé, tant que la cité ne partage pas leurs idées. Ce sont ces hommes que les Soufis désignent par le mot étranger car, disent-ils, même au sein de leur propre famille, parmi leurs voisins et leurs amis, ils deviennent des étrangers par leurs opinions et voyagent grâce à leurs pensée vers d'autres horizons qui deviennent leur patrie.

Que vise ibn Badja dans cette épître du Régime du solitaire? L'auteur explique comment procéder pour parvenir à l'existence la meilleure. On y explique à la plante comment elle doit s'y prendre pour accéder au bonheur ou comment elle fera pour éliminer les obstacles qui l'empêchent d'y parvenir. L'homme et l'animal ont des points communs, mais l'homme est capable de réfléchir ; c’est le seul à disposer d'une mémoire. Quant à l'action humaine, elle se distingue de toutes les autres en faisant intervenir le libre arbitre. Partant, tout acte humain est accompli avec le libre arbitre et inversement. Toutes les actions humaines se déroulant dans les Etats imparfaits ont des motivations à la fois humaines et animales. En effet, seul celui dont les motivations sont élevées commet des actes dont la nature est quasi-divine.

L'auteur musulman centre toute sa attention sur la possibilité de l'union de l'âme rationnelle avec le divin. C'est en cela que consistent la félicité de l'homme et son activité la plus noble. Loin de se représenter cette union dans un sens religieux, ibn Badja la considère comme l'ultime étape d'une ascension intellectuelle, au terme d'un processus continu d'abstractions partant d'impressions produites par les objets constitués de matière et de forme; on traverse ensuite une hiérarchie de formes spirituelles de moins en moins affectée par la matière, jusqu'à parvenir à l'intellect agent. Cet intellect est le concept le plus élevé que l'homme puisse appréhender. Il n'est pas Dieu mais une émanation de Lui.

La notion de «plantes solitaires» provient d'al-Farabi qui la mentionne dans sa Siyasat al-Madaniya (La politique). Aux yeux du second Maître les «plantes solitaires» représentaient les philosophes placés dans les milieux défavorables des cités imparfaites. L'homme vertueux ou le philosophe est, dit-il, étranger à la vie, s'il ne peut se transplanter dans une cité idéale. Mais en aucun cas al-Farabi ne suggère de quitter les hommes ni de s'esseuler, comme on l'a déjà dit. Seul ibn Badja -et dans une moindre mesure ibn Tufayl- commandent de vivre en solitaire : Doit-on se replier sur une existence de spéculation, à l'intérieur même des cités imparfaites, ou faut-il rompre toute relation et se rendre tout seul dans une île déserte? Il semble bien qu'ibn Badja opte pour le repli sur soi des philosophes vivant au sein des cités corrompues et qu'il recommande l'exil en solitaire. En agissant ainsi, ibn Badja ne se détache pas seulement de la tradition politique gréco-musulmane, il provoque aussi les critiques d'Averroès qui refusera de le suivre sur la voie du salut philosophique individuel.[22]

Entre al-Farabi et ibn Badja[23]: tel pourrait bien être le terme de ce paragraphe. Maimonide ne pouvait pas renoncer au contenu positif de la religion d'Israël qui fait obligation au fidèle de se marier, de procréer, de faire ses dévotions en compagnie de ses frères etc..; d'autre part, il se sentait naturellement attiré par la contemplation philosophique pure, telle que la préconisait ibn Badja:

«Nous devons donc nous isoler; et de cette manière le plus vil se purifiera et proclamera hautement la gloire de l'homme supérieur, et l'homme supérieur se dérobera à l'impulsion qu'il peut recevoir de la part de l'homme vil et ne pensera qu'à l'isolement. Chacun donc attirera son prochain vers le côté où il se trouve... Le Solitaire cependant restera pur du contact de ses semblables, car il est de son devoir de ne pas se lier avec l'homme matériel, ni même avec celui qui a pour but le spirituel absolu, et son devoir c'est au contraire de se lier avec les hommes de science. Or, comme les hommes de science, nombreux en certains endroits, sont en petit nombre en certains autres, et quelquefois même manquent totalement, il est du devoir du Solitaire, dans certains endroits, de s'éloigner totalement des hommes, autant que cela est possible, et de ne se mêler à eux que pour les choses nécessaires et dans la mesure nécessaire. Il doit les écarter de lui, ni n'entendra leur bavardage afin qu'il n'ait pas besoin de démentir leurs mensonges, de poursuivre de sa haine les ennemis de Dieu et de porter son jugement contre eux. Conviendrait-il au Solitaire isolé de se faire le juge de ceux au milieu desquels il vit? Certes, il vaut mieux qu'il se livre à son culte divin et qu'il rejette loin de lui ce fardeau, en se perfectionnant lui-même et en brillant pour les autres comme une lumière.»[24]

L’autre source philosophique arabe d’importance est le penseur musulman ibn Tufayl, l'auteur du célèbre Hayy ibn Yaqzan. Ici aussi, le problème est le même: que faire de la masse des humains? Doit-on lui tourner le dos ou vivre avec elle? Ibn Tufayl va plus loin: peut-on amender la foule des incultes ou doit-on les considérer comme irrémédiablement perdus? Une telle alternative n'a pu manquer d'effleurer l'esprit de Maimonide qui a bâti toute son oeuvre en tenant compte de cette division au cœur même de la société des hommes: pour les simples une somme théologique, le Mishné Tora, et pour les adeptes de la spiritualité le legs philosophique intitulé le Guide des égarés.

Le roman philosophique d'ibn Tufayl a joué un très grand rôle dans l'évolution de la philosophie politique au Moyen Age[25]: la Risalat Hayy ibn Yaqzan fi asrar al-hikma al-mushrikiyya (Epître de Hayy ibn Yaqzan traitant des secrets de la sagesse orientale) a été écrite entre 565/1169 et quelques années précédant le décès de l'auteur qui eut lieu en 1185. En 1671 à Oxford, E. Pocock en fit paraître le texte arabe muni d'une traduction latine laquelle fut suivie de trois autres, toutes fondées sur la précédente: en anglais, en hollandais et en allemand (1726). La traduction hébraïque anonyme fut commentée en 1349 par Moïse de Narbonne.[26]

Comment et pourquoi ibn Tufayl a-t-il rédigé une telle épître? Tout d'abord, l'auteur en a certainement emprunté le titre à ibn Sina tout en développant une thèse philosophique très différente: par sa théorie de l'émanation qui fait de l'intellect agent, la dernière intelligence cosmique préposée au gouvernement de notre monde, le dispensatrice des intelligibles à l'âme humaine, ibn Sina retira à celle-ci cette fonction fondamentale qu'est l'abstraction des intelligibles.. S'étant interrogé sur l'unité de l'intellect humain, ibn Tufayl reprend le nom qui désigne l'intellect agent pour l'attribuer à l'homme (en l'occurrence Hayy ibn Yaqzan, nommé par Pocock Philosophus autodidactus) lequel va retrouver seul les sciences et la philosophie usant bien évidemment de l'abstraction intellectuelle que lui retirait ibn Sina, la source philosophique d'ibn Tufayl.

Résumons l'histoire brièvement: Dans une île déserte de l'Inde située sous l'Equateur, un enfant naît, sans père ni mère, et qui n'est autre que Hayy. Il est adopté par une gazelle qui l'allaite et lui sert de mère. Esprit naturellement doué, il parvient par lui-même à découvrir les plus hautes vérités physiques et métaphysiques. Le système philosophique auquel il aboutit est évidemment celui des falasifa, les tenants du legs philosophique gréco-musulman, et le conduit à chercher dans l'extase mystique l'union intime avec Dieu, ce qui équivaut à la plénitude de la science et à la félicité éternelle. Retiré dans une caverne, Hayy s'entraîne à séparer son intellect du monde extérieur et de son propre corps, grâce à la contemplation exclusive de Dieu et afin de s'unir à lui. La rencontre avec Açal change tout: au cours de ses conversations avec Hayy, ce pieux personnage venu de l'île voisine pour s'adonner à une vie ascétique, découvre à son grand étonnement que la philosophie propre à Hayy prône une interprétation spirituelle non seulement de l'islam qu'il professe mais aussi de toutes les autres religions révélées. Açal entraîne son nouvel ami Hayy dans l'île voisine gouvernée par le pieux roi Salaman l'incitant à répandre les vérités sublimes qu'il a découvertes. Mais cette tentative échoue et nos deux Sages sont contraints de convenir que la pure vérité ne saurait être destinée à ces «mauvaises gens» pour qui comptent les seuls symboles dont s'entoure la loi révélée. Les deux hommes s'en retournent vivre une vie d'esseulement et de méditation sur leur île déserte, non sans avoir, au préalable, recommandé aux hommes simples d'observer fidèlement la religion de leurs pères.

Dans cette épître l'auteur a cherché à démontrer que l'intelligence humaine était capable de découvrir les sciences, de pressentir Dieu par-delà le monde de la génération et de la corruption, et de s'unir, enfin, au prix d'un ultime effort, à son créateur. Mais ibn Tufayl insiste avant tout sur le mode de connaissance assez particulier pour parvenir au stade ultime de cette connaissance extatique qui trouve son couronnement dans l'union mystique avec Dieu. Puisque cette forme de connaissance est le but auquel aspirent les gens de la sagesse, ibn Tufayl se propose d'indiquer à ceux qui le désirent les résultats auxquels il est parvenu:

«Nous voulons... te faire rentrer dans les chemins où nous sommes entré avant toi, te faire nager dans la mer afin que tu arrives où nous sommes arrivé, que tu voies ce que nous avons vu et que tu constates par toi-même ce que nous avons constaté.»[27]

Les leçons à tirer sont les suivantes : il n'existe pas, à l'évidence, d'opposition fondamentale entre la philosophie d'une part, et la religion révélée d'autre part. Il n'y a qu'une vérité susceptible d'apparaître sous deux formes d'expression différente: la première, symbolique et imagée pour le vulgaire, la seconde, pure et exacte, réservée à l'élite. Parvenu à l'apogée de la spéculation, le philosophe peut réaliser l'union avec l'intellect agent. L'intellect hylique, ainsi nommé parce qu'engagé dans la matière, peut, avec le concours de l'intellect agent, parvenir à la vérité. Cette idée relativise l'importance dévolue à la révélation et au contenu positif de la religion en mettant l'accent sur les ressources d'une intelligence humaine s'exerçant suivant des normes strictes: que l'on relise les passages de l'épître où Hayy progresse de démonstrations simples en démonstrations de plus en plus complexes pour parvenir enfin aux vérités physiques et métaphysiques! La dernière leçon, la plus importante au regard de notre sujet, est de nature politique: la société humaine est irrémédiablement corrompue et seule la religion populaire peut lui convenir. Toute tentative de la réformer dans le sens d'une plus haute intellectualité (pour ne pas dire spiritualité) est fatalement vouée à l'échec. Au vrai Sage il ne reste que le chemin de la solitude sur les hautes cimes de la raison pure.

Maimonide n'aurait peut-être pas opté pour la vision extatique d'ibn Tufayl qu'on va lire mais elle fait partie de l'idéal recherché par l'une de ses sources musulmanes; on citera cet important passage ainsi que deux autres relatant les découvertes du Solitaire et sa déconvenue auprès des hommes vivants en société:

«Parvenu à l'absorption pure, au complet anéantissement de la conscience de soi, à l'union véritable, il vit intuitivement que la sphère suprême, au-delà de laquelle il n'y a point de corps, possède une essence exempte de matière, qui n'est pas l'essence de l'Unique, du Véritable, qui n'est pas non plus la sphère elle-même, mais qui est comme l'image du soleil reflétée dans un miroir poli: cette image n'est pas le soleil ni le miroir, ni quelque chose de différent de l'un et de l'autre. Il vit que l'essence de cette sphère, essence séparée, a une perfection, une splendeur, une beauté trop grandes pour que la langue puisse les exprimer, trop subtiles pour revêtir le forme des lettres ou des sons. Il vit que cette essence atteint au plus haut degré de la félicité, de la joie, du contentement et de l'allégresse, par l'intuition de l'Essence du Véritable, du Glorieux.

Il vit aussi que la sphère suivante, la sphère des étoiles fixes, possède une essence exempte de matière également, et qui n'est pas l'essence de l'Unique, du Véritable, ni l'essence séparée qui appartient à la sphère suprême, ni la seconde sphère elle-même, ni quelque chose de différent des trois, mais qui est comme l'image du soleil reflétée dans un miroir qui reçoit par réflexion l'image reflétée par un autre miroir tourné vers le soleil. Et il vit que cette essence possède aussi une splendeur, une beauté et une félicité semblables à celles de la sphère suprême. Il vit de même que la sphère suivante, la sphère de Saturne, a une essence séparée de la matière, qui n'est aucune des essences qu'il avait déjà perçues, ni quelque chose d'autre, mais qui est comme l'image du soleil reflétée dans un miroir qui réfléchit l'image reflétée par un troisième miroir tourné vers le soleil. Il vit que cette essence possède aussi une splendeur et une félicité semblables à celles des précédentes. Il vit successivement que chaque sphère possède une essence séparée, exempte de matière, qui n'est aucune des essences précédentes, ni cependant quelque chose d'autre, mais qui est comme l'image du soleil réfléchie de miroir en miroir suivant les degrés échelonnés de la hiérarchie des sphères, et que chacune de ces essences possède en fait de beauté, de splendeur, de félicité et d'allégresse "ce qu'aucun oeil n'a vu, qu'aucune oreille n'a entendu, qui ne s'est jamais présenté au coeur d'un mortel."

Enfin, il arriva au monde de la génération et de la corruption, constitué par tout ce qui remplit la sphère de la lune. Il vit que ce monde possède une essence exempte de matière, qui n'est aucune des essences qu'il avait déjà perçues, ni quelque chose d'autre; et que cette essence possède soixante-dix mille visages, dont chacun a soixante-dix mille bouches, munies chacune de soixante-dix mille langues avec lesquelles chaque bouche loue l'essence de l'Un, du Véritable, la bénit et la glorifie sans relâche. Il vit que cette essence, dans laquelle semble apparaître une multiplicité sans qu'elle soit multiple, possède une perfection et une félicité semblables à celles qu'il avait reconnues dans les essences précédentes: cette essence est comme l'image du soleil qui se reflète dans une eau tremblotante en reproduisant l'image renvoyée par le miroir qui reçoit le dernier, d'après l'ordre déjà indiqué, la réflexion venant du miroir qui fait face au soleil lui-même.

Puis il vit qu'il possédait lui-même une essence séparée; et cette essence, s'il se pouvait que l'essence aux soixante-dix mille visages fût divisée en parties, nous pourrions dire qu'elle en est une partie; et n'était que cette essence a été produite après qu'elle n'existait point, nous pourrions dire qu'elle se confond avec celle du monde de la génération et de la corruption; enfin, si elle n'était devenue propre à son corps à lui dès le moment où il a été produit, nous pourrions dire qu'elle n'a pas été produite.

Il vit, au même rang, des essences semblables à la sienne, ayant appartenu à des corps qui avaient existé puis disparu, et des essences appartenant à des corps qui existaient dans le monde en même temps que lui...Et il vit que sa propre essence et ces essences qui sont au même rang que lui ont, en fait de beauté, de splendeur, de félicité infinies, " ce qu'aucun oeil n'a vu...", que ne peuvent décrire ceux qui savent décrire, que seuls peuvent décrire ceux qui sont parvenus à l'union extatique. Il vit un grand nombre d'essences séparées de la matière, comparables à des miroirs rouillés, couverts de saleté, qui, avec cela, tournent le dos aux miroirs polis où se reflète le soleil, et détournent d'eux leurs faces. Il vit en ces essences une hideur et une défectivité dont il ne s'était jamais fait une idée. Il les vit plongées dans des douleurs sans fin, des gémissements incessants, enveloppées dans un tourbillon de tourments, brûlées par le feu du voile de la séparation (d'avec Dieu), partagées entre la répulsion et l'attraction comme par des mouvements alternatifs de scie.»

La vision extatique de Hayy l'a conduit, selon un ordre décroissant, depuis l'Essence première jusqu'à la perception des âmes individuelles en passant par l'intellect agent, décrit comme ayant soixante-dix mille visages. Ce qui signifie qu'il englobe tous les intelligibles (soixante-dix a toujours été un chiffre atronomique en Orient; voir par exemple dans la tradition biblico-talmudique: soixante-dix Sages d'Israël, les soixante-dix Nations ou langues de la terre...); les âmes sont assimilées à des miroirs. Ceux parmi les hommes qui auront «poli leur âme» (ibn Tufayl utilise vraiment cette expression) seront comme des canaux naturels de la lumière (=science) divine. En revanche, les incultes ou les sensualistes ressemblent à des miroirs couverts de rouille et détournés du soleil. Ils sont promis à la damnation éternelle.

Voici voici le passage consacré aux relations entre la masse et l'élite et à leurs appréhensions respectives du donné révélé:

«On rapporte que dans une île voisine où Hayy ibn Yaqzan était né suivant l'une des deux versions différentes re

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