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Comment Jésus est devenu Dieu de Frédéric Lenoir (Fayard, 2010)
Voici un livre écrit dans un style élégant et sobre, clair dans sa formulation et bien documenté dans sa conception. Alors que le sujet est des plus ardus, Frédéric Lenoir a réussi à aller simplement in medias res. La démarche de l’auteur est simple, accessible à tous, sans jamais être simplificatrice. Il ne s’embarrasse guère de détails inutiles, surtout lorsqu’il s’agit de démêler cet incroyable écheveau d’ hérésies et de controverses des premiers siècles : Fr. Lenoir se saisit avec aisance de son sujet : comment Jésus, cet homme pétri de paradoxes, comme il l’écrit lui-même, a-t’il fini par être divinisé, en dépit de décennies, voire de siècles caractérisés par une certaine fluidité terminologique concernant son identité ?
Le lecteur familier des Evangiles se souvient de l’habile réponse de Jésus sur ce sujet qui résiste encore victorieusement aux investigations aussi bien des savants que des théologiens. Nous nous trouvons ici au centre même du débat concernant les origines, voire l’essence du christianisme : comment une simple secte judéenne a-t-elle pu, par sa seule puissance spirituelle, vaincre l’empire le plus puissant de l’Antiquité ? Ou pour reprendre la célèbre formule, comment la rusticité a-t-elle pu vaincre l’éloquence ?
Mais laissons là ce sujet plus général pour nous interroger à la suite de l’auteur sur cette mutation proprement extraordinaire : comment dans un milieu originellement et exclusivement juif en est-on arrivé à voir en un simple prédicateur galiléen parmi tant d’autres (et Dieu sait que l’époque n’en manquait guère !) une sorte de divinité ? Pour les juifs, même avant la cristallisation du judaïsme rabbinique en tant que tel, c’était un blasphème. Le statut de Jésus deviendra encore plus problématique lorsqu’il revendiquera lui-même cette filiation avec Dieu. Avant l’apparition de la doctrine trintaire, cette idée pouvait être admissible puisque maints passages de la Bible hébraïque parle des enfants d’Israël comme des fils de Dieu (banim attém la-Shem élohékhém). Mais voila il s’agit d’un pluriel collectif et non point d’une relation unique…
De telles déterminations auraient dû, en théorie, être intrinsèquement étrangères à des esprits juifs, élevés et nourris, comme Jésus lui-même, dans le cadre de la tradition juive. Certes, les choses ont suivi une longue évolution historique et Frédéric Lenoir montre bien que la situation eut pu être radicalement différente. La grave crise traversée par le judaïsme de l’époque, les persécutions romaines, la destruction du royaume judéen en tant que nation et entité politico-religieuse, sans même parler de la chute du Temple, véritable coup de grâce porté à un peuple meurtri, tout ceci a contribué à entretenir une effervescence messianique incontrôlable : mais même si le peuple de Jérusalem et de toute la Judée était prêt à se jeter dans les bras du premier sauveur venu, Jésus fut celui qui servit de catalyseur à tous ces événements. Et l’œuvre dont il fut l’initiateur n’a peut-être pas suivi le chemin qu’il s’imaginait.
L’auteur insiste sur le caractère inclassable et la nature proprement révolutionnaire d’un homme dont les principes du discours étaient encore entièrement enracinés dans le judaïsme mais dont la portée dépassait largement le simple cadre d’Israël. On se souvient de la distinction établie par les spécialistes néo-testamentaires : un Messie issu d’Israël à ne pas confondre avec un Messie pour Israël (exclusivement).
Avec le concours de circonstances historiques particulièrement favorables, La portée de la prédication de ce Messie originellement juif a fini par dépasser –et de très loin- les limites de sa patrie. L’a-t-il voulu, l’a-t-il simplement cherché ? On trouve dans les déclarations que les Evangiles lui prêtent les deux réponses…
Même si l’époque était en gésine d’un sauveur, d’un émissaire providentiel, même si des aventuriers ont tenté d’entraîner une multitude de fidèles dans leur sillage prétendument salvifique, aucune autre personnalité du Ier siècle de notre ère n’a connu un tel destin, en l’occurrence être considéré comme le fils de Dieu et -pour finir- comme Dieu. Geza Vermes, éminent connaisseur de la littérature talmudique et midrachique, cité dans la bibliographie, a analysé les similitudes entre un sage charismatique de la même époque Hanina ben Dosa et Jésus : or, jamais ce docteur des Ecritures, pourtant infiniment plus érudit que Jésus lui-même, n’aurait pu connaître un tel destin. Frédéric Lenoir avait bien raison de souligner le caractère inclassable et révolutionnaire du prédicateur de Galilée.
Il existait des rabbins miraculeux à l’époque talmudique, même si l’institution rabbinique, telle que nous la connaissons, ne date que de l’époque médiévale, mais aucun n’est crédité d’autant de guérison merveilleuses de malades. Etait-ce un prophète, un homme de Dieu, doté de vertus de guérisseur ? En réalité, les Evangiles en font un être extraordinaire et polyvalent. Une appellation retient à juste titre l’attention de l’auteur : fils de l’homme (ben Adam). Cette expression est surtout récurrente dans le livre de Daniel qui est devenu l’expression classique de toute apocalypse juive. C’est dans ce livre envoûtant, partiellement écrit en araméen, que cette appellation connait le plus d’occurrences. Cette attente messianique des premiers judéo-chrétiens affleure bien avant dans cet écrit rédigé vers le milieu du IIIe siècle avant notre ère. J’en veux pour preuve cette superbe phrase araméenne, citée par l’auteur, qui parle de la royauté éternelle de Dieu et de sa domination sur tous les siècles (malkhoutéh malkhout alam we-sultanéh ‘im dar wé-dar)
En sculptant la personnalité de leur héros, les apôtres et les membres de l’église primitive ne pouvaient que lui transférer des caractéristiques et des traits empruntés à la Bible hébraïque. Il n’y a rien d’étonnant à cela car tout leur vécu et leur penser en provenaient. Il suffit de comparer le qaddish et le Pater noster. Les ressemblances sont saisissantes pour la bonne raison que le premier a servi de moule et de modèle au second.
Frédéric Lenoir, sans vraiment s’écarter de son sujet, consacre quelques pages très denses à l’action de Paul et au rôle déterminant qu’il a joué dans la séparation du rameau chrétien du tronc juif qui lui a donné naissance. Cela m’a fait penser aux deux volumes que Renan consacre à cette personnalité étonnante qui a fini par faire triompher le pagano-christianisme et à marginaliser les judéo-chrétiens. La Tora, imprudemment réduite par les pharisiens de l’époque à un simple ritualisme mécaniquement observé, a vu son sort scellé par un Paul (l’apôtre des prépucés, comme dit Renan) acharné à s’en débarrasser : plus de circoncision, plus de règles alimentaires et plus d’observance rigoureuse du sabbat. Pourtant, la lecture attentive des différents volumes, écrasants d’érudition, que John Paul Meier a consacré à Jésus montre que le prédicateur de Galilée n’aurait probablement pas suivi son zélé sectateur dans cette voie… Meier va jusqu’à écrire que la question de savoir si Jésus s’était séparé de sa religion d’origine est sans objet…
Mais bien avant Meier, Léo Baeck, illustre penseur judéo-allemand mort en 1956, avait rédigé en 1938 un excellent petit ouvrage intitulé L’Evangile, une source juive (le titre allemand traduit littéralement donne ceci : L’Evangile, un document de l’histoire religieuse juive) où il démontre que les rédacteurs postérieurs, sans en arriver aux outrances futures de Marcion, ont eu à cœur de séparer la plante du terreau sur lequel elle a poussé. En fait, il y eut depuis le début du mouvement chrétien, une sorte de communauté de destin (pour parler comme les allemands) entre le judaïsme rabbinique en cours de cristallisation et une église tout juste née et à la recherche d’une identité. Certaines mesures vexatoires à son encontre de la part des Romains en font une sorte de juif de l’empire.
Ces persécutions, le plus souvent atroces (on se souvient du cri : les Chrétiens aux bêtes !) font de l’histoire de l’église primitive une véritable martyrologie. A peu près à la même époque, alors que l’église se frayait lentement mais sûrement un chemin vers la religion d’empire, pour ne pas dire d’église triomphante, le judaïsme talmudique se fabriquait une sorte de carapace défensive, censée l’aider à traverser les siècles sans encombre ou presque. Pour ce faire, il a dû, entre autres, codifier le recours au martyre, une pratique devenue aussi chrétienne, qui m’a proprement impressionné. J’avais lu les déclaration réelles ou fictives de Paul avant son supplice mais je ne connaissais pas celles d’Ignace d’Antioche ni surtout celles de l’auteur anonyme de la Lettre à Diognète (pp 109-110).Le premier se veut carrément le froment du Christ, il veut que l’on broie ses os, que les bêtes fauves soient affamés pour le dévorer à belles dents.. Il est vrai que le christianisme trouve son origine et sa justification dans la crucifixion, un exemple qui n’a pas suscité beaucoup d’émules dans la religion d’origine, même si l’on parle dans le talmud des dix martyrs de l’empire romain (assara hérougué malkhout). Le contexte n’était plus le même, ce qui conduisit les sages du talmud à restreindre sévèrement le recours au sacrifice suprême. Trois cas sont spécifiquement prévus dans lesquels il faut trépasser au lieu de transgresser : si l’on vous contraint à adorer des idoles, à provoquer une effusion de sang et à vous livrer à la débauche.
Une autre similitude, quoique partielle, retient l’attention : on pourrait presque dire que le christianisme a eu ses marranes avant la lettre. On pense aux relaps (lapsi) qui abjurèrent leur foi chrétienne en raison de terribles persécutions dont ile furent victimes, tout en christianisant en secret : une fois l’orage passé, ces êtres dépourvus de force de caractère (mais qui sait comment on aurait soi-même réagi dans de telle situations ?) voulurent réintégrer le giron de l’église qu’ils avaient quitté. Les autorités ecclésiastiques furent divisées quant à l’accueil à leur réserver, un peu comme à Amsterdam certains rabbins du XVI-XVIIe siècle, particulièrement intransigeants, vouèrent leurs anciens coreligionnaires à la damnation éternelle alors que d’autres adoptèrent une attitude empreinte de compréhension et de mansuétude.
Mais cet exemple est de peu de poids comparé à toutes ces hésitations, ces controverses, ces ruptures et ces revirements, avant que n’émerge une orthodoxie chrétienne digne de ce nom. Pour éviter les schismes et les factions rivales, il fallut faire acte d’autorité, fulminer des anathèmes, prononcer des excommunications, résilier des fonctions ecclésiastiques, etc… Le phénomène n’est pas étranger aux autres confessions et notamment au judaïsme de l’époque qui mettait lui aussi en garde contre la multiplication des sectes, voire de Torot (shé lo yrbou Torot be-Israël).
Il y a cependant un point important sur lequel je voudrais une précision, la fameuse malédiction qui figure dans les dix-huit bénédictions, la prière quotidienne statutaire. Je n’ai jamais lu dans un livre de prières le terme notsrim, Nazaréens (p 142) (i.e. chrétiens) mais toujours le terme minim qui désigne soit les judéo-chrétiens soit les idolâtres ou d’implacables adversaires doctrinaux des juifs auxquels ceux-ci décidèrent de fermer les portes de leurs lieux de culte. Il est possible, cependant, que la crainte de la censure chrétienne ait conduit à cette substitution, à une époque fort éloignée de la nôtre. Mais j’ai commis un Que sais-je ? intitulé La liturgie juive et cette mention là ne m’est jamais apparue…
Mais si les juifs restés fidèles à l’enseignement de leur tradition ancestrale ont, eux aussi, décidé de s’éloigner de leurs anciens coreligionnaires, c’est précisément en raison des doctrines professées par la nouvelle religion. Je pense principalement à la forme divino-humaine de Jésus : cette épithète composite, cet oxymore, ne fait que nommer le problème sans apporter la moindre ébauche de solution. Dans quelle mesure Jésus était-il homme et dans quelle mesure Dieu ? Mais je ne m’appesantirai guère sur ce point où la limpidité de Frédéric Lenoir éclate dans toute sa richesse. Avec le plus grand respect pour la doctrine chrétienne et même doté de l’ ouverture d’esprit dont seuls les philosophes sont capables, je ressens quelque difficulté à concevoir ce qui est apparu à des esprits bien plus rassis que le mien comme une sorte de trithéisme. Je pense à ce qu’écrivait Juda ha-Lévi (XIIe siècle) dans son Cusari : les chrétiens, écrivait-il en substance, professent le même monothéisme que nous, simplement ils disent trois tout en pensant un. Quel admirable irénisme de la part d’un théologien qui n’avait pas la même tolérance à l’égard d’autres doctrines, notamment celles d’Aristote !
On comprend mieux que les têtes pensantes du christianisme des premiers siècles aient éprouvé quelque difficulté à se mette d’accord sur une doctrine qui gisait au fondement même de leur propre religion.
Et justement : comment fonde-t-on une religion ? Etait-ce le but visé par Jésus ? Et quelles furent les circonstances qui se nouèrent pour assurer son succès ? Dans le cas du christianisme, on peut dire que deux éléments de nature fort différente ont contribué sa pérennité : la disposition au martyre et le travail de sape qui ruina les fondements mêmes du paganisme romain au point que l’empereur Constantin finit par faire son incroyable volte-face. Certes, nous avons affaire à un empereur qui, loin d’être d’agir sous la grâce, est acharné à réaliser l’unité politique et religieuse de son empire : il a donc su instrumentaliser le christianisme ayant vu que cette religion avait pu gagner les cœurs de l’élite dans son propre camp. Sagesse politique ou opportunisme religieux ? Probablement, un savant mélange des deux puisque l’empereur n’hésite pas à mettre de l’ordre même dans les controverses théologiques qui font rage. Et dans ces âpres disputes, la principale pomme de discorde n’est autre que le statut du Sauveur : homme ou Dieu ? Les deux ? Dans quelle proportion ?
Tant de synodes, de conciles, œcuméniques ou pas, se sont penchés sur cette épineuse question. Frédéric Lenoir nous relate avec une remarquable clarté les controverses si compliquées entre Arius qui voyait en le Fils de la sainte trinité un Dieu second et Alexandre, l’évêque d’Alexandrie qui tenait pour la thèse adverse et dont le successeur ne fut autre qu’Athanase. Ici aussi, le rôle du bras séculier si complaisamment offert par l’empereur Constantin fut déterminant. Et en effet, en 391 le christianisme avait franchi avec succès toutes les étapes menant au statut de religion d’Etat. D’une certaine manière, les héritiers du juif Jésus avaient conquis un empire qui était apparu à leur Sauveur comme le pire des maux et la quintessence de l’impureté idolâtre. Quel retournement spectaculaire.
L’église a su conserver ses avantages et régler aussi la question -fort disputée entre ses propres tenants- de l’identité de Jésus. Il demeure, cependant, même s’il ne convient pas de se mêler de l’orthodoxie des autres, qu’Arius, pourtant condamné, n’avait pas tort. Encore plus intéressante est la réaction du moine Nestorius qui refusait d’accorder à Marie le statut de mère de Dieu. Ces moines nestoriens joueront encore un rôle de premier plan dans la transmission du legs intellectuel grec aux Arabes qui avaient étendu leur domination jusqu’à eux. Grâce à leur vaste mouvement traducteur, ils permirent l’émergence de la scolastique européenne.
Mais le succès du christianisme d’Orient et d’Occident a été acquis au prix d’un éloignement sans cesse croissant de ses racines juives. Le code théodosien, par exemple, a carrément criminalisé les adeptes des autres confessions. Ce fut le sens de l’histoire : mais le christianisme a-t-il suivi le sens voulu et souhaité par son fondateur ? La question reste posée et cet excellent ouvrage nous aide à l’appréhender correctement.
Il faut lire ce livre de Frédéric Lenoir que je vous recommande chaleureusement, tant il est clair et solidement documentée.

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