Cordoue- Compostelle : le déroulement d’un colloque en Andalousie
C’est une excellente idée qu’ont eu les organisateurs de cette belle manifestation ! Réunir à Cordoue, au cœur de cette cité andalouse, des marcheurs, c’est-à-dire des hommes et des femmes voulant aller jusqu’au bout d’eux-mêmes, et des penseurs, des philosophes, des hommes et des femmes qui réfléchissent sur la grande expérience qui a réuni, en ces lieux, il y a près d’un millénaire des penseurs des trois grandes religions-cultures, comme Averroès, Maimonide et le roi Alphonse X .
Le colloque fut très dense et chacun est reparti plus riche qu’il n’était venu. A côté des tables rondes, des communications et des témoignages, il y eut des visites d’expositions, des concerts et des réceptions au cours desquelles les participants ont pu se rencontrer, confronter leurs opinions… mieux se connaître et aussi, peut-être se comprendre.
L’Andalousie, un enjeu de civilisation
Avant de se retrouver sur place, de voir les lieux, les habitants, les monuments, on n’a de Cordoue et de l’arrière-pays qu’une connaissance purement livresque. Lorsque j’ai entendu des musulmans parler arabe dans les venelles de la vieille ville, je commençai à peine à réaliser que cette terre avait été musulmane durant près de cinq siècles, un demi millénaire avant d’être radicalement dé-islamisée et christianisée à marche forcée. Lorsqu’on lit les livres d’histoire, on ne réalise pas l’aspect humain ou inhumain que cela recouvre.
L’Andalousie aurait pu être un laboratoire où l’orient et l’occident étaient peut-être en mesure de créer une humanité nouvelle, vivant sur une terre bénie par le soleil et dotée d’une végétation luxuriante. Il faut voir ces plaines verdoyantes, ces milliers d’orangers plantés dans le cœur même de la ville, avec des magnifiques oranges amères dont on fait des confitures. La folie des hommes, l’intolérance en ont décidé autrement. Quand on regarde les populations de cette région de l’Espagne, quand on écoute leur langue, quand on lit le nom des rues ou ceux des hôtels, on réalise que l’apport arabo-musulman ou juif a été immense.
Nous étions logés dans un bel hôtel situé au cœur même de la cité historique : dès que je sortais de cet hôtel, je me trouvais nez à nez avec cette immense mosquée-cathédrale qui est un monument unique au monde. Lors de la visite effectuée sous la direction d’une guide très compétente, on est saisi par toutes ces arches en fer à cheval : il y en a plus de 900 et l’ensemble de la surface de cet édifice religieux qui a changé de main passant de l’islam au catholicisme, avoisine les 22.000 mètres carrés. C’est dire ! Les Cordouans ne sont pas sectaires ; bons catholiques, ils vous diront qu’ils se marient à la Mosquée ou vont à la messe à la mosquée !
Ce qui frappe aussi, c’est la conjonction de ces deux lieux de culte, car on passe sans crier gare du caractère dépouillé des mosquées à un décor largement baroque surchargé d’icônes, de dorures et d’objets cultuels précieux, si caractéristiques des églises médiévales. Le premier office religieux musulman y fut célébré au milieu du VIIIe siècle et ce ne fut qu’au milieu du XIIIe siècle qu’on y célébra la première messe : en somme, le même Dieu, adoré de deux façons différentes, voire opposées, puisque catholicisme et islam se sont copieusement entretués pour que chacun impose son propre culte…
Aujourd’hui, le temps a passé, l’Andalousie est un territoire largement catholique mais il subsiste encore, de ci, de là, dans l’esprit de certains, quelque nostalgie des temps anciens où l’Andalousie était symbolisée par le croissant bien plus que par la croix…
Qu’est ce qu’Al-Andalous ?
C’est tout d’abord un rêve culturel, ce fut un état d’esprit où des religions et des cultures ont tenté de co-habiter, de co-exister, sans y réussir. Car, comme on le verra infra, l’échec a transformé ce rêve irréaliste en mythe qui, lui, se porte plutôt bien, puisque l’on parle même d’un âge d’or, d’ancêtre du dialogue interreligieux et d’un modèle de tolérance. Or, la réalité n’a pas été conforme à cette vue de l’esprit.
Cependant, je vous recommande la visite de la Torre de la Calahorra où l’on met en scène un dialogue nécessairement fictif (car ils ne se sont jamais rencontrés) entre deux cordouans célèbres, Averroès et Maimonide. Les commentaire sont certes apocryphes mais contiennent un message qui dépasse –et de très loin- leur non-historicité.
C’est peut-être cet esprit qui symbolise Cordoue. Mais le problème est qu’Averroès a un peu connu les geôles des gouvernants, quand à son alter ego juif Maimonide, il ne trouva son salut que dans la fuite puisque la secte fanatique des Almohades a fait irruption dans sa ville nationale et l’a même poursuivi par la suite dans son nouveau refuge, Fes. Or, même en ce lieu, il ne connut point le repos car le zèle convertisseur des conquérants n’avait pas fléchi. Il fallut mettre toute la mer Méditerranée entre lui et les fanatiques. Et ce ne fut pas fini car au Caire même, des voyageurs venus d’Al-Andalous certifièrent devant le sultan que Maimonide avait pris le turban mais qu’il avait, au loin, fini par rejoindre ses premières croyances… Le médecin juif ne dut son salut qu’à l’ouverture d’un monarque qui appréciait ses qualités d praticien et qui opposa aux accusateurs le principe selon lequel toute conversion effectuée sous la contrainte était dépourvue de valeur…
Cordoue n’était donc pas si tolérante ni si irénique que cela. Mais les envahisseurs arabes n’étaient pas seuls en cause car il faut se souvenir de la grande cruauté des artisans de la reconquista qui n’y sont pas allés de main morte pour s’approprier les territoires sous domination arabo-musulmane.
Alors, comment le mythe a-t-il pu pousser et prospérer sur un tel humus ? C’est le miracle, voire le paradoxe de Cordoue !
L’Espagne, au fond, qu’est-ce ? Sans la couronne et l’église catholique, elle ne serait jamais devenue un royaume unifiée : c’est sous la bannière de l’église catholique (et de l’Inquisition !) que l’unité se fit. L’unité exigeait une unification religieuse absolue. Ce fut chose faite après la reconquista.
Une occasion manquée ?
Pouvons nous imaginer ce qui se serait produit si, à cette époque là ( VIIIe siècle), l’on avait trouvé avec l’islam un modus vivendi ? Si l’islam avait pacifiquement prospéré en Europe, plus exactement dans la partie méridionale du continent, nous aurions, à la suite de tant de siècles, fait l’économie d’un difficile dialogue des cultures. Nous n’aurions pas eu tout à bâtir ou à rebâtir : en Europe, les musulmans auraient appris la vie démocratique, ils auraient persévéré dans la voie initiée par le legs gréco-musulman du Moyen Age ; en somme, nous aurions eu ce qui nous manque le plus aujourd’hui, un islam européen. Un islam d’Europe et non point un islam en Europe, comme s’il s’agissait de l’avant-garde d’une force d’invasion.
Cet islam là aurait eu pour fer de lance (si j’ose dire) des penseurs comme ibn Tufayl (l’Abubakr des Latins) Ibn Badja (l’Avempace des Latins) et ibn Rushd (l’Averroès des Latins). Nous aurions vécu une authentique symbiose culturelle gréco-islamo-européenne et l’islam aurait été une religion comme une autre… On n’aura garde d’oublier que ces philosophes musulmans ou arabo- ou perso-musulmans étaient des représentants islamiques de la pensée grecque comme Maimonide fut un représentant juif d’Aristote.
L’une des difficultés que nous n’aurions plus eu à résoudre tient à la définition même de la foi mahométane : l’islam est-il une religion et ses adeptes une simple communauté religieuse ou, au contraire, un peuple, une communauté nationale, ce qui génère eo ipso un conflit avec l’Etat où ses adeptes se trouvent ?
Je me souviens d’une conversation avec M. Jean-Peirre Chevénement, alors ministre de l’intérieur, lors d’un déjeuner. Le ministre regrettait que les musulmans de France n’aient pas voulu s’engager plus avant dans la voie de l’intégration, arguant de leur appartenance à la oumma, la nation constituée par les croyants. C’est toujours le même problème, soulevé plus haut : un peuple ou une religion ? Une communauté nationale ou une communauté religieuse ? Il va de soi que pour s’intégrer en France ou ailleurs en Europe, il faut adhérer aux idéaux de la communauté nationale dans laquelle on vit.
Si l’on s’en tient à une vision limitée ou à une vue réductrice de l’histoire, la reconquista fut une victoire militaire de l’Occident chrétien qui préserva l’Europe de toute incursion religieuse de nature à compromettre son unité. Mais sur le long terme, ce fut un échec culturel dont les conséquences se font sentir aujourd’hui encore…
Si la symbiose islamo-andalouse avait réussi, si cette greffe avait pu produire ses fruits, les mentalités des pays d’Europe à l’égard de l’islam ne serait pas devenue ce qu’elle est de nos jours. Et l’on aurait pas cette désagréable sensation d’un fossé qui se creuse entre les cultures.
L’expulsion des juifs, Maimonide un marrane avant la lettre ?
Pour les juifs, le problème ne se posait pas de la même manière. Depuis la chute de l’Etat juif en 70 de notre ère, la civilisation chrétienne avait considéré que le christianisme était l’héritier de la religion d’Israël. Sans se prononcer ici sur la valeur théologique d’un tel constat, on peut dire que les juifs représentaient, tout au plus une survivance religieuse mais guère plus de communauté nationale puisque les débris de ce peuple se trouvaient disséminés sur toute la surface de la terre..
On a évoqué plus haut le destin personnel de Maimonide et de sa famille : partis de Cordoue, puis de Fès, puis de Saint Jean d’Acre, puis d’Alexandrie pour enfin se fixer dans la banlieue du Caire (Fostat), ces réfugiés n’oublieront jamais leur Andalousie natale. Condamnés à une vie d’errance, ils n’en seront pas moins traumatisés par la nouvelle expulsion, globale celle-là de 1492 ! Ils s’étaient fixés sur le territoire des différentes baronnies de la péninsule ibérique depuis près d’un millénaire ! Ils avaient gravi tous les degrés de l’échelle sociale et voilà que pour réussir l’unification religieuse du royaume, on leur imposait un choix : devenir chrétien ou partir..
L’expulsion ne provoqua pas le même divorce qu’avec l’islam puisque juifs et chrétiens partagent en commun tant de choses , même s’ils les interprètent de manière souvent opposée. Mais les controverses théologiques n’ont jamais provoqué de rupture culturelle. En d’autres termes, de même que la guerre est aussi hélas un moyen de communication entre les peuples, ainsi les joutes théologiques (souvent sanglantes) entre juifs et chrétiens ont entretenu une forme de «dialogue» entre les juifs et les chrétiens. Par ailleurs, le Décalogue pouvant être considéré comme l’authentique constitution spirituelle de l’Europe. Donc, le problème juif en Europe avait une autre dimension.
Flâner dans les rues de Séville et de Cordoue…
Concluons plutôt sur note optimiste et conviviale : si vous êtes acquis aux habitudes culinaires de notre socio-culture française, vous serez étonnés par les mœurs culinaires de nos amis espagnols : cette bière que l’on vous sert dans des carafes, ces tapas que vous dévorez debout, ces petits magasins où l’on vend des kg de poissons frits absolument délicieux, ces œeufs de poissons, cette morue panée ou simplement frite, ces frites découpées devant vous et passées à l’huile sans sel ni conservateur d’aucune sorte… Absolument succulent tout cela.
Et tous ces restaurants qui portent des noms de juifs et de juiveries (Judios, Juderia). Sans oublier les hôtels du même nom…
C’est tellement mieux ainsi, dans une Europe libérée de ses vieux démons, en paix avec elle-même.
Avec ou sans l’Euro. c’est dans cette voie qu’il faut persévérer.