Etranger dans la ville
A peine descendu du train, l’homme fut en proie à de sombres pensées. Il était venu dans cette gare chaque semaine durant de nombreuses années. Et puis, tout s’arrêta, plus personne ne le reconnaissait, ni ne savait qui il était. Ou plutôt qui il avait été. Tous ceux en qui il avait jadis pleine confiance étaient fuyants ou ne répondaient même plus à ses appels. Visiblement, il ne comptait plus du tout tandis que ceux qui l’avaient, au cours de toutes ces années, admiré, voire adulé, même publiquement, considéraient qu’il était désormais embarrassant. Le magistrat de la cité, jadis si obséquieux et dévoué en apparence, ne voulait même plus le recevoir… Et ce n’était pas faute de l’avoir peu sollicit
Comme si la malchance s’acharnait sur lui, son hôtel habituel, connu pour avoir abrité des grands de ce monde, était complet ce jour là. Il avait donc dû en choisir un autre qui était tout aussi côté mais qui ne correspondait pas à ses goûts… Sans être paranoïaque, il avait même cru au complot, alors, qu’en réalité les salons qui se tenaient dans cette grande cité étaient plus nombreux que d’habitude. Il n’empêche, son malaise s’en trouva accru…
Le ciel était très bas ce jour là à Venenge et le trajet qu’il parcourait les années passées, que dire, les mois précédents, lui parut soudain tout autre… On dit souvent que dans une façon de voir se projette une façon d’être. Et ce jour là, l’homme ne reconnaissait rien, ne retrouvait rien tant ses repères lui avaient été brutalement enlevés. Pourquoi ? Il n’arrivait pas à le comprendre. Il lui semblait tout simplement que des esprits malveillants et des personnes malfaisantes s’étaient ligués contre lui car il leur faisait de l’ombre.
Il se souvint : lors d’une importante cérémonie dans la ville, où le rôle le plus en vue lui revint, face aux élites locales, on se pressait autour de lui, sollicitait son aide et lui prodiguait tant de bonnes paroles. Mais aujourd’hui…
Chemin faisant, il remarqua que le regard des gens avait changé, que les visages étaient fermés et les comportements empreints d’une extrême froideur. Un peu comme si les passants, même eux, ne voulaient plus de lui…
Il faut bien reconnaître qu’il appréhendait cette visite, la première depuis de longs mois, au moment où tous ces événements avaient fondu sur lui. Jusqu’au dernier moment, il avait hésité : devait-il honorer cette invitation d’une institution, certes vénérable, mais qui ignorait peut-être tout de sa nouvelle situation ? Quel accueil cette grande association, prestigieuse mais totalement désargentée, allait-elle lui réserver ? Il avait dû payer son billet de train, sa chambre d’hôtel, tous ses repas (il mangea seul puisque personne ne souhaitait les partager avec lui) et bien d’autres choses ; mais l’argent n’avait jamais été pour lui un problème, en revanche, cet abandon des autres, cette solitude contrainte, produisaient sur lui un effet dévastateur. Avait-il fait preuve de naïveté, lui que tous louaient pour cette pénétration intellectuelle ? Ou avait-il simplement cru cn la parole des hommes ? Il avait envie de pleurer mais les larmes se refusaient à couler ; et même la nuit, en silence et sans témoin, elles se retenaient d’elles-mêmes, son regard était légèrement embué. Tout au plus.
Poursuivant son chemin comme un automate, il sentit son cœur se serrer dans sa poitrine, sa respiration se fit rauque, mais que se passait-il ? Il s’approchait sans le savoir de son ancien lieu, là où il avait donné toute sa mesure devant des publics les plus divers. Mais tout ceci s’était évanoui, comme si rien n’avait vraiment existé. Un café lui rappela des souvenirs : il s’y rendait chaque semaine, accompagné de tant d’auditeurs admiratifs et respectueux.
C’est alors qu’il se figea soudainement. Son corps refusait d’avancer car il était seul. A quelques pas de là, à un petit jet de pierre, se trouvait le lieu d’où il contempla des années durant le ciel de cette cité et le toit des bâtiments à l’entour. Que faire ?
Il n’osa pas aller plus loin et prit sagement la direction de son nouvel hôtel, là où il avait précédemment séjourné en compagnie de son épouse. Ah ! Si elle avait pu l’accompagner cette fois ci, les choses eussent été moins graves. Mais elle avait, elle aussi, d’autres problèmes à régler. La réceptionniste aggrava son dissentiment lorsqu’elle se trompa de nom ; il lui fallut quelques interminables secondes pour lui donner enfin la clef de sa chambre, la numéro 112 au premier étage, juste en face d’un vaste plan d’eau glacée.
Pressé par le temps alors que son apparition publique ne devait avoir lieu que six heures plus tard, il se précipita dans le restaurant où il avait ses habitudes. L’un des serveurs le reconnut et le pria de prendre place où bon lui semblerait. Un sourire plutôt crispé fit son apparition sur son visage, le premier depuis son arrivée ici. Le patron de l’établissement vint alors lui serrer la main et lui présenter ses bons vœux puisqu’on pouvait encore le faire… Mais il ne retrouvait plus cette franche cordialité d’antann.
Puis vint l’heure de partir. Quand reviendra-t-il ? Un jour peut-être ou jamais ? Nul ne le savait.
Lorsque l’obscurité hivernale enveloppa la ville, l’homme s’engouffra dans un taxi et pria qu’on le déposât près de la place des peuples pacifiques. Le chauffeur, visiblement un étranger, ne connaissait pas vraiment les lieux mais parvint à conduire son client à bon port.
Entrant dans la salle, il croisa des regards plus attentionnés. On lui proposa de boire un verre de vin blanc qu’il accepta volontiers. Mais il se retint et se contenta d’y tremper ses lèvres. Son regard croisa celui d’une belle femme blonde d’une cinquantaine d’années qui le dévisagea longuement.
La présence de cette petite centaine de personnes, suspendues à ses lèvres, le tonnerre d’applaudissements qui ponctua la fin de son discours, tout ceci le rassura. Il avait pris son courage à deux mains pour redevenir ce qu’il avait toujours été, un brillant orateur. Il avait réussi son pari, mais ce fut la mort dans l’âme. Souriant face au public qui lui manifestait sa reconnaissance, il se souvint des remarques de son père qui le trouvait peu résistant, dénué de force de caractère, bref trop délicat. C’était peut-être vrai, ce sont les épreuves qui forgent un homme. Or, à l’évidence, il n’avait pas assez souffert. Son père qui avait quitté ce monde depuis près de vingt ans avait vu juste.
Avait-il enfin lavé l’affront ? Avait-il repris confiance en lui-même ? Il était prématuré de le dire. Il jugea préférable de ne pas s’attarder et après avoir serré quelques mains, il accepta l’offre de la belle femme blonde de le déposer près de son restaurant habituel. Il souhaitait y dîner pour rattraper le temps perdu et cette si longue absence.
Les mêmes serveurs étaient d’astreinte comme à l’heure du déjeuner. Leurs visages étaient impassibles, même s’il sentait qu’ils l’épiaient à la dérobée. C’est que pendant des années, il n’était jamais venu seul et voici qu’à présent, après une si longue absence, il semblait l’ombre de lui-même. Ce soir là, le restaurant ne comptait qu’une dizaine de femmes. Il était le seul homme. Une tablée très animée ne parlait qu’allemand alors que l’autre groupe s’exprimait en anglais. Décidément, Venenge méritait sa réputation cosmopolite.
Il demanda l’addition que le serveur lui apporta, ajoutant que le café était offert par la maison : était-ce une marque de respect ou l’expression d’un sentiment de pitié? L’homme se leva, enfila son manteau en cachemire, mit son chapeau et s’en alla.
Dehors, le froid se faisait mordant, plus vif. Les rues étaient vides en raison de l’heure tardive mais aussi du fait des intempéries. Décidément se dit il, les temps ont bien changé. Dans le reflet d’un réverbère dans l’eau, il contempla sa silhouette. Il recula prudemment.
Demain, se dit-il, sera un autre jour… Tout autre.