Patrick Jean-Baptiste, Dictionnaire des mots français venant de l’hébreu. préface de Claude Hagège. Seuil, 2011.
Ce livre qui stimulera ou intriguera ses nombreux lecteurs, a le mérite d’exister. Il entend recenser les mots français d’origine hébraïque, mais pas vraiment puisqu’il utilise la périphrase suivante venant de l’hébreu et que dans la page de garde le titre se voit complété par un sous titre plus fourni qui change d’ailleurs la portée de l’ouvrage : Dictionnaire des mots français venant de l’hébreu et des autres langues du Levant pré-islamique… Ce qui en élargit considérablement le spectre et en réduit par là même, de manière assez paradoxale, le champ sémantique purement hébraïque, censé constituer la trame principale de l’ouvrage. Mais ce n’est pas si grave car son auteur nous entraîne sur plusieurs centaines de pages dans une enquête passionnante où des mots de tous les jours, ou d’autres plus rares et plus mystérieux, se voient dotés d’une origine hébraïque ou plus généralement sémitique.
Que dit l’auteur et comment procède-t-il ? Il tente d’expliquer sa méthode dans les premières pages du livre : ses présupposés ne sont pas dépourvus d’une certaine solidité, même si de véritables philologues sémitisants (mon expertise se limitant à l’hébreu, l’arabe et l’araméen, ce qui n’est pas suffisant) pourraient le prendre en faute dans ses déductions ou plutôt ses rapprochements dont certains paraissent toutefois assez ingénieux. Et ouvrent des pistes intéressantes.
Quand on jette un coup d’œil sur un dictionnaire étymologique, même les plus réputés comme le Littré par exemple, on y lit généralement : mot d’origine latine ou grecque , mais ces ouvrages ne vont pas plus loin. Ils ne nous disent pas que les Grecs ont emprunté certaines notions, certains concepts ou certains mots à des langues et à des civilisations antérieures, notamment sémitiques, donc cananéennes, comme l’arabe, l’hébreu, l’araméen, le punique, l’étrusque etc… Je rappelle, à la suite de Louis Massignon, que l’hébreu a deux fois moins de racines trilitères (1750 environ) que l’arabe (plus de 3500).
Ces dictionnaires donnent l’impression que nos langues européennes plongent leurs racines dans un humus exclusivement gréco-latin alors que les civilisations et les langues sémitiques ont, par différents canaux, largement influé sur le développement de l’écriture, des systèmes consonantique et vocalique des langues considérées par nous comme les fondements de notre culture.
L’auteur a donc raison de franchir le pas et d’aller plus loin, mais ses rapprochements sont parfois hasardeux, comme il le reconnaît lui-même, alors que d’autres fois il n’est simplement pas convaincant. Mais peut-on l’être dans le domaine de la philologie lorsqu’on recherche l’origines de mots qui remontent à trois millénaires avant notre ère ? Un exemple : lorsque l’auteur parle (assez souvent d’ailleurs) de langues cananéennes, à quoi fait-il allusion au juste ? Il ajoute même parfois par l’intermédiaire de l’étrusque… J’avoue l’ignorer tout en reconnaissant que le pays de Canaan (même si certains critiques bibliques tendent à en nier l’existence géographique réelle) a tout de même laissé quelques vestiges culturels (notamment le nom des mois de l’année) dans la Bible qui adopte plusieurs types de calendrier : l’ordre numérique (premier, deuxième ou troisième mois), les noms cananéens et les noms babyloniens…
L’auteur procède donc de la manière suivante : lorsque aucune étymologie indo-européenne n’est connue, il s’oriente presque naturellement, pourrait-on dire, vers la racine sémitique ou, à défaut, tente d’en trouver une… Et dans ce cas, il lui arrive de ne pas être convaincant. Mais qui sait ? C’est peut-être lui qui a raison… A ses yeux, les langues sémitiques, cela signifie évidemment l’ougaritique, l’hébreu, l’arabe, l’araméen, le sud arabique avec toujours cette inconnue que sont les langues cananéennes.
Mais nous n’avons pas affaire ici à un simple travail de recherche des étymons, chaque notice situe harmonieusement le vocable présenté dans un contexte historique et culturel plus large. Toutefois, avant d’entrer dans les détails, on peut relever la lucidité de l’auteur et lui en savoir gré, car il ne cède pas à ce qu’il nomme lui-même le monogénisme sémitique auquel l’époque de la Renaissance (on croyait alors que l’hébreu, langue de la Révélation, était aussi celle du paradis) qui redécouvrait le texte biblique et l’idiome hébraïque, sacrifiait tout : puisque Adam avait parlé cette langue paradisiaque comme Dieu lui-même, eh bien, toutes les autres devaient en dériver d’une manière ou d’une autre.. A de rares exceptions près, notamment quelques philologues germaniques, cette tradition du monogénisme linguistique a perduré jusqu’au XIXe siècle pour ensuite disparaître entièrement ou presque. L’auteur a amplement raison de souligner ce point : parfois, lorsqu’il s’agit de juifs, de judaïsme ou d’hébreu, on a tendance à occulter certaines filiations philologiques avérées. Scrutons les dictionnaires unilingues allemands durant la période national-socialiste : chaque terme d’origine hébraïque (ou sémitique) avérée, comme goumé (Gummi en allemand), Pleite (de pélétah en hébreu) (prendre la fuite après une faillite) et tant d’autres étaient déclarés d’origine inconnue (unbekannte Herkunft)…
Dans un tout autre registre, d’éminents savants comme Georges Dumézil ou Emile Benveniste évacuèrent injustement toute influence proche-orientale… Mais leur attitude n’avait aucune arrière-pensée racialiste (pour parler comme Renan).
Ce que j’aurais souhaité trouver dans ce livre, c’est la référence à des lois régissant tant les mutations vocaliques que consonantiques, comme, par exemple, la loi de Grimm complétée par celle de Werner. On aurait alors eu l’impression que les rapprochements (je n’ose pas dire les déductions) étaient solidement fondées.Mais en disposons nous dans ce domaine des langues sémitiques qui remontent à une très haute époque et dont certaines ont disparu sans laisser de traces nettement discernables ?
Il y a, cependant, la belle préface de Claude Hagège qui, tout en prenant parfois ses distances avec certains développements de l’auteur, reste généreuse et enthousiaste…
L’auteur s’en réfère souvent à des mycéniens considérés comme les ancêtres des Grecs, et qui vivaient dans le Péloponnèse ainsi que sur les côtes de Crète. Et comme il s’agit d’une île, son stock tant linguistique qu’humain ne laissait pas d’être hétérogène, ouvert à des apports les plus divers.
Nous connaissons bien, par contre, les correspondances entre l’hébreu, l’araméen et l’arabe. Elles sautent aux yeux de tous ceux qui ont étudié les langues sémitiques. Mais la difficulté vient du passage d’une aire linguistique à une autre, du sémitique en général à l’idno-européen.
Mais soyons justes, ce livre nous apprend beaucoup de choses et a exigé de son auteur un long et pénible travail que nous respectons pleinement.
J’ignorais parfaitement que goujat dérivait de l’hébreu goya (servante non-juive, lisons nous en note, employée dans les familles juives du Comtat Venaissin). La myrrhe viendrait de mar amer en hébreu (l’auteur parle de l’éventualité d’un emprunt), abbé de Abba (père en hébreu et en arabe). En revanche, je suis moins d’accord pour ce qui est de l’origine de abracadabrant… L’hébreu ‘attiq et l’araméen ‘attiqa ont-ils un rapport avec le mot antique, c’est assez bien vu, même si j’en doute un peu. Le rapprochement entre araignée et oreg (tisser en hébreu) ne manque pas d’ingéniosité… Je n’y aurais jamais pensé. Après tout, l’araignée tisse sa toile, c’est un petit tisserand.
Mais est ce que kélév en passant par la même racine arabe kalb a pu donner clébard ? Je crains que là encore l’ingéniosité n’ait largement dépassé les règles philologiques…
En revanche, l’entrée babélisme renferme des aperçus fort judicieux car l’auteur a bien perçu que l’étymologie donnée par le texte de la Genèse relève de la philologie créatrice. Est ce que bacchanales a vraiment quelque chose à voir avec le verbe hébraïque bekhi qui existe aussi dans ce sens en arabe ? Je croyais que bétyle (notamment dans le site nabatéen magnifique de Pétra) s’apparentait à l’expression biblique de la Genèse Bet El ou Bet Elohim, l’auteur nous dit qu’une autre piste (p 96) devrait aussi retenir notre attention, preuve qu’il sait aussi s’écarter des sentiers battus… La même remarque pour kfar Nahum, Capharnaüm, au lieu d’un désordre indescriptible, l’auteur s’oriente vers la notion de consolation (nahum, menahem consolateur), même si la consolation se dit nehama. Après tout, c’était bien là que le charmeur évangélique (Renan) a soigné tant de pauvres gens, leur ouvrant les portes de la consolation…
L’homme de la rue pensait que couffin en français venait en droite de l’arabe kouffa ; l’auteur nous suggère un mot hébraïque qui connaît toutes ses occurrences dans le nombre du duel, hofnayim…
Est-ce que didactique, didascalie, etc… ont quelque chose à voir avec le terme hébraïque dé’a, da’at etc ? J’en doute un peu. En revanche, échalote avec Ascalon (la ville d’Ashquelon) pourrait bien marcher, d’autant que les explications fournies autour de ce rapprochement sont intéressantes.
Géhenne (guey hinnom ans la littérature prophétique) et djahennama en arabe, ainsi que Moloch ont retenu toute mon attention car on y lit des remarques fort intéressantes, notamment sur la notion d’expression figée passer au Moloch… (le-ha’avir la Molech)
L’entrée golem comporte quelques oublis, de peu d’importance : dans le verset du Psaume 139 ; 16 la traduction, voire la leçon retenue n’est pas convaincante et ne fait pas contexte avec la suite. Au lieu de lire golmi (en hébreu : mon golem : mon embryon) la Bible de la Pléiade propose en note une correction textuelle qui fait sens avec ce qui suit. Au lieu de lire mon golem, tes yeux l’ont vu et tous sont inscrits dans ton livre, les traducteurs proposent une graphie hébraïque proche de golmi et lisent : kol yamaï raou ‘énékha : tous mes jours, tes yeux les ont vus et ils sont inscrits dans ton livre. C’est très bien vu mais cette leçon a l’énorme inconvénient de nous provient de l’unique occurrence du terme golem dans la Bible hébraïque, et, conséquemment de l’unique thème juif passé dans la littérature universelle, dixit Gershom Scholem !
A l’entrée hébreu, l’auteur donne quelques détails sur la langue ougaritique, un idiome qui s’est éteint vers la fin de l’âge du bronze mais qui a laissé bien des documents au terme du IIe millénaire avant notre ère. Très proche de la langue hébraïque, il comptait 30 lettres ou phonèmes alors que l’hébreu n’en a conservé que 22. Dans le second article consacré à hébreu, l’auteur dit p 247 que la haskala a été assimilationniste, ce n’est pas vrai et je le renvoie à mon Que sais-je ? sur Moïse Mendelssohn (1996).
Le rapprochement entre les origines et les conditions de vie de Samson et d’Héraclès sont judicieux. Il y aurait encore tant à dire, mais je me tourne à présent vers les derniers développements de l’ouvrage, notamment les expressions françaises (mais qui ont aussi leurs équivalents en allemand et en anglais) qui sont traduites directement du corpus biblique. L’auteur les fournit largement et j’en ajoute deux : malade d’amour (holat ahava dans le Cantique des Cantiques) la plus belle d’entre les femmes (ha-yafa ba-nashim) dans le même rouleau biblique. En ce qui concerne le grec en terre d’Israël, mais en sens inverse, c’es-à-dire les emprunts à cette langue, voir l’excellent livre, aujourdh’ui vieili maisn non encore remplace de Saül Liebermann, Greek in acient Palestine.
Deux petites corrections, la vocalisation de hokhma se fait avec un qamats qatan et non un holam malé et c’est en 722 que le royaume d’Israël fut anéanti par les Assyriens, 622 est la date de la réforme religieuse du roi Josias…
Je vous recommande chaleureusement la lecture de ce beau livre de M. Patrick Jean-Baptiste (nom de plume ?) qui vous étonnera et vous fera découvrir bien des choses.