AVONS NOUS RAISON OU LE DROIT DE REEDITER MEIN KAMPF ?
Le journal Le Monde en date du vendredi 7 octobre 2011 publiait en page 4 de son supplément une importante tribune libre intitulée Pour une édition critique de Mein Kampf», signée par six personnalités, françaises et étrangères, notamment le président des éditions Plon, Olivier Orban. Dans les deux lignes placées en exergue, le journal signalait qu’en 2015, le manifeste d’Adolf Hitler tombera dans le domaine public et expliquait ceci : plutôt que de le censurer ou de l’interdire, ce qui serait une grave erreur, il faut briser le fétichisme qui l’entoure…
Cette tribune libre a retenu toute mon attention et je m’étais promis d’y revenir dans le journal de la TDG dès que mes studieux loisirs me le permettraient. Aujourd’hui, c’est chose faite.
En 2015 la mort d’Hitler remontera à soixante-quinze ans et vous pourrez faire de cet ouvrage ce que bon vous semble. Certains s’y intéresseront dans des buts politiques pas très honorables (stimuler l’antisémitisme, nier la solution finale ou charger Israël de tous les maux de la terre), d’autres voudront en tirer un profit purement commercial, gageant que le nom seul de l’auteur constitue déjà une promesse de ventes massives.
Les auteurs de cette tribune considèrent sans hésiter que le boycott ou la censure serait une grave erreur et qu’il faudrait, tout au contraire, en préparer une édition critique. Et ils ajoutent même, en toute bonne foi : le lire et le faire lire aux étudiants…
Cela tombe bien : étant aussi germaniste, je me souviens de la lecture commentée de certains passages de Mein Kampf dans notre Institut d’études germaniques jadis abrité dans une aile du grand palais à Paris. Ces extraits choisis ont suscité en moi des sentiments mêlés : d’une part j’avais peine à croire ce que je lisais, notamment une phrase que j’ai retenu par cœur (wenn es zum Krieg in Europa kommen sollte, dann wird die jüdische Rasse ausgerottet werden : si la guerre venait à éclater en Europe, ce sera la fin de la race juive…), et d’autre part, le contraste entre les idées d’Hitler et ce que j’apprenais des auteurs de l’Allemagne spirituelle (das geistige Deutschaland) me semblait relever de deux mondes absolument incompatibles/ Je ne parvenais pas, alors, jeune étudiant que j’étais, à surmonter cette contradiction et la théorie hégélienne de l’Aufhebung ne m’était pas d’un grand secours. Plongé dans mes pensées, je me suis souvenu d’une question posée à mon père alors que j’étais enfant/ Je lui demandai pour quelles raisons Hitler avait-il été obsédé par les juifs au point de vouloir les massacrer jusqu'au dernier, quel lien pouvait bien exister entre cet homme et sa folie meurtrière ? Il me répondit que Hitler était fou, qu’il en voulait aux juifs par dépit et par ressentiment, que ceux-ci n’avaient pas voulu l’aider alors qu’il végétait à Vienne où il rêvait d’être un peintre enfin reconnu…
L’explication paternelle ne m’avait pas entièrement convaincu pas plus que la lecture de ces extraits. Je me mis à chercher dans d’autres directions, notamment en réfléchissant sur une autre phrase de Mein Kampf où Hitler cloue au piloris cet instinct de conservation (Selbsterhaltungstrieb) si puissant chez les juifs et qui n’existerait pas, selon lui, avec une intensité comparable chez aucun autre peuple… Plus tard, j’appris en lisant un essai d’interprétation psychanalytique de l’antisémitisme nazi que l’auteur avait peut-être fait l’objet d’un rejet de la part d’une communauté avec laquelle il aurait eu des liens inavouables, le touchant au plus profond de lui-même.
En fait, on ne pouvait pas apporter d’explication rationnelle à un tel discours de haine pour cette bonne raison que la haine ne trouve qu’en elle-même sa propre justification et sa raison d’être. Et je ne confond pas explication et justification, je tente simplement de comprendre comment un homme si limité intellectuellement et culturellement (écoutez ou lisez son allemand !) a pu mener tout un peuple sur la voie de l’autodestruction… Et quel peuple !
Or, ce sont toutes ces idées que le lecteur retrouvera un parcourant un ouvrage aussi volumineux qu’indigeste, compilé par un auteur lors de sa détention, en servant d’idées déjà datées de son propre temps, comme les ouvrages «racialistes» de Houston Stewart. Chamberlain et d’Oswald Spengler, notamment Le déclin de l’Occident. Il y en eut d’autres mais on s’en tiendra ici à ces deux là qui exercèrent une influence certaine à cette époque.
Je ne suis pas opposé en principe à la préparation d’une édition critique de ce texte qui est loin d’être un chef-d’œuvre, ni au plan littéraire, ni philosophique ni même purement politique. Son auteur était atteint au plus profond de lui-même de cette incurable obsession anti-juive face à laquelle même Freud eût baissé les bras.
Après tout, des spécialistes ont tenté la même expérience avec un autre écrit, un faux célèbre, intitulé Les protocoles des sages de Sion… Et ce collectif d’auteurs n’a pas manqué de s’y référer. Plus personne ne retient aujourd’hui les allégations mensongères et diffamatoires de cet ouvrage et pourtant, certaines traductions en arabe et même en japonais ont donné un nouveau souffle de vie à ce livre.
Faut-il retenter l’expérience avec Mein Kampf ? Les auteurs de cette tribune libre avancent, étendard déployé, ils sont pour une édition critique qui sera entourée de maintes précautions, notamment sur les réseaux sociaux afin que nul ne puisse subvertir leur projet de diffusion de la science et de dénonciation d’une monstrueuse tromperie. La pureté de leurs intentions témoigne en leur faveur et peut-être réussiront-ils à réaliser leur projet… Mais les garde-fous qu’ils promettent de mettre en place, n’accompliront pas leur effet pour la bonne raison que ce ne sont pas les étudiants ni les érudits qu’il faut convaincre (encore qu’on ne soit jamais à l’abri de mauvaises surprises, même dans ces deux catégories réputées fréquentables). Même l’Union Européenne dont le territoire a justement été le théâtre de cette inimaginable tragédie n’arrivera pas à canaliser le débat qui s’ensuivra et risque d’être débordée par des surenchères racistes et antisémites. Cette mise à portée (la tribune conteste, elle, cette mise à distance) d’un texte si barbare pourrait raviver des haines recuites que l’on croit disparues mais qui ne sont qu’assoupies.
Je ne suis pas pour la censure et crois que toute œuvre, même médiocre comme celle-ci, mais qui a joué un rôle si terrifiant, doit pouvoir être étudiée afin d’en démonter le mécanisme et servir d’avertissement. Mais cette démarche se fonde sur un postulat qui est souvent erroné : le fait que le bon sens est la chose du monde la mieux partagée…
Cette même tribune qui opte pour la préparation d’une édition critique reconnaît que la version turque de Mein Kampf a dépassé les 100.000 exemplaires en très peu de temps… Et encore, on ne nous dit pas tout en ce qui concerne la diffusion du livre dans l’aire linguistique arabo-musulmane. Après tout, les puissances de l’axe avaient quelques relations avec certaines autorités issues de ces même milieux.
En conclusion, je ne suis vraiment convaincu par l’analyse ni par les précautions préconisées par cette tribune pour conjurer d’éventuels effets nocifs d’une édition critique de Mein Kampf. Il fallait une critique plus approfondie des arguments qui ont germé dans l’atelier mental d’Hitler. Il faut aussi mieux prévoir comment déjouer les ruses de certains internautes qui tireront profit de cette remise en lumière pour diffuser de plus belle leurs visées révisionnistes à l’échelle de la planète.
On se souvient, et il n y a pas si longtemps de cela, qu’il s’est trouvé en France, dans notre pays, un homme, jadis éclairé et en tout cas mieux inspiré, pour contester la réalité de la Shoah et pour préconiser la mise sur pied d’une commission d’historiens, chargée d’examiner les faits. En réalité, les victimes survivantes, citées à comparaître devant ce tribunal contemporain, devaient apporter la preuve de leur calvaire… avec le risque toujours réel, de se voir contester leur statut. Quand je pense qu’une telle idée est venue d’un homme d’église, et qui était de son vivant, la personnalité la plus aimée des Français,.
Au fond, les auteurs de cette tribune poursuivent trois objectifs, parfaitement louables en soi : soumettre le livre fétiche d’Hitler à un traitement historico-critique quj le présente tel qu’il est en réalité, c’est-à-dire une œuvre faite de bric et de broc, véritable pot-pourri d’idées datées et surtout mal digérées, mises bout à bout sans main éditoriale suffisante ; imposer un traitement juridique homogène sur tout le territoire de l’Union Européenne ; et enfin prévenir les dangers que l’internet ne manquera pas de faire courir à une réalisation scientifique.
C’est très bien vu et je comprends parfaitement l’intention de ce collectif d’auteurs ; mais je le répète, tout en n’étant pas un partisan de la censure, je ne conseille pas de mettre un engin explosif entre toutes les mains. C’est une simple affaire de bon sens.