LE CARNAVAL DE VENISE, LA FETE DANS UN MONDE DESENCHANTE
Je ne sais pas si vous croyez encore à la fête, au bonheur et au
plaisir. Mais moi, en écoutant ce matin le début du célèbre carnaval
de Venise, après ce qui se passe en Afrique, au Moyen Orient et en
Afghanistan, j’ai eu l’impression que l’on parlait de deux mondes, de
deux univers entièrement différents et hermétiquement séparés l’un de
l’autre…
Comment peut-on faire encore la fête aujourd’hui ? Un mot sur le
carnaval dont la philosophie m’a toujours plu car elle remonte à des
mœurs très anciennes où les élites dirigeantes des cités instituaient
un ou plusieurs jours au cours desquels les règles, les lois et les
obligations étaient comme mises entre parenthèses, comme si l’on
reconnaissait, sans le dire vraiment, que la nature humain pouvait
bien étouffer dans ce maquis d’interdits et de préceptes, positifs (tu
feras) ou négatifs (tu ne feras pas).
Ce qui me conduit à faire cette remarque n’est autre que la notion de
bal costumé, de masque, et donc d’anonymat, comme si, pour s’amuser
vraiment (aujourd’hui, on dirait : s’éclater), il fallait se cacher,
dissimuler son visage… Cela remonte en fait à des tradition fort
anciennes, notamment dans certaines iles grecques, où un jour
déterminé de l’année, les femmes insulaires avaient le droit de
s’accoupler avec des étrangers de passage sur leur île, avec des
marins du port.
Il y a au moins deux préoccupations qui gisent au fondement de cette
pratique : tout d’abord la nécessité de renouveler le stock
biologique, sanguin, par un apport frais de sang étranger, faute de
quoi le milieu insulaire est condamné à se mêler intimement dans le
même stock, ce qui engendre des malformations et des enfants atteints
de maladies congénitales : un peu, comme si l’on épousait sa propre
sœur ou son propre frère. C’est la différence entre l’endomaie et
l’exogamie, épouser dans ou en dehors du clan…
La seconde préoccupation est de nature plus psychologique et veut
faire droit aux désirs les plus fous et les plus incontrôlables de
l’être, qu’il soit homme ou femme ! On se cache derrière son masque,
on ne joue plus le même rôle car on ne porte plus les mêmes habits, on
n’est plus l’Homme socialement adapté, on laisse éclater ses
phantasmes les plus fous : les femmes de la haute société, les hommes
issus des classes dirigeantes, se mêlent à d’autres milieux, parfois
intimement.
Aucune église, aucune institution ou loi éthique n’a pu venir à bout
de telles manifestations de joie et de recherche de rares plaisirs. Et
ce n’est pas faute d’avoir essayé… La nature humaine est rétive à
toute loi et à tout interdit. Freud n’avait peut-être pas tort de dire
ce qu’il a dit et le continent qu’il a découvert a toujours existé
bien que rares furent ceux qui l’aperçurent avant lui avec autant de
netteté.
Au fond, c’est peut-être bien dans cette partie obscure de notre âme
qu’il faut rechercher cet attachement à la fête et à la joie, au
plaisir, en dépit d’un environnement des plus désespérants.