La doxa ou comment se fabrique l’opinion publique…
Cette petite réflexion m’a été inspirée ce matin par un bref, très bref, commentaire d’une grande chaîne de télévision au sujet du rôle joué par la presse en général, et notamment celle de la petite lucarne. Son effet est immense, qu’il soit dévastateur ou bénéfique, ce dernier cas étant nettement plus rare. Evidemment, les journalistes, à l’affût des nouvelles les plus fraîches et aux aguets de tout scoop, ont expédié l’affaire en dix seconde, évoquant à grande vitesse le cas du père divorcé de Nantes juché sur sa grue et les trois immolations qui se sont hélas déroulées dans le pays la semaine passée.
Si la télévision n’en avait pas parlé, on n’en aurait rien su. Parfois, le paradoxe est très grand entre l’entrefilet paru dans la presse dite sérieuse et le long reportage diffusé à la télévision et qui, de ce fait même, atteint des millions de personnes…
J’ai utilisé le terme paradoxe où figure justement le mot grec DOXA qui veut opinion généralement admise, préjugé communément accepté par une large partie de la population… C’est un mot que l’on retrouve en français dans d’autres expression, par exemple : orthodoxe (conforme à la doxa), hétérodoxe (étranger ou opposé à la doxa) et aussi dans doxographe (esprit de second ordre qui se contente de classer les opinions des uns et des autres sans apporter la moindre idée originale.) La pire injure pour un philosophe est d’être traité de doxographe, un peu comme si Fr. Nietzsche parlait d’eunuque du savoir ou d’âne chargé de livres…
Tout ceci pour dire que nous sommes nettement influencés par les compte-rendus d’une presse qui vole d’un sujet à l’autre, recourt à une terminologie peu appropriée (voyez l’hésitation entre démission du pape, ce qui est absurde et plus raisonnablement la renonciation, plus appropriée), bref toute cette fluidité terminologique qui peuple nos jours et nos veilles et obscurcit notre perception du monde qui nous entoure.
Reprenons le thème de la tromperie alimentaire : si la presse n’avait pas opportunément sursaturé l’opinion de tant de détails, le fait serait passé inaperçu. Voyez le drame de ce sportif sud africain qui a tué son amie, on en parle tous les jours, alors qu’il ne s’agit que d’un fait divers… Je n’ose revenir sur le cas de DSK (auquel j’ai consacré tant d’articles par le passé) car cela ouvrirait sous nos pieds un gouffre dans lequel je ne souhaite plus m’aventurer.
Tous ces faits, hâtivement traités et jetés en pâture à l’opinion, constituent notre opinio, l’opinion publique, parfois même l’opinion publique internationale.
Pourtant la DOXA a eu une sœur jumelle l’épistémè (le savoir scientifique vérifiable) qu’elle a laissée loin derrière elle dans cette course éperdue pour former l’esprit humain et sa vision de l’univers (Weltanschauung). Avoir une opinion, se faire une opinion, n’est pas connaître la vérité. L’un de mes collègues à l’Uni de Genève me disait récemment en allemand Information ist kein Wissen : l’information n’a pas le label de la science ni du savoir.
Et pourtant, nous dépendons tous de la doxa et ne connaissons rien à l’épistémè. Chacun d’entre nous est, chaque matin que Dieu fait, submergé par une foule d’informations relayés par des hommes et des femmes de presse qui sont généralement très pressés et qui n’ont guère le temps d’approfondir. La plupart du temps ils utilisent une terminologie peu rigoureuse et rangent les nouvelles selon leur degré sensationnel.
Oui, c’est bien la doxa qui nous gouverne et c’est elle qui nous dicte nos opinions. D’où cette notion d’opinion publique nationale ou mondiale autour desquelles se nouent des millions de malentendus.
Quand je dis : je pense, je crois, cela ne veut rien dire.
Freud avait raison : le Je n’est pas maître chez lui…
Maurice-Ruben Hayoun
In Tribune de Genève du 18 février 2012