Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

L'Etat d'Israël a soixante cinq ans; la question arabe…

L’Etat d’Israël a soixante-cinq ans : tous les clignotants sont au vert, la seule question qui reste posée est celle des relations avec le monde arabo-musulman…

 

Le monde entier –ou presque- fête ce soixantième anniversaire de l’Etat juif. Nous lui souhaitons paix, bonheur et prospérité. Et surtout de meilleures relations avec tous ses voisins.

On va revenir ici sur le seul problème demeuré sans réponse définitive : la question arabe.

 

Dans les lignes qui vont suivre on évoquera surtout la ligne des sionistes dits de gauche, sans prendre position ni pour ni contre…

Martin Buber (1878-1965) avait une approche culturaliste d’un problème qui était essentiellement national et religieux. Si Israël et Ismaël sont deux fils du patriarche Abraham ils n’en ont pas moins des approches différentes, voire même opposées dans divers domaines. Et Buber en penseur idéaliste qu’il était, pensait que la raison saurait guider les peuples et les individus et les conduire à opter pour ce qu’il y avait de mieux, à savoir la paix et la coexistence pacifique. Bien des années après la proclamation de l’Etat d’Israël, le 15 septembre 1953, Martin Buber écrivait à son ami Louis Massignon la lettre suivante :

 

Cette année, yom kippour (le jour des propitiations, du grand pardon), tombe le 19 septembre. Si vous le voulez bien, je jeûnerai  avec vous pour Israël et pour ses adversaires, les unissant dans mon jeûne et mes prières, implorant un grand pardon pour leurs fautes auprès de leur père commun pour leurs péchés, j’ai presque envie de dire : pour leurs péchés communs. Comme toujours, je commencerai par ma propre personne, dont je suis seul à connaître le mal dans toute son étendue. Ensuite, je prierai pour la rémission des péchés de mon peuple et de ses voisins qui communient dans le même devoir et la même faute… celle d’avoir ignoré et d’ignorer encore aujourd’hui le devoir d’ accomplir l’œuvre qui leur avait été confiée.

Puisse le Miséricordieux exaucer votre prière ainsi que la mienne, comme s’il s’agissait d’une prière unique en faveur de cette malheureuse race d’Adam…[1]

 

Buber n’était pas seul à insister sur la nécessité de régler favorablement la question arabe : un certain nombre de lettres de ses amis Hans Kohn et Robert Weltsch militent dans le même sens. Nous pensons notamment à une lettre[2]  que Hans Kohn adressa à Martin Buber le  25 septembre 1929, donc près de dix ans avant que Buber ne s’établisse en Terre sainte. Kohn se plaint de l ‘idéologie sioniste actuelle qui ostracise les Arabes et ne pense qu’à dominer le pays. Nous ne pouvons pas, écrivit-il, admettre de telles choses sans renier nos idéaux. Il ajoute : je crains fort que nous ne favorisions des choses que nous ne puissions admettre. Une chose que nous soutiendrions par une fausse solidarité et qui nous entraînerait dans un marécage. Ou bien le sionisme sera pacifique ou bien  il se fera sans nous.. Le sionisme n’est pas le judaïsme

 

David Ben Gourion  ne l’entendait pas de cette oreille. Mais certaines de ses déclarations prouvent qu’il était conscient de la gravité de la question arabe :

En dépit des inconvénients que cela représente pour nous, nous savons qu’un grand nombre d’Arabes ont vécu en Palestine pendant des siècles, que leurs pères et leurs ancêtres y sont nés et y sont morts, que la Palestine est leur pays et qu’ils veulent continuer d’y vivre. A cet égard, nous devons faire preuve d’une généreuse compréhension et en tirer toutes les conséquences qui s’imposent. C’est la base d’une véritable entente entre les Arabes et nous.[3]

 

Dans ce beau recueil de textes, compilé par notre collègue Paul Mendes-Flohr, on peut suivre pas à pas l’émotion de Buber face à cette question des Arabes en Palestine mandataire et de leur futur statut de réfugies, chassés de leur lieu de naissance, même s’ils s’étaient installés dans une terre qui avait appartenu à d’autres. C’est que Buber faisait –consciemment ou inconsciemment- un parallèle entre sa propre situation de réfugié, chassé de son pays de naissance par les Nazis, et les Palestiniens qui allaient, quoique sous d’autres conditions, connaître le même sort d’exilés… Ce qui fit dire au philosophe juif que le problème arabe était une question profondément juive.

 

On sait que Buber partageait les mêmes idées que Ahad ha-Am visant à faire du foyer juif en Palestine un centre spirituel, un phrase éclairant le reste de l’humanité. Et cet auteur avait lui aussi, bien avant Buber, attiré l’attention sur le problème des Arabes résidant sur une terre originellement juive. Dans son recueil intitulé A la croisée des chemins (Al parashat derakhim), notamment dans l’article au titre si évocateur Emét mé-éréts Israël (La vérité depuis (ou sur) la terre d’Israël, il écrivait ceci : 

 

 Nous qui vivons à l’étranger avons tendance à croire que les Arabes sont tous des sauvages qui en sont restés à un stade animal et qui ne prêtent aucune attention à ce qui se passe autour d’eux. C’est une grave erreur… Les Arabes, surtout les citadins, ne sont pas dupes de l’activité que nous déployons dans leur pays ni de nos intentions, mais ils se taisent et n’en laissent rien paraître parce qu’ils ne considèrent pas pour l’instant que nous représentons un danger pour leur avenir.[4]

 

Et Ahad ha-Am concluait son propos par une mise en garde : le jour où la population arabe constatera que les juifs prennent l’essentiel des terres et occupe tout l’espace, elle ne nous cédera la place facilement…

 

Le constat est juste mais les mesures prises pour transcender les difficultés d’adaptation à ce nouveau milieu et se concilier les faveurs des Arabes n’étaient pas à la hauteur de l’enjeu. On a connaissance de maintes tentatives de dirigeants sionistes qui pensaient naïvement trouver en leurs «frères arabes», sémites comme eux, des guides fiables qui favoriseraient loyalement leur retour sur cette portion de terre qui avait jadis appartenu à leurs ancêtres… Ce qui ressort de toute cette littérature, nous dit Mendes-Flohr,  c’est l’oubli de cette question arabe, plus préoccupante que toutes les autres réunies. Cette question fut purement et simplement refoulée car elle était littéralement insoluble, sauf à promouvoir l’idée d’un état binational, ce que l’écrasante majorité des militants sionistes, traumatisés par les émeutes sanglantes organisées par les Arabes, rejetaient formellement.

 

Un remarquable pédagogue nommé Isaac Epstein (1862-1943) avait pourtant multiplié les mises en garde. Voici ce qu’il écrivait dans un journal sioniste paraissant en hébreu, Ha-Siloah :

 

De toutes les difficiles questions liées à l’idée d’une renaissance de notre peuple sur sa terre, il en est une qui est plus importante que toutes les autres réunies, c’est la question des Arabes. Nos propres aspirations nationales dépendent de la bonne réponse apportée ou non à cette question..[5]

 

Et Epstein concluait en déplorant l’approche superficielle de cette question cruciale par l’organisation sioniste. La même question préoccupait aussi un autre dirigeant sioniste, ami de Buber, et cité supra, Moshé Slimanski, qui fit même paraître des textes hébreu, signés d’un pseudonyme arabe, Hawadja Moussa, sans plus de succès. Mais cet échec est, selon cet auteur si favorable aux Arabes, imputable aux juifs :

 

Nous sommes installés ici depuis trente ans, et pourtant, nous qui sommes si proches des Arabes par le sang et par la race, nous sommes restés des étrangers à leurs yeux alors que leurs ennemis qui n’attendaient que leur chute pour en tirer profit, ont réussi à gagner leur confiance et à être accueillis dans les sphères les plus intimes de leur vie.… Pendant les trente années que nous avons passées ici, ce ne sont pas eux qui sont restés pour nous des étrangers mais nous qui le sommes restés pour eux…[6]

 

Sans vouloir créer un anachronisme en s’appuyant sur les événements venus infirmer la thèse si généreuse de Slimanski, il faut cependant noter qu’il ne fournit aucun élément susceptible de gagner la confiance des Arabes et d’instaurer des relations apaisées avec eux. Les deux peuples poursuivaient des objectifs opposés : le succès des uns ne pouvait  que coïncider avec l’échec et la débâcle des autres… Juifs et Arabes étaient condamnés à être des ennemis en Terre sainte

 

Même Zéev Jabotinsky, le fondateur du mouvement révisionniste, se disait conscient de ce problème sans toutefois préconiser les mêmes solutions que celles des sionistes dits de gauche. C’est en 1921, lors d’un congrès qui se tint à Prague pour évoquer la sécurité du yishouv que le chef du mouvement révisionniste fit cette déclaration :

 

Les juifs constituent aujourd’hui une minorité, mais ils pourraient être largement majoritaires dans vingt ans. Si nous étions des Arabes, nous serions également opposés à une telle évolution. Pourtant, les Arabes sont d’aussi bons sionistes que nous. Le pays est rempli de souvenirs arabes. Je ne crois pas que le fossé entre nous et les Arabes puisse être comblé par de l’argent, des cadeaux ou de bonnes paroles. On m’a reproche d’accorder trop d’importance au mouvement arabe et on considère comme inconvenante mon respect à son égard. Pourtant, il existe…[7]

 

Les propos de ce leader sioniste, partisan d’un grand Israël, sont empreints d’une certaine franchise mais lui aussi ne voit pas d’issue pacifique à un conflit qui éclatera inéluctablement. On peut même s’en référer Clausewitz qui considérait dans son écrit De la guerre que les conflits ne naissaient pas de la volonté des hommes mais de la rupture d’équilibre. Et en effet, dès que les Arabes résidant en Palestine virent qu’ils ne maitrisaient plus la situation, ils basculèrent dans la violence armée, seule apte, à leurs yeux, à conforter leur situation sur place. Qu’ils fussent de droite ou de gauche, les chefs sionistes avouaient leur impuissance à régler la question arabe de manière satisfaisante pour les deux partis.

Les chefs sionistes avaient bien saisi la dimension morale de la question arabe mais ils n’étaient pas prêts à lui sacrifier l’aspect purement idéologique et nationaliste de la cause qui leur tenait à cœur. Aucun argument, de quelque nature qu’il fût, ne pouvait limiter l’installation de juifs sur cette terre. La morale ne pouvait guère coïncider avec les impératifs politiques. C’est précisément contre cette analyse que Buber et ses rares amis s’insurgèrent, exigeant des retouches de la part de l’idéologie sioniste qui ne pouvait pas se réaliser au détriment d’autres êtres humains.

On se souvient de la participation de Buber au congrès sioniste de Karlsbad en 1921 lorsque sa motion, véritable plaidoyer pour une coexistence pacifique avec la population arabe, fut édulcorée avant d’être adoptée pour des raisons purement tactiques. Au même moment et au même endroit, certains chefs sionistes confrontaient leurs opinions sur ce problème :  les relations avec la population arabe. Voici un extrait du discours de Berl Katznelson (1887-1944) où l’orateur n’hésite pas à prendre à partie ceux qui donnent des conseils sans offrir de solutions :

 

Le désir de vivre en bonne intelligence avec les Arabes n’est pas nouveau chez nous. Le travailleur juif a toujours cherché à créer des relations vraiment humaines entre Juifs et Arabes… Cependant, pour l’instant une longue route nous sépare. Nous ne pouvons pas encore nous approcher pacifiquement d’un village arabe, car notre vie est menacée. Il faut d’abord que notre vie et nos biens soient protégés avant de pouvoir négocier cette entente.[8]

 

Dans la dernière partie de son intervention, Katznelson remplace les arguments par des invectives adressées à ceux qui plaident pour une coexistence pacifique envers et contre tout, quel qu’en soit le prix :

 

A ceux qui nous font la morale, nous ne pouvons dire que ceci : Venez en Eréts Israël et prouvez que vous savez mieux vous y prendre que nous, instaurez de meilleures relations avec les Arabes que nous nous n’avons su le faire… Il est donc clair pour nous que la tâche politique la plus importante que nous ayons à réaliser est actuellement la suivante : nouvelle immigration, développement du mouvement des pionniers, renforcement de lé défense et consolidation de nos positions dans le pays…[9]

 

Ce sont évidemment Buber et ses amis qui sont visés par cette dernière partie du discours de Katznelson. On voit que la tension était vive entre les deux branches du sionisme politique : d’une part, ceux qui étaient confrontés à la situation réelle dans le pays, aux prises avec une population arabe qui s’estimait dépossédée, voire spoliée de ses biens, notamment ses terres agricoles, et d’autre part, des juifs vivant en Europe et faisant du «sionisme en chambre».

Ce débat autour du sort des Arabes avait déjà pris une tournure particulièrement violente en 1918, lors d’une conférence préparatoire portant sur les besoins du yishouv.  Isaac Avigdor Wilkansky (1880-1955) un jeune juif de Lituanie, né dans une famille orthodoxe, avait exprimé ses réserves, voire sa grande hostilité à l’égard des habitants arabes avec une excessive sévérité :

 

Pour atteindre les buts que nous nous sommes assignés, nous risquons fort de causer du tort aux Arabes.. … Beaucoup parmi nous sont contre et se prévalent à cet effet de valeurs supérieures comme la morale et la probité.

Messieurs, si quelqu’un veut être l’ami de ces gens difficiles, il doit faire preuve de logique. Quand on pénètre dans la nation arabe et qu’on l’empêche de réaliser son unité, on lui conteste le droit de vivre. Les Arabes ne sont pas bêtes; ils ont du sang dans les veines, ils sont bien vivants et cela leur fait mal  lorsqu’un corps étranger fait irruption en leur sein. Pourquoi donc nos moralistes ne soulignent-ils pas ce point ?

 

Et la conclusion est à la hauteur de ces débats passionnés où le sionisme faisait face à son destin et devait faire un choix sans hypothéquer son avenir ni compromettre irrémédiablement ses relations avec le monde arabe tout entier. Mais pour Wilkanski, le chemin à suivre était parfaitement balisé :

 

Ou bien nous sommes complétement végétariens, ou bien nous mangeons de la viande ; on n’est pas végétarien au tiers,  au quart ou à moitié…

 

Mais Buber a toujours clamé à l’Etat d’Israël dans sa forme actuelle ; il a parlé d’une adhésion critique mais aussi, et surtout, d’une identification (hizdahout) avec ses idées, incarnés par cet Etat.

Dans son beau livre intitule Moïse (Jérusalem, 1944 ; publié en 1950), Buber évoque avec une grande émotion la promesse faite par Dieu à Abraham de donner à son peuple, le peuple d’Israël, cette terre de Canaan.

 

Parlant de l’année sabbatique, véritable garantie de l’accès commun de tous à la terre nourricière, Buber écrivit dans son livre Moïse (p 230) : Les temps consacrés à Dieu leur rendront toujours la liberté et l’égalité qu’ils avaient à l’origine. La terre leur sera donnée en commun pour qu’ils deviennent sur elle et par elle une véritable communauté ethnique, «un peuple saint.

C’est ainsi que se développa la promesse de Canaan faite aux patriarches, promesse qui, bien que presque éteinte, avait certainement continué à vivre dans les mémoires, même pendant l’exil en Egypte ; cette terre, c’est ce que YHWH a promis aux Pères, il la donnera à leur semence (Genèse 12 ;7), afin qu’elle devienne une beracha, une puissance de bénédiction (12 ; 2).[10]

 

Souhaitons donc à l’Etat d’Israël, une paix sincère et durable avec ses voisins.

 

Maurice-Ruben Hayoun

 

 

 

 



[1]  Briefwechsel, III p 351. Lettre citée dans l’article de Helmut Gollwitzer in Martin Buber’s significance for protestant theology (déjà cité) p 404.

[2]  Ibid. Volume II p 351.

[3]  Ben Gourion, De la classe à la nation, Tel Aviv, 1955 p 107 (en hébreu). Cité in Martin Buber : Une terre et deux peuples. La  question judéo-arabe (édité par Paul Mendes-Flohr. Traduit de l’allemand par Dominique Miermont et Brigitte Vergne. Paris, Lieu Commun, 1983, p 15 de l’introduction de l’éditeur.

[4]  Cité par Paul Mendes-Flohr, ibidem, p 13.

[5]  Ibidem, p 40, note 7.

[6]  Ibidem p. 14.

[7]  Ibidem, p15.

[8]  Ibid. p17

[9]  Ibid. p 27

[10]  Martin Buber, Moïse, p 230.

Les commentaires sont fermés.