La béatification de Jean XXIII et de Jean-Paul II demain par le pape François : Une impossible sainteté dans un monde devenu impur ?
Quand on examine, si on en a le temps et les moyens, l’enchaînement des événements qui scandent les jours de notre vie, on ressent parfois quelque étonnement. Le hasard ou la divine Providence (si l’on y croit) confie à d’humaines mains le soin d’introduire des rencontres, des concomitances dont on cherche vainement l’organisateur. Les croyants y voient la main ou le doigt de Dieu (pour parler comme la Bible) tandis que les esprits forts, les philosophes généralement, y discernons ces recoupements qui défient notre esprit sans jamais le conduire à s’en remettre à une intelligence cosmique, préposée au gouvernement de notre bas monde, et dont le mode de fonctionnement nous sera scellé à tout jamais..
Pour les croyants, la parole divine est l’alpha et l’Omega de ce monde. La Bible, elle-même, présentée comme le réceptacle d’une Révélation, est une lecture théologique de l’Histoire, une Histoire que ne connaît ni ne reconnaît qu’un seul agent, Dieu. On est très loin de la philosophie grecque, et notamment d’Aristote aux yeux duquel l’essence première est un simple Premier moteur, situé à l’extérieur d’un monde qu’il met en mouvement et qui est dépourvu de tout acte volitif. La meilleure preuve de cet enchaînement à la mécanique céleste est le fait qu’Aristote démontre l’existence de ce Premier moteur, non point dans sa Métaphysique, mais dans le livre VIII de sa Physique…… Le message est clair : pas de transcendance, pas d’éthique supra-humaine : tout se passe au sein de notre monde et nulle part ailleurs. Il n y a pas d’au-delà.
Cet Aristote dont les grands théologiens chrétiens du Moyen Age, d’Albert le Grand à Maître Eckhard, mais aussi juifs (comme Maimonide et ses commentateurs) ont fait le fonds de leur pensée, se situe aux antipodes de la religion, juive ou chrétienne. Et pourtant, les théologiens des trois monothéismes ont tenté de le «convertir» à leurs besoins, de l’instrumentaliser.
Cet avant-propos est indispensable à mes développements à venir : comment l’Eglise catholique peut-elle songer à béatifier, à déclarer bienheureux, oui à sanctifier des hommes (certes grands serviteurs de Dieu et hommes de foi et de devoir = sans le moindre doute) dans un monde, le nôtre, où la moindre once de sainteté est impossible, tant l’impureté envahit tous ses recoins. Le dernier événement en date qui nous rend conscient de cette perdition, c’est évidemment l’innommable agression dont fut victime une jeune mère de famille dans le métro de Lille, au vu et au su d’autres passagers, sans qu’aucun ne songe à réagir, ne serait ce qu’en tirant la sonnette d’alarme.
Un monde où un être humain assiste, sans réagir, à l’agression d’un autre être humain ne peut pas connaître, pas même de très loin, la sainteté. Je sais bien que certains lecteurs ici ne goûtent que très modérément mes renvois à la Bible hébraïque ou aux Evangiles, pourtant, dans le cas présent, c’est bien ce qu’impose. On se souvient de la réponse de Caïn, l’assassin de son frère Abel, à la question de Dieu : Suis je le gardien de mon frère (ha-shomer ahi anokhi) ? Mais que voulait-il dire ? Simplement ceci : Seigneur, pourquoi voulez vous que je prenne soin de mon frère ? C’est à vous de le faire, c’est votre travail, pas le mien… Lorsque Freud s’est penché sur l’injonction biblique contenue dans le livre du Lévitique, tu aimeras ton prochain comme toi-même, il l’a déclarée impossible, irréalisable. Il a dit, en substance, ceci : comment voulez vous que j’aime mon prochain ? Je rêve plutôt de l’occire, de le bannir, de m’en débarrasser par tous les moyens. Exactement ce que fit Caïn avec son frère Abel…
La nature humaine n’aurait donc rien d’humain. Eh bien, c’est ce paradoxe que le geste du pape François va transcender ce dimanche : montrer que deux hommes de grand qualité et à la foi parfaite, méritent d’être inscrits dans ce halo de sainteté et de béatitude. C’est l’acte de foi le plus pur, le plus désintéressé, le plus exaltant que je connaisse. Peut-être même, aux yeux de ma religion qui n’est pas le christianisme, une annonce pré-messianique, à caractère supra confessionnelle.
Qu’un million d’hommes et de femmes se précipitent place Saint-Pierre à Rome pour cet acte d’un autre âge, d’un autre monde, i.e. la béatification, que des millions d’autres suivent cet événement rare à la télévision, voilà une nouvelle que plus personne n’attendait dans le monde impur au sein duquel nous vivons.
A titre personnel, j’ajouterai ceci : hier soir, à l’invitation de S.E. Madame Wasum-Rainer, Ambassadeur d’Allemagne à Paris, il fut question, en présence des deux ministres allemands des affaires étrangères, (Frank Walter Steinmayer et Laurent Fabius), de l’échec de la diplomatie et des pertes colossales en vies humaines. Rien que du côté français, au moins un million quatre cent mille morts, sans compter les centaines de milliers de mutilés et de blessés des deux bords.
Pour désigner dans leur langue ce désespoir en l’homme, nos amis allemand disent : wir scheitern am Menschen… Et pourtant, malgré cette crise de confiance en l’Homme, malgré les actes de barbarie qui jalonnent l’histoire de notre monde, l’Eglise catholique a continué d’être la seule à accorder le statut de saint à quelques uns de ses serviteurs. Cela rappelle la notion d’horizon infini de la foi dont parle Sören Kierkegaard dans son livre Craintes et tremblements.
Il était normal qu’un philosophe qui n’est pas l’un de ses fils mais qui reconnaît l’importance d’un commun héritage avec l’Eglise, lui en rende hommage…