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Franz ROSENZWEIG, Il est grand temps, traduit de l'allemand et annoté par Maurice-Ruben Hayoun

  Il est grand temps…  (Ps. 119 ; 126)

 

 

               Considérations sur l’éducation juive d’aujourd’hui (1917)

 

 

 

 

 

 

 

                                    (Lettre ouverte à Hermann Cohen)[1]

 

 

 

 

 

 

 

                                           Par Franz ROSENZWEIG

 

 

 

 

 

 

 

Si je vous présente aujourd’hui par écrit ces pensées et ces considérations, c’est parce que je ne suis pas certain de pouvoir vous les exposer oralement dans un avenir proche[2]. Et je ne pouvais plus les conserver par devers moi car la vie est brève et chaque instant  précieux. Je les remets donc entre vos mains, vous qu’une écrasante majorité des juifs d’Allemagne qui voit l’avenir de son judaïsme dans le cadre de la communauté nationale allemande, honore toujours comme son guide spirituel. Car que cette conception soit ou non justifiée, elle n’en demeure pas moins la seule hypothèse valable pour prendre connaissance des exigences de l’heure. Et c’est seulement dans le cadre des circonstances actuelles, que les idées clairement exposées ici pourront ou devront recevoir une traduction politique[3].

 

 

 

 

 

 

 

Dans l’état actuel de l’Allemagne, l’éducation juive dans ce pays se limite, à ce jour,  au cours d’instruction religieuse. En raison de l’urbanisation et de la stratification considérable de la majeure partie  de la population  juive,  ce cours se résume, à son tour, principalement au problème suivant : l’enseignement de la religion juive au lycée, au lycée technique et au lycée professionnel[4]. Mais dans les plupart des milieux, et notamment les plus influents, les choses ont pris une tournure telle que ces deux programmes de «cours de religion» qui ne sont suivis que durant peu d’années, constituent, avec quelques sermons prononcés à la synagogue lors des grandes fêtes religieuses, l’unique source de «savoir juif», glané par les élèves-juristes, et par ceux qui se destinent aux professions de santé et du commerce[5]. La nécessité d’y remédier est connue depuis longtemps et l’on s’y emploie sérieusement depuis quelque temps sans, toutefois, avoir pleinement pris conscience de la spécificité de ce problème, et par voie de conséquence,  avec peu de clairvoyance et d’efficacité.

 

 

 

 

 

 

 

Les résolutions adoptées lors du congrès rabbinique[6] de l’été 1916 à ce sujet éveillent  l’impression, consciente ou inconsciente,  sans même parler des carences d’une organisation extérieure, que l’on fait face à une difficulté majeure, propre au cours de religion chrétienne, à savoir : comment développer la sensibilité religieuse avec des moyens pédagogiques susceptibles d’agir sur l’entendement ? En vérité, la question de l’enseignement religieux du judaïsme se pose de façon totalement différente. L’enjeu, ici, n’est pas la création d’un domaine où seraient circonscrites les questions mondaines et auquel les autres matières enseignées pourraient introduire l’élève ; ici, l’objectif est de placer l’élève dans une «sphère spécifiquement juive», nettement distincte d’un autre environnement culturel. Pour la population juive d’Allemagne dont il est question ici et qui a, depuis ces trois dernières générations, perdu le sens de ce qu’est un foyer juif, cette sphère n’est disponible que dans le cadre synagogal.  Par conséquent, la tâche qui incombe à l’enseignement de la religion juive ne peut être que celle-ci : recréer entre les prières synagogales et l’individu un contact qui n’est plus automatique puisqu’il n’est plus fourni par son foyer de naissance.[7]

 

 

 

 

 

 

 

A l’aune de ce noble concept qu’est l’instruction religieuse, un tel objectif apparaît à la fois petit et limité. Mais celui qui connaît le rôle de filtre et de réceptacle joué par notre liturgie[8] synagogale, et combien tout ceci, d’un point de vue juif, s’est révélé profitable et   bénéfique dans notre histoire intellectuelle vieille de trois millénaires, comprendra que tout ce que nous souhaitons se trouve résumé dans ce petit espace. Admettons, pour en rester à des comparaisons littéraires, que le corpus biblique antique constitue la source et le fondement de tout judaïsme vivant, admettons que les textes talmudico-rabbiniques en soient l’encyclopédie d’une époque ultérieure et que sa période philosophique en représente l’idéalisation la plus raffinée, eh bien la quintessence et le compendium, le  manuel et le mémorial de tout ce judaïsme historique n’en restent pas moins le siddour (rituel de prières quotidiennes) et les mahzorim (les rituels des jours de fêtes).[9]  Celui pour lequel ces deux volumes ne sont pas un livre scellé, celui-là a fait plus que saisir «l’essence du judaïsme», il en a pris possession, un peu comme on incorpore de la vie à son être le plus profond, oui, cet homme là possède un «univers juif».

 

 

                                     Il est grand temps…  (Ps. 119 ; 126)

 

               Considérations sur l’éducation juive d’aujourd’hui (1917)

 

 

 

                                    (Lettre ouverte à Hermann Cohen)[1]

 

 

 

                                           Par Franz ROSENZWEIG

 

 

 

 

 

Cette expression nous mènera loin. L’homme dont on parle peut posséder un univers juif, il n’en reste pas moins, quoiqu’il fasse, encerclé par un autre environnement qui n’a rien de juif. Et nous ne pouvons rien contre cela, ou, à tout le moins, la grande majorité d’entre nous juge qu’il ne faut rien y changer. Il faudrait tout d’abord  que la volonté de cette même majorité  veuille bien transformer cette possibilité en une réalité ; mais entrer en possession d’un univers ne signifie pas en disposer au sein d’un autre qui environne le sujet ; je veux dire ceci : il est possible pour un Allemand de posséder une culture antique, moderne ou étrangère dans la mesure où, justement, elle appartient aussi au même univers mental où il vit au quotidien. Et c’est bien pour cette raison qu’il peut le posséder sans avoir à quitter son propre univers, ni même comprendre sa langue ; et d’un point de vue spirituel, il pourra toujours recevoir cet univers dans une traduction, c’est-à-dire transposée dans la «langue» de son propre univers. L’expérience tant ancienne que moderne montre que ce ne sont pas ceux qui connaissent bien les langues d’un point de vue lexical qui «possèdent» vraiment les cultures étrangères dans ce même esprit. Pour nous et ce qui nous concerne, les choses se présentent tout autrement. Certes, l’univers qu’il convient de s’approprier, appartient en très grande partie aux piliers de notre univers quotidien, or c’est justement dans cet esprit qu’il faut éviter de se l’approprier. Nous ne sommes pas autorisés à vivre notre propre univers juif originel comme une simple étape preliminaire, une sorte d’élément de cet autre monde environnant. Cela, n’importe qui d’autre doit ou peut le faire, mais pas nous. A nos yeux, le judaïsme représente plus qu’une simple force du passé,  ce n’est pas une simple curiosité du temps, non, pour nous, c’est la clé de tout avenir. Et comme il représente pour nous l’avenir, nous devons posséder un univers en propre.  malgré et en dépit du monde qui nous entoure. Et comme tel est le cas, alors il faut qu’il s’enracine avec une langue[10] spécifique dans le cœur de chaque individu. L’Allemand, même le Juif allemand est parfaitement en mesure de lire la Bible en allemand, que ce soit dans la version de Luther, de Herder ou de Mendelssohn, le juif, lui, ne peut la comprendre qu’en hébreu. Et s’il existe ici tout un éventail de possibilités, puisqu’on peut disposer des deux choses à la fois, en ce qui concerne la langue de la prière juive, la réalité est absolument univoque et ne fait pas l’ombre d’un doute : elle est intraduisible. Il n’y aura donc ici jamais d’accommodement avec le transfert de ce corpus littéraire ; la salle de classe ne pourra être qu’un vestibule menant à la participation au culte communautaire. La compréhension vivante et effective du culte communautaire est le fil auquel se rattache de manière cristalline,  ce qui a toujours été nécessaire à la pérennité du judaïsme : une univers juif.[11]

 

 

 

De tels présupposés font apparaître un canevas permettant d’esquisser la forme et l’articulation d’un tel enseignement. Je ne pense vraiment pas offrir ici de solution définitive mais seul un choix unilatéral, déterminé et univoque, quoique provisoire, opéré parmi tout un éventail de possibilités, peut nous offrir cette entente qui s’impose. Eh bien, présentons le canevas en premier ; tout ce qui est nécessaire à sa mise en application viendra après et nous verrons que ce n’est pas une mince affaire.

 

 

 

Comme point de départ nous prendrons ce qui existe déjà un peu partout, deux heures hebdomadaires, soit quatre-vingts heures annuelles réparties sur un temps scolaire s’étendant de la neuvième à la dix-huitième année, à savoir neuf ans au total. La toute première innovation de nature externe, et la seule, que nous sommes tenus, en toutes circonstances, de faire valoir auprès de l’administration scolaire allemande, sera immédiatement mentionnée. Par ailleurs, comme il est très difficile d’imposer aussi vite une refonte interne du système scolaire allemand dans sa totalité, nous prenons donc comme base le lycée tel qu’il existe aujourd’hui et où, dans le cadre de ce qui nous intéresse, une langue étrangère sera enseignée dès la première année. Nous supposons aussi que l’élève du cours moyen deuxième année (Sextaner) qui accède au lycée après l’école primaire est déjà tout au plus en possession d’une certaine connaissance de «l’histoire biblique», ce qui signifie que notre enseignement ne peut compter sur presque rien d’acquis, dès le départ. Sa colonne vertébrale, en classe de CM2 et au cours des années suivantes, se manifestera par une parfaite autonomie  du monde juif et de la manière la plus évidente, le calendrier juif ainsi que notre propre «année liturgique». En introduisant l’enfant à la semaine et aux fêtes juives, on pourra par la même occasion lui expliquer la plupart des usages rituels et, toujours dans ce même sillage, lui offrir un exposé de l’histoire biblique en puisant librement dans les images provenant de la Bible et de l’aggada (interprétation homilétique)[12].  Ce que le récit de la sortie d’Egypte (la Haggada de Pessah)[13] avait accompli en son temps, il incombe au maître de le rendre sous une forme proche de son public, en parlant du sabbat et des jours de fêtes. Dans ce contexte, ce qui compte, ce n’est pas d’être exhaustif, mais d’offrir un exposé vivant. Il n’est pas du tout nécessaire, voire guère possible, d’évoquer les commandements dans le détail. Il faut adjoindre à ce programme quelques courts textes hébraïques, tout à fait en douceur et de manière progressive, sans donner d’explications grammaticales, quand cela est encore possible, et en suivant, tant bien que mal, l’ancienne méthode de traduction au mot à mot. Il suffit que l’élève dispose de quelques textes «traduits» selon cette méthode primitive, dès le premier semestre, et notamment d’extraits du shema Israël, des eulogies qui ouvrent et clôturent les dix-huit bénédictions[14], quelques prières chantées en sortant le rouleau de la Tora de l’arche sainte et l’y redéposant, quelques bénédictions prononcées pendant les cérémonies du sabbat le vendredi soir, et suivant qu’il s’agit du semestre d’hiver ou d’été, quelques extraits parmi les plus importants des fêtes qui tombent à ces époques là, qu’il s’agisse du chant de hanoukka, Ma’oz tsour, (Citadelle, rocher de mon salut) de ma nichtana (qu’est ce distingue cette nuit des autres nuits ?) lors de la fête de Pâque, du Décalogue,  de la ligature d’Isaac (akéda) ou de notre père, notre roi ( avinou, malkénou[15]). Ne pas commencer immédiatement par des raisonnements grammaticaux présente un double avantage : tout d’abord, il est recommandé de laisser au programme général le soin de résoudre le maximum de difficultés inhérentes à cette première langue étrangère afin que l’enseignement religieux proprement dit ne s’en trouve pas alourdi. Enfin, en dépit de sa complication et du caractère éphémère de ses résultats, cette méthode traditionnelle présente un avantage qu’il convient de ne pas sous estimer : l’enfant n’a pas l’impression d’être introduit dans une structure grammaticale morte mais plutôt, grâce à l’usage, dans une langue vivante et il dispose par là même, d’une certaine quantité d’exemples. Nous tenons justement ici la différence qui sépare le traitement grammatical de notre propre langue et celui d’une langue étrangère : dans un cas, l’élève part de la règle grammaticale pour aboutir à sa mise en application alors que dans l’autre, c’est l’inverse, on va de l’application à la découverte de la règle.. Nous souhaitons donc que lors de l’apprentissage de la conjugaison, l’élève se souvienne de ce registre lexical qui s’est déjà gravé dans sa mémoire, même sans avoir bien compris la règle grammaticale, et qu’il retienne des expressions comme celles extraites de ce même contexte : «moi qui t’ai fait sortir»[16],  «toi qui nous as donné»[17], «nous avons commis des péchés[18]»,  «tu aimeras[19]», «vous avez adoré des divinités étrangères», «ils poursuivirent tous deux leur chemin ensemble[20]». Toutefois, il serait bon, lors de la seconde moitié de la première année de cet enseignement, d’entamer l’apprentissage de la grammaire, en se concentrant sur le substantif et l’épithète et de faire des exercices de verbes réguliers tout au long de ce même semestre. Au cours de la première moitié de la seconde année scolaire, il faudrait traiter jusqu’au bout ce qui manque encore, à savoir l’apprentissage des verbes irréguliers. Le bref laps de temps perdu à traduire mécaniquement sera aisément compensé par  un allègement de l’enseignement grammatical soutenu par tant d’exemples précédemment accumulés. Dans l’ensemble, il ne faut pas s’attendre ici à de très grosses difficultés, à condition, toutefois, que l’on veuille bien se dispenser de tout cet attirail d’exceptions et d’irrégularités et que l’on s’en tienne au seul groupe de règles et de schémas, exposés de manière systématique. Tout le reste sera acquis grâce aux exercices. On ne se sera donc pas trop lourdement surchargé si tout cet enseignement systématique de la grammaire était concentré sur une partie, disons, un quart d’heure, de, tout au plus, 40 heures ; la matière ainsi définie serait répartie sans peine sur 70 à 80 de ces «leçons cursives».

 

 

 

La seconde année scolaire nous présente un élève déjà muni de quelques rudiments de connaissances en hébreu qui lui permettent, en progressant régulièrement, de lire des extraits du premier livre de la Tora. Parallèlement, on trouvera le temps de lire toutes les parties essentielles du siddour, au moins les prières quotidiennes et celles du sabbat. On laissera de côté des passages présentant des difficultés textuelles ou linguistiques , comme certains Psaumes, les Principes des pères[21], etc … On peut rattacher à ce matériau tout autre élément qu’on pourrait souhaiter. «Une histoire biblique» au caractère spécifique ne s’impose vraiment pas si l’on présente à l’enfant  les vénérables figures patriarcales dans leur langue originelle propre. On ne lui présentera pas les grands moments de cette histoire selon une pâle reconstruction mais dans une puissante authenticité qui se gravera dans sa mémoire ; au lieu de se contenter des références peu évocatrices du genre «où es tu ?»[22] du séjour au paradis de la Genèse, «me voici» de la ligature (ch. XXII de la Genèse), optons pour l’éternelle concentration massive du vocable hébraïque originel. Il est, en général, si stupide et insensé de vouloir inculquer à des enfants juifs, de manière vivante, les idées fondamentales de leur foi, en recourant à une traduction en allemand. Le sens dépend incontestablement de la langue employée et c’est réellement sous-estimer l’intimité de l’union entre la langue allemande et le christianisme, depuis au moins Luther, voire bien plus tôt, que de penser pouvoir transmettre des idées juives en allemand sans véhiculer par la même occasion des notions religieuses étrangères. Et l’on est confronté à la pire des situations lorsque la mémoire est déjà systématiquement saturée d’une telle infusion ; ce n’est vraiment pas plus indiqué d’inculquer à la mémoire juvénile et non encore encombrée d’un enfant la version originale d’un Psaume que de recourir à des traductions «allemandes» douteuses que l’on se complaît à mobiliser aujourd’hui à cet effet. [23]

 

 

 

Au cours de cette deuxième année scolaire, la répartition de la matière envisagée prendra le pas sur le calendrier. Cette nécessité de remettre cela à plus tard  se justifie par une analyse plus détaillée de l’histoire patriarcale et du cycle des prières journalières et hebdomadaires. Mais à partir de la troisième année, le calendrier doit reprendre tous ses droits. A partir de ce moment là, le cours d’instruction religieuse se fait, dans la mesure du possible, en fonction de la péricope hebdomadaire lue à la synagogue. Au terme de ces deux années préparatoires, le jeune élève de onze ans sera en mesure de s’occuper de la Tora ; il est évident qu’ici aussi on ne saurait absolument pas viser à l’exhaustivité, il ne pourra s’agir que d’un florilège.  Mais je ne saurais dire s’il est conseillé ou non de prescrire au maître une édition  scolaire de ce texte, destinée à l’élève. En cette même année, on joindra au siddour, en fonction de la période des fêtes, des extraits de midrashim et aussi, cela va de soi, la Haggada de Pessah (récité de la sortie d’Egypte). Dès que l’enfant est suffisamment armé et que la date de sa bar-mitswa se rapproche, il est crucial de lui donner la possibilité de prendre part à des offices communautaires le jour du sabbat. Mais cela présuppose une certaine bienveillance de la part de l’établissement scolaire fréquenté par l’élève. Les lycées de la ville ou, dans le cas de métropoles, ceux de l’arrondissement concerné, devront, ce qui n’est pas une mince affaire, procéder à une unification de leurs emplois du temps, afin qu’une ou deux des trois heures hebdomadaires d’instruction religieuse chrétienne soit placée le samedi matin, et ce depuis la troisième année jusqu’à la cinquième, et si possible, bien au-delà ; en fait, tout ceci dépendra du nombre de maîtres chrétiens en activité dans chaque école. En cas d’organisation bienveillante des récréations, un tel aménagement des horaires permettrait aux élèves juifs de disposer d’une heure  pour prendre part au service religieux ; mais la communauté juive locale doit aussi y mettre du sien. Tout d’abord, dans la mesure où les conditions pour cela ne sont pas réunies, elle doit prévoir un lieu de culte qui ne soit pas situé à plus de dix minutes de l’ensemble des écoles de l’arrondissement. Ensuite, il convient que les services religieux envisagés pour cette petite heure comprennent, dans toute la mesure du possible, la sortie des rouleaux de la Tora et leur retour dans l’arche sainte. S’il est possible que cet office soit le principal service religieux de la communauté, c’est parfait ; si tel n’est pas le cas, eh bien un petit office religieux annexe n’exercera guère moins d’effet sur ces jeunes âmes, grâce à la sobriété si démocratique de notre culte, que le grand service «officiel» ; en tout cas, le résultat sera bien meilleur que cet «office religieux des jeunes» qui manque d’authenticité et  est loin d’accomplir ce qu’on en escompte, à savoir l’introduction dans la vie communautaire. Evidemment, il est hors de question d’astreindre les élèves à prendre part à cet office religieux. C’est le cours d’instruction religieuse qui doit leur en donner l’envie, étant entendu que l’établissement doit lui aussi y mettre du sien. Compte tenu de cette grande proximité entre l’enseignement religieux et la synagogue, il va de soi que la prononciation de l’hébreu dans le cadre de l’enseignement religieux doit se conformer à celle pratiquée à la synagogue. C’est seulement ainsi que naîtra ce sentiment familier et que l’on favorisera l’émergence d’une conscience authentiquement juive.

 

 

 

Au cours de l’année scolaire suivante, l’untertertia, le calendrier liturgique sera repris sur une nouvelle base. Si, à onze ans, le jeune élève avait appris la seule Tora, désormais, à douze, il l’apprendra avec les commentaires de Rashi[24]. Il n’est pas nécessaire de répéter qu’il ne peut s’agir que d’un choix limité de textes. Ce grand commentateur populaire qui a transmis au second millénaire de l’exil les trésors accumulés au cours du millénaire précédent, introduira subrepticement l’élève dans l’univers spirituel du talmud et du midrash qui ont exercé sur la spécificité juive de notre temps une influence déterminante, allant bien au-delà de ce que nous pouvons ou voulons admettre. Au maître de décider, tout en faisant preuve de prudence et  de crainte révérencielle, s’il doit, ici et là, traverser la trame et offrir à son élève, sur le judaïsme, quelques aperçus qui n’ont pris forme qu’après Rashi, donc à son insu. La maîtrise linguistique acquise par l’élève au cours de cette quatrième année devra lui permettre de passer assez vite d’un texte vocalisé, utilisé au début, à un autre texte sans points ni voyelles. Quelques lectures choisies de textes historiques parmi les plus importants, depuis Josué jusqu’à Néhémie, devraient prendre place au cours de cette même année scolaire et parachever ainsi le cycle d’histoire biblique. Précisons que c’est en moyenne, au tournant de cette année scolaire, que l’enfant est accueilli après sa bar-mitswa (majorité religieuse) dans la communauté. Il faut cependant reconnaître que toute cette propédeutique redonnera à cet acte l’importance qu’il a si rapidement perdue dans les cercles concernés, alors que sa  solennité et son insouciance justifient pleinement qu’il conserve son importance à la fois intellectuelle et morale.

 

 

 

Les deux années qui suivent, celles de l’Obertertia et de l’Untersekunda doivent être considérées comme une sorte de fin d’études, car en raison des circonstances présentes, et du diplôme intermédiaire ;[25] un groupe largement représenté chez nous, à savoir ceux qui se destinent au commerce, commence à changer d’orientation . Au cours de la première de ces deux années, on se référera au cycle annuel de la lecture de la Tora chaque sabbat en examinant les haftarot (péricopes prophétiques hebdomadaires). Dans ce même contexte, et plus particulièrement en ce qui concerne certains extraits spécifiques de la littérature prophétique, on saisira cette opportunité pour expliquer, même très sommairement, notre attitude vis-à-vis du christianisme. Il conviendrait aussi de s’occuper, à ce niveau là, des Principes des pères. Ces éléments fondamentaux de l’éthique juive d’une part,  complétés par quelques passages choisis de la Mishna et, le cas échéant, des codificateurs, notamment les passages classiques justifiant toute une série de pratiques juives les plus importantes, d’autre part, contribueront à une première élaboration des pratiques juives. La dernière année de ce cycle qui en compte deux, l’Untersekunda, clôturera également la connaissance du judaïsme de l’esprit. Tout d’abord, les Psaumes qui forment ici le point final, dans la mesure où ils n’étaient pas connus à travers le siddour ( le livre de prières), et même dans ce cas, suivant l’appréciation du maître,  les passages non encore lus de la Tora, serviront de point de départ. C’est ici aussi qu’un survol compact –mais guère plus- sera donné de l’évolution spirituelle du judaïsme en rapport avec le destin de ce peuple. Il me semble, pour finir, que l’élève ne pourra pas être libéré avant d’avoir lui-même jeté un coup d’œil personnel sur la production la plus spécifique et, dans une certaine mesure, la plus importante de cet esprit, à savoir le talmud de Babylone. Je suis parfaitement conscient de la témérité de cette dernière demande. Et pourtant, cela me semble incontournable. A la longue, on aboutirait à une situation à tout le moins malsaine où notre communauté ou les cercles qui la représentent ad extra, ont pratiquement perdu tout contact vivant avec ce livre auquel, vu de l’extérieur, elle doit sa cohésion et son existence ; nous pouvons même affirmer de la majorité de nos élites, sans exagération aucune, qu’elle n’ont volontairement jamais vu, ne serait-ce que l’aspect extérieur de cet ouvrage[26]. Par ailleurs, et contrairement aux apparences, il n’est pas si difficile de transmettre l’ensemble de ce savoir dans un temps aussi limité que les 25 heures d’instruction religieuse, surtout si nous en affectons 40 à la lecture de la Bible et 15 à un survol de l’histoire juive. La maîtrise de la langue hébraïque déjà acquise à ce stade, permet de traiter de manière lapidaire la spécificité de l’araméen talmudique, et pour ce faire, on pourra s’aider de la lecture des passages araméens de la Bible, qu’on présentera comme des «variations par rapport à l’hébreu» ; on pourra donc s’en tenir à quelques extraits significatifs parmi les plus aisés à comprendre, permettant ainsi de traverser à grands pas cette «encyclopédie juive» classique qu’est le talmud ; le but recherché est de familiariser l’élève avec la spécificité de la pédagogie talmudique et de le mettre en contact, même de la façon la plus approximative, avec le volume de la matière étudiée. Comme il est justement très éloigné de notre activité intellectuelle présente, le talmud fait partie de ces choses où le passage de l’inconnu vers une connaissance superficielle est plus important, et si l’on est bien encadré, bien plus enrichissant que celui menant de ce stade superficiel à une connaissance approfondie.

 

 

 

Ceux qui restent à l’école, juste après la séparation des filières et l’obtention du diplôme d’études du premier cycle, peuvent être considérés, d’une certaine manière, comme un groupe d’élèves déjà filtrés et bien sélectionnés. Attendu que c’est dans ce groupe qui quitte le système scolaire que se recrutent la majorité des curateurs les plus actifs dans l’entretien matériel de la communauté, il est donc destiné à pouvoir peser sur les conceptions, voire sur notre «opinion publique», si tant est qu’ une telle chose existe bien chez nous. Ceci implique que l’enseignement dispensé au cours des trois dernières années devra s’adapter encore plus spécifiquement que ce ne fut le cas jusqu’ici, à un public d’élèves appelés à poursuivre des études supérieures. Au cours de la première année, celle de l’Obersekunda, les connaissances acquises en matière talmudique peuvent être encore approfondies ; parallèlement à cela, on peut rétablir le contact avec l’année juive, perdu au cours de l’année précédente, en faisant appel à la littérature talmudique, dans son sens le plus large, c’est-à-dire en s’appuyant en particulier sur les midrashim. La connaissance de cette mythologie si spéciale, on pourrait presque dire scientifique, constitue un préalable indispensable à la compréhension de l’essence profonde de l’esprit juif. A côté de cette source populaire, dans un certain sens, de la conception juive du monde, il faut absolument ménager un espace pour un examen fondamental de son point de départ, à savoir la prophétie. Aux rares sections prophétiques déjà lues par l’élève de l’Obertertia et de l’Untersekunda, il convient d’ajouter un florilège cohérent allant d’Amos et Osée à  Malachie et Daniel. On y consacrera au moins la moitié de tous les cours d’instruction religieuse de l’année. Je suppute qu’un cinquième de ces textes pourra être lu ; et si le florilège a été judicieusement choisi, cela suffira amplement. En se fondant sur cette pièce majeure de notre littérature qui est un point critique et une authentique ligne de démarcation, on peut approfondir notre conception du christianisme qui avait déjà été abordée en passant. Après en avoir largement jeté les bases, l’année suivante, celle de l’Unterprima, offrira une vue d’ensemble de la littérature exilique. On doit guider l’élève à travers Philon, Saadya, ibn Gabirol, ibn Ezra, Juda ha-Lévi, Maimonide[27], Gersonide et Albo[28], et encore plus loin, Joseph Caro[29] et Moshé Isserlès[30], voire même Moïse Mendelssohn[31] et Léopold Zunz[32] : l’étendue de ce florilège dépend des affinités philosophiques du maître. On peut même aborder des penseurs contemporains. Voici donc la plus grande partie, non exclusive, de la matière qui peut être proposée à l’élève en version traduite. C’est que l’envoûtement mystérieux du vocable hébraïque ne caractérise pas vraiment ces productions, et notamment les plus importantes; c’est la raison pour laquelle une traduction allemande ne sera pas d’un grand secours. Au cours d’une telle année on peut emmagasiner beaucoup de choses. 80 heures, cela représente un temps considérable, et équivaut, à l’université, à un cours magistral de trois heures hebdomadaires durant deux semestres ; on peut les comptabiliser dans leur totalité car un maître qui ferait réciter à ses élèves âgés de seize ou dix-sept ans des leçons, en plus de toute cette matière, manquerait à tous ses devoirs.

 

 

 

Au survol succède l’approfondissement. La dernière année scolaire sera dédiée à la philosophie. Dans ce domaine, il faut s’en remettre entièrement aux préférences du maître. C’est à lui de décider s’il veut lire un passage du Guide des égarés de Maimonide ou du Cusari de Juda ha-Lévi, ou des Ikkarim (Dogmes) d’Albo, ou de Hovot ha-levavot (Devoirs des cœurs) de Bahya ibn Paquda, voire même s’il veut pendre le risque d’introduire son élève au Zohar[33] et aux écrits d’Isaac Louria[34]. Contrairement à l’année précédente, ce qui importe ici, ce n’est pas  l’impressionnante richesse de la matière, du point de vue de l’histoire littéraire, ce qui retient ici l’attention, c’est l’approfondissement d’un ou de plusieurs points particuliers. Si les maîtres veulent inclure ici la lecture des livres de Job et de Qohélét (l’Ecclésiaste), libres à eux de le faire. Les impressions les plus fortes et les plus profondes répondent aux aspirations du futur candidat à l’Abitur (baccalauréat) ; ce dernier ne doit pas considérer le judaïsme que comme son univers à lui, mais  aussi comme une force spirituelle qu’il souhaite garder en vie.

 

 

 

Tel est le plan, il est séduisant au premier abord mais absolument irréalisable quant à sa transposition dans la pratique ; le premier obstacle qui retient l’attention est la division en neuf classes. Car, en effet, il est absolument requis ici que chaque classe obtienne l’enseignement qui lui est destiné en propre. Ce système scolaire, si l’on peut nommer ainsi une telle usine à gaz, oui, ce système qui consiste à fusionner plusieurs classes pour obtenir un seul «niveau» signifie la mort de tout enseignement vivant qui, dans l’idéal, présuppose un échange réciproque entre le maître et l’ensemble des élèves présents. Mais pour le bon maître, je veux dire pour le maître qui puise son enseignement dans les yeux que ses élèves gardent fixés sur lui, le fait que les deux tiers de la salle de classe ne réagissent pas représente un véritable poids mort ; sans même tenir compte du fait que l’argent ainsi économisé sur les salaires des maîtres  se solde surtout par une considérable perte de temps pour les élèves. Et pourtant, il est relativement facile de remédier à ce dysfonctionnement avec tout juste un peu de bonne volonté. Il suffit de réunir des heures d’instruction religieuse de tous les lycées de la ville ou de l’arrondissement, pour environ trente élèves ou un peu plus, un chiffre qui ira en diminuant automatiquement lorsqu’on aborde les classes les plus élevées. Demander aux établissements scolaires de libérer certaines heures l’après-midi à cet effet ne représente une exigence impossible à satisfaire ; au pire, il faudrait alors choisir des horaires moins favorables, mais l’obtention d’un horaire en matinée est à exclure. En règle générale, il ne faudra pas trop compter sur la collaboration des pouvoirs publics,  et on ne se fiera qu’à son propre jugement et à ses propres forces. De même, il convient de ne pas trop compter sur l’Etat qui légiférerait pour rendre obligatoire la participation à cet enseignement religieux, quand bien même ce serait éminemment souhaitable en tant que complément d’ «égalité des droits» ; d’autre part, une telle influence de l’Etat ne serait guère profitable à une si jeune institution. Pour commencer, nous nous en tiendrons à nos propres moyens pédagogiques et financiers pour tout ce qui touche à l’aspect matériel et au recrutement des élèves. Car c’est justement la centralité de l’enseignement de l’hébreu dans notre projet pédagogique qui sera, à maints égards, une véritable épine dans l’œil des autorités, bien que la langue ne soit pas le but escompté ici, mais un simple support. En dépit du peu de temps requis (deux heures par semaine !), on va sûrement nous reprocher de provoquer du surmenage et cet argument du surmener les élèves résiste moins bien chez les juifs que dans le reste de la population: rappelons nous que l’enseignement de la musique requiert au bas mot au moins quatre heures de répétition hebdomadaire. Et l’on fera peut-être aussi état de quelques autres soucis plus graves mais qui demeureront  inexprimés. Ne nous leurrons pas car la politique juive de l’aile libérale allemande, les Dohm[35], les Hardenberg[36] et les Humboldt[37], a toujours été animée par une idée maîtresse : l’Emancipation est le seul moyen de régler la question juive dans le sens de l’assimilation[38] ; et même le partisan le plus déterminé de l’assimilation qui se considère encore comme l’un des nôtres, ne s’y trompera pas ; c’est pour cette raison qu’on doit faire preuve de la plus grande prudence dans notre recherche de soutiens et être convaincus que cette aide viendra non pas des milieux libéraux mais plutôt des milieux conservateurs bien que ceux-ci se méprennent sur nos objectifs et sur notre motivation. Et il en est des questions d’organisation scolaire comme de la place du maître d’instruction religieuse au sein du collège des professeurs. Même dans ce combat pour faire valoir nos droits, il convient de ne pas gaspiller trop d’énergie en pure perte.  Dans ce domaine comme partout ailleurs, le mieux est de bâtir avec ses propres moyens. S’il existe, dès le début, un édifice impressionnant, alors les pouvoirs publics voudront d’eux-mêmes lui accorder, dans leur propre intérêt, un statut d’utilité publique, ce qui leur permettra d’y exercer une certaine influence.

 

 

 

Avec la question des maîtres nous abordons vraiment le nœud de tous les problèmes. C’est là que le mal se situe et c’est sur ce point nodal que doivent se concentrer tous nos efforts. Il est hors de question de faire la moindre critique contre la corporation de nos enseignants de l’école primaire. L’auteur de cet article en a lui-même fait l’expérience personnelle durant son enfance et nourrit la plus haute estime pour les sérieux efforts que ces maîtres déploient avec succès afin d’accéder à la culture[39] . Ils n’ont pas du tout mal géré leur affaire. Mais il faut l’affirmer avec force car cela se justifie plus du point de vue des communautés juives en général que pour des raisons purement pédagogiques : l’enseignement religieux tel que nous le concevons doit être donné, dans toute la mesure du possible, par des maîtres ayant reçu une formation académique. En vérité, il ne convient pas que cet enseignement soit proposé, comme ça, en passant, par des mathématiciens ou des philologues modernes ; même si, après la guerre, nous ne réussirons pas à trouver des maîtres en nombre suffisant, pour donner, même occasionnellement, un enseignement de dix-huit heures. En tout état de cause, il nous faut un corps d’enseignants ayant reçu une formation théologique digne de ce nom. Nous avons besoin d’une théologie de nature scientifique et qui soit indépendante des charges incombant à une fonction ecclésiastique (rabbinique).

 

 

 

Il est incontestable que le rabbinat moderne d’Occident représente une nouveauté au sein de l’histoire juive. Certes, on distingue encore assez nettement, même aujourd’hui, le rapport avec ce qui est ancien, mais de plus en plus de traits apparaissent qui, par certains aspects, transforment l’érudit, disons le syndic théologique de la communauté de jadis, en un ecclésiastique investi de certaines fonctions ; et dans les communautés libérales, notamment, on a affaire à un véritable prêtre. Il ne faut pas critiquer cette évolution, car toute nouveauté répond, dans une certaine mesure, à des besoins nouveaux. L’inquiétant, c’est qu’on élimine l’ancien sans lui assurer une forme d’existence aux côtés du nouveau.  Ce qui a entièrement disparu de l’ancienne situation, c’est ce qu’elle aviat de plus humain ; comme c’est encore le cas dans l’est de l’Europe, le rabbin de jadis était unique dans son genre au sein de sa communauté, dans l’exercice de ses fonctions, mais pas dans le domaine de la culture et encore moins dans son mode de vie. Abstraction faite de l’exercice de ses fonctions, il n’était qu’un érudit parmi d’autres, voire parmi beaucoup d’autres et partageait sa qualité de grand lettré avec tant d’autres membres de sa communauté, comme c’est le cas aujourd’hui de ceux qui portent le titre de docteur. Mais tandis que le titre de docteur n’a pas suscité l’émergence d’un groupe spécifique auquel le rabbin aurait pu appartenir, la dignité rabbinique (morénou) a créé dans l’espace communautaire un cercle d’érudits et au sein du judaïsme, dans son ensemble, le noyau d’un certain public. Mais c’est précisément cela qui nous fait défaut, un public juif d’une certaine importance qui correspondrait un peu au large spectre  d’une couche sociale intéressée par notre spiritualité. Cette carence se fait douloureusement sentir.  Au lieu d’être l’affaire de tous, l’élément spécifiquement juif est devenu, au sein de nos communauté, la spécialité d’un petit nombre, voire de quelques rares individus. L’intérêt juif se concentre principalement sur les affaires communautaires extérieures et sur le rapport des juifs à l’Etat et à la société, ce qui ne couvre que les problèmes situés à la marge. Et le niveau de nos journaux spécifiquement juifs ne pouvait pas être autre que ce qu’il est aujourd’hui, eu égard aux circonstances actuelles ; si un changement devait se faire sentir dans ce domaine, nous serions alors en présence de deux possibilités : la première serait l’émergence d’un groupe éminemment important mais largement minoritaire, et la seconde serait l’absence frappante d’une tonalité commune, reflétant cette carence d’un public que nous venons de mentionner.  Un journal qui allierait une homogénéité et une certaine pluralité d’opinions qui s’y exprimeraient, un peu à l’image de la Christliche Welt (L’univers chrétien) n’existe pas chez nous ni ne pourra y naître, en raison des circonstances présentes. Nul ne saurait nier l’avachissement spirituel des associations qui se donnent pour but de former et de renforcer un public juif, telles les cercles littéraires et, jusqu’à un certain point, les loges. On ne pourra jamais acquérir une certaine familiarité avec le domaine spécifique du judaïsme en organisant des conférences sur  toutes sortes de sujets… «et nous». Toutefois, il serait absolument inconvenant de leur en faire reproche car ces gens tentent l’impossible. Ce qu’ils cherchent ne peut pas être atteint avec des conférences et des associations si le fondement, c’est-à-dire l’école, fait défaut. Voilà ce que nous avions à dire sur ce sujet du point de vue des récepteurs et, en guise d’écho et de réaction, le développement d’un public qui voudrait aller plus loin.

 

 

 

L’autre aspect touche à la problématique scientifique elle-même. Un siècle après l’arrivée  du fondateur de la science du judaïsme à l’université, elle a le bonheur[40] d’être immédiatement menacée sur son propre terrain par des concurrents qui envisagent de la chasser de son secteur d’activité, comme dans le domaine de la critique biblique où elle n’a encore jamais réussi à s’affirmer valablement ni à jouir de la même considération que ses rivaux. Même si d’un point de vue scientifique général cela ne représente qu’un malheur infime –et à y regarder de plus près, cela pourrait même être bien différent- à nos yeux, cela s’avère dangereux. Il n y a pas grand chose à dire sur ce sujet. Nos expériences au cours de tout un siècle d’analyse protestante de «l’Ancien Testament» sont passablement éloquentes. Et si  «le judaïsme postbiblique» devait subir le même traitement en utilisant comme critère ce «christianisme modernisé», alors  il vaut mieux tout laisser tomber. Et dans les cercles théologiques protestants, l’évolution de cet intérêt scientifique a atteint sa pleine maturité. Et voilà des érudits qui, nonobstant leur finesse et leur sagacité, n’ont jamais ressenti la moindre empathie avec la sensibilité religieuse des juifs, vont appliquer leurs propres méthodes à la halakha[41], à la aggada, à la philosophie et à la kabbale et nous gratifier des mêmes prodiges que la critique textuelle, comme ils l’ont déjà fait en isolant «l’inconciliable chauvinisme juif» de l’universalisme du Psaume 72, ou encore en séparant le serviteur souffrant de Dieu des annonces messianiques de l’histoire nationale et universelle des chapitres 40 et suivants d’Isaïe ; et l’on trouve même au sein du domaine réservé à la science du judaïsme un certain nombre de thèmes qui reprennent à leur compte cette trouvaille protestante de  «l’incompatibilité»  Nous aussi avions admiré les performances de cette même science ; et même lorsque nous parlons comme nous venons de le faire du chapitre 40 et suivants du livre d’Isaïe nous reconnaissons notre dette à son égard, en dépit des allusions d’Ibn Ezra[42]. ; et le fait que notre exégèse des Ecritures n’ait rien produit de comparable demeure pour nous un sujet de honte.  Nous sommes pleinement conscients que nous n’avons jamais  manqué «d’esprit critique» mais que celui-ci n’a trouvé d’application que dans d’autres domaines. Il nous faut, à tout le moins, conquérir et assurer une place à une approche juive,  à une vision juive des choses, qui soit au fait des réalités internes,  et qui côtoierait cette science protestante.  Tout le monde pourrait tirer avantage de cette pluralité des points de vues. Mais il n’existe encore aucun signe, ni aucun espoir d’y parvenir.

 

 

 

La raison pour laquelle nous nous trouvons actuellement dans une impasse est la même que celle qui explique l’absence d’un public juif, c’est l’aggravation de la formation théologique dispensée aux futurs rabbins. Il en résulte presque nécessairement un appauvrissement spirituel, ou, à tout le moins, une marginalisation. Il est évident que les facultés de théologie des universités ont été créées pour former exclusivement des ecclésiastiques. Mais en raison de leur grand nombre, elles constituent, si on les rassemble, une masse compacte dotée d’une même structure et animée d’une même vision. Un esprit purement scientifique, plus ou moins détaché de tout souci d’enseigner, a pu se développer dans ce type d’institution considérée comme le temple de l’érudition. En raison du petit nombre de ses représentants, la science du judaïsme a subi le même sort. C’est ainsi que la performance scientifique est toujours demeurée un phénomène isolé, qui n’a guère conduit à la création d’établissements scolaires, le seul moyen dont disposent des idées pour toucher le plus grand nombre. Le large spectre dont disposent les facultés de théologie des universités en raison de leur grand nombre ne peut être créé chez nous que par un autre moyen. Nous devons en faire autant si nous voulons arriver au même résultat, disposer d’un cercle suffisamment nombreux dédié à l’activité scientifique, c’est-à-dire ce que nous devons exiger du point de vue de l’enseignement scolaire : la création de notre propre corps d’enseignants ayant reçu une formation théologique.

 

 

 

Au vu des moyens dont nous disposons, ce qui paraît inconcevable c’est moins la formation de ce corps enseignant que son entretien. Cette formation pourrait très bien être assurée par les séminaires rabbinique existants. Une faculté de théologie abritée par une université allemande demeure évidemment un objectif majeur, peut-être le plus important que nous puissions en ce moment même exiger de l’Etat, si toutefois nous étions en mesurer de consentir les sacrifices financiers nécessaires. Sans même tenir compte de l’air vivifiant de l’activité universitaire, où le théologien juif serait transposé pour y effectuer ses études, cela représenterait pour l’ensemble des juifs d’Allemagne un gain inestimable si l’on réussissait à obtenir une représentation spirituelle visiblement éminente au sein d’une telle faculté. En outre, ceci est en parfaite adéquation avec l’idée qu’on se fait en Allemagne de la relation entre l’activité sociale et la vie spirituelle et épouse en tout point les idées juives sur ce sujet. Les difficultés internes devraient être les dernières à causer l’échec de ce plan. La dualité des «orientations»[43] religieuses devra être en tout état de cause, surmontée. Il faudrait simplement prévoir une double occupation pour chaque discipline et tenir compte de la division des disciplines en question : deux professeurs ordinaires pour la littérature biblique, rabbinique et philosophique ; il est évident que les deux représentants d’une même discipline se consacreront à des aspects différents au sein même de ses limites : alors que le «bibliste libéral» s’occupera de critique textuelle, son collègue «orthodoxe» traitera du développement de l’exégèse ; pendant que le professeur libéral qui a librement choisi de parler de la littérature rabbinique et talmudique traitera de ces disciplines, son collègue «orthodoxe» pourra se vouer aux codificateurs ; lorsque le philosophe libéral tiendra des conférences sur la science des religions, son collègue orthodoxe œuvrera sur les Lumières médiévales.  Ainsi, la division du travail se fera, pour ainsi dire, d’elle-même, en raison de la vaste étendue de  chaque matière. On fera aussi appel à un nombre non négligeable de professeurs non titulaires qui traiteront de l’éthique, de la société et des sciences auxiliaires de la linguistique.  L’araméen talmudique n’est pas le seul à devoir trouver une place ici, bien qu’il s’agisse d’une faculté de théologie, la même chose vaut de l’arabe, notamment de la terminologie philosophique arabe. Par ailleurs, si l’opposition entre le libéralisme et l’orthodoxie -opposition de nature spirituelle- réclame une solution et un équilibre, comme c’est déjà bien souvent le cas dans la direction des communautés, l’autre opposition marquante de notre époque, celle, notamment entre un judaïsme confessionnel et un judaïsme national, et qui se recoupe avec la précédente, doit être absolument ignorée car sa nature est essentiellement politique[44]. La question de l’appartenance partisane ne doit pas être posée : il y va du principe de tolérance inhérent à notre faculté de théologie. Avec de la bonne volonté, on résoudra les difficultés susceptibles de naître entre les différents séminaires de formation rabbinique. Une œuvre si grandiose, si importante, ne devrait pas se fracasser à cause de tout cela. Ce ne sera pas une difficulté insurmontable de réunir les fonds nécessaires pour une telle entreprise. En dépit des bonnes paroles prodiguées par les autorités, l’obtention de leur accord demeure problématique. C’est pour cette raison qu’il convient de mettre en attente toute l’affaire. Nous devons nous contenter de l’apport technique des instituts de formation rabbiniques déjà existants : confions leur aussi la formation des maîtres, ils sauront s’adapter à cette nouvelle tâche. Mais une grande question se pose à nous : que va t il se passer après ?

 

 

 

Il ne suffit pas que le séminaire rabbinique nous livre des maîtres frais émoulus. : nous avons déjà expliqué que nous ne voulions pas seulement des maîtres, mais aussi des érudits qui font de la recherche, un groupe de plusieurs centaines, qui, dégagés des obligations et du pensum des fonctions ecclésiastiques, internes et externes, accorderont à la science juive tout l’espace nécessaire afin d’obtenir les meilleures productions possibles. Or, l’érudit et le maître doivent s’unir dans une seule et même personne. Et même sa subsistance matérielle doit pouvoir s’appuyer sur les deux aspects de son activité. Cette exigence doit pouvoir se réaliser en comptant sur nous mêmes, sans jamais solliciter une contribution de la part de l’Etat. A l’évidence,  les moyens nécessaires pour un tel projet ne sont pas négligeables, et représentent plusieurs fois les sommes requises  pour l’entretien d’une telle faculté. Nous n’avons besoin de rien de plus ni de moins que ceci : une académie pour la science du judaïsme. On doit l’établir selon un critère au sein duquel les précédentes tentatives  ne doivent pratiquement plus jouer aucun rôle ; car le but recherché ne se limite pas à la seule organisation du travail scientifique dans des proportions réduites permises, car même un résultat modeste n’en demeure pas moins un résultat. Au fait, la finalité de cette académie  n’est autre que la réunion de l’ensemble de ce corps enseignant du supérieur d’au moins 150 membres, si l’on veut chiffrer le nombre de ces collaborateurs scientifiques ; Il faudrait donc un fonds en capital pour au moins 150 bourses, disons 2500 mark, pour l’obtention desquelles les bénéficiaires s’engageront à participer à l’un des projets scientifiques de l’institution dirigés par ses membres. Dans le cas où une faculté serait disponible, ses membres formeraient aussi l’ossature de l’académie, sans autre forme de procès, et ils pourraient en coopter d’autres au fur et à mesure que les tâches de l’institution augmenteraient. Sinon, ce tronc académique serait constitué par les enseignants des séminaires rabbiniques qui seraient une sorte de comité élu, habilité lui aussi à s’étoffer par cooptation. Les sommes nécessaires à ce projet tourneraient autour de 10 millions, c’est-à-dire le budget annuel de toutes les communautés juives d’Allemagne, ou bien, si l’on calcule par tête, soit une dépense équivalente  à ce qu’elle était en 1913. On pourrait tenter de réunir cette somme en levant une contribution exceptionnelle «spécial enseignement», à l’aide d’un paiement étalé sur trois ans et auquel les communautés souscriraient volontairement. Ce ne serait sûrement pas un mince succès si, à cette occasion, les communautés parvenaient, de leur propre chef, à créer une sorte d’unité autour d’un projet commun. Il existe, enfin, un autre moyen qui est habituel chez nous, la collecte ; il ne serait pas inéquitable que des fondations au capital unique d’environ 50 à 60 000 marks ( par 4%) soient créées et que les publications financées par cette source portent sur la page de garde la mention  à la mémoire de qui ce don fut accordé. Sans y être obligés, les titulaires de ces bourses pourraient se porter candidats à un poste d’enseignant au sein d’une communauté qui prendra en charge le salaire dû pour dix-huit heures d’enseignement, ce qui grèvera considérablement son budget, mais qui, en comparaison de ce que l’Etat et les municipalités paient aux enseignants des lycées, se révèle assez dérisoire ; admettons que la communauté paie 2500 mark, tous les postes offerts aux boursiers de l’académie arrivent à 5000 mark, ce qui les met à l’abri du besoin, étant entendu que de tels postes pourront pas être obtenus avant le milieu des années vingt. Mais ces importantes dépenses exceptionnelles pour l’enseignant se révéleront aussi bénéfiques pour la communauté et lui profiteront même en dehors du cadre scolaire. Ainsi, la prise en charge d’un tel traitement affecté aux seuls enseignants des lycées sera justifiée, bien que dans le cadre de notre régime fiscal exemplaire, les dépenses communautaires reposent principalement sur les épaules de ceux qui ont choisi d’inscrire leurs fils[45] au lycée. Même si l’on faisait abstraction de tout cela, de telles dépenses communautaires se justifient et ne manqueront pas d’être bénéfiques. A présent, nous allons tenter de nous représenter ce que sera la position du nouveau maître.

 

 

 

Il sera aux côtés du rabbin, autonome, formé théologiquement et aussi compétent que lui. Mais il sera différent de lui dans la plupart des cas puisque son activité scientifique soutenue au sein de l’académie suscitera  en lui une certaine fécondité intellectuelle. Comme ses obligations d’enseignant, comparées à celles d’un professeur de lycée, lui laissent pas mal de temps libre et ne le mobilisent que les après midis, il sera donc particulièrement disponible pour le travail scientifique. Son activité externe reposera moins sur sa charge d’enseignant attaché à un établissement scolaire que sur son appartenance à une éminente corporation d’érudits englobant l’ensemble du Reich, voire même, si la paix réglait enfin la situation de notre continent, la totalité de l’Europe centrale. En sa qualité de membre de l’académie il pourra prendre en main l’ensemble des conférences au sein de la communauté, soit en les donnant lui-même soit en les organisant ; et ainsi, sera introduit dans les cercles littéraires l’air frais et vivifiant d’une puissante activité scientifique. Il pourra même irradier sur les communautés avoisinantes en y prononçant des conférences ; et au fil des ans, on verra émerger un public  intéressé et vivant, constitué par ses propres élèves qui auront profité de son enseignement. On assistera alors partout au développement de bibliothèques communautaires pourvues de salles de lecture qui nous donnerons l’impression d’être chez nous, comme c’est le cas ici à Berlin,  la capitale du Reich qui a pris beaucoup d’avance sur les autres centres juifs. Et cela est d’autant plus facile, que ce qui fait problème ici ce n’est pas le manque d’infrastructure mais plutôt la volonté et l’envie de participer; car, aujourd’hui, on a surtout besoin d’un regroupement courageux des stocks d’ouvrages, d’une bonne politique d’acquisition des fonds, d’un aménagement intelligent des heures d’ouverture et de consultation, avec des bénévoles pour assurer la surveillance et les prêts à domicile, si l’on veut, m$eme modestement pour commencer, suivre l’exemple berlinois. Ainsi, le maître sera à même de représenter la communauté vis-à-vis de l’extérieur, au plan spirituel, il sera

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